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Full text of "Hellé .."

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Par   Marcelle    Tinayre 


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Editeur  A,  r\..  ^Éditeurs 

iSçy  rue  Saintjj^ues  j3^  ^^^  Auber 


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Eclairée  ainsi,  elle  rC appartient  qu'au  plus  digne,  au 
méritant,  au  Juste,  à  Vhomvie  surtoîit  des  œuvres  fortes, 
oii  son  père  lui  apprend  à  voir  la  hatite  beauté,  je  veux 
dire  la  justice  héroïque. 

MICHELET:   La  Femme. 


HELLE 


I 

MON  enfance  apparaît  dans  ma  mémoire 
comme  ces  paysages  d'aube  où  quelques 
cimes,  émergeant  de  la  vapeiu  qui  flotte  sur  les 
vallons  et  les  plaines,  semblent  suspendues  entre 
terre  et  ciel.  Ainsi  devant  moi  se  lèvent  confusé- 
ment les  images  du  passé,  éparses,  resplendissantes, 
à  travers  un  brouillard  d'aurore... 

C'est  une  plaine  de  la  France  méridionale,  un 
vaste  horizon  fermé  par  des  coteaux.  C'est  une 
rivière  qui  roule  des  eaux  jaunes  entre  des  pâtu- 
rages, des  bruyères,  des  châtaigniers.  C'est  vme 
ville  toute  en  briques  roses,  dominée  par  un  clocher 
roman.  C'est  la  maison  où  j'ai  vécu,  orpheline, 
près  de  ma  tante  Angélie  de  Riveyrac  et  de  son 
frère  Sylvain. 

Nous  habitions,  hors  ville,  sur  la  lisière  des 
bois,  un  petit  domaine  qu'on  appelait  pompeuse- 
ment :  la  Châtaigneraie. 

68 


8  HELLÉ 

La  grille  du  jardin  s'ouvrait  pour  le  facteur, 
pour  les  métayers,  pour  les  pauvres  hères  du 
grand  chemin.  Jamais  les  gens  de  la  ville,  bour- 
geois ou  fonctionnaires,  n'en  franchissaient  le 
seuil.  Trois  ou  quatre  fois  l'an,  mademoiselle  de 
Riveyrac,  en  chapeau  de  dentelle  noire,  en  châle 
de  cachemire,  louait  une  berline  chez  un  voiturier 
des  environs.  Elle  m'enmienait  à  plusieurs  lieues, 
dans  des  châteaux  délabrés,  chez  de  vieilles  p'arentes 
cérémonieuses  que  mon  oncle  appelait  <<.  les  com- 
tesses d'Escarbagnas  ».  Elles  demandaient  des 
nouvelles  de  M.  Sylvain,  citaient  les  aUiances 
entre  hobereaux  du  voisinage,  et  m'offraient  une 
goutte  de  marasquin,  des  biscuits  et  des  images 
religieuses  que  mon  oncle  brûlait  au  retour. 

A  Castillon,  l'oncle  Sylvain  passait  pour  un 
original.  Le  clergé  l'avait  mis  à  l'index.  Il  n'en- 
trait jamais  dans  aucune  église  ;  il  ne  fréquentait 
aucun  notable  du  pays,  et  certains  disaient  qu'il 
écrivait  des  ouvrages  contre  la  sainte  religion. 

Par  contre,  les  francs-maçons  de  la  ville  voyaient 
fort  mal  mademoiselle  de  Riveyrac,  cette  vieille 
fille  noble,  avare  —  prétendaient-ils  —  qui  faisait 
bon  accueil  aux  fermiers,  tutoyait  les  domestiques 
et  refusait  de  recevoir  les  commerçants  enrichis, 
parce  que,  disait-elle,  elle  ne  se  commettait  pas 
avec  des  espèces. 

Nul  écho  de  ces  commérages  ne  vint   jamais 


HELLÉ  9 

jusqu'à  moi.  Je  me  revois  à  cinq  ou  six  ans.  Mon 
univers  est  peuplé  d'animaux  familiers,  de  poupées 
que  je  berce,  de  fleurs  naines  que  je  cultive.  Dans 
ma  petite  vie  d'enfant,  aussi  complexe  que  la 
vie  des  hommes,  aussi  féconde  en  émotions,  les 
tiroirs  clos  représentent  le  Mystère,  les  confitures, 
le  Péché,  la  porte  fermée  du  jardin  ouvre  sur 
l'Infini  et  l'Inconnu,  et  le  disque  argenté  d'eau 
frémissante,  aperçu  parfois  au  fond  du  puits,  sous 
un  cercle  de  mousse  humide,  me  donne  la  sensation 
du  danger. 

Sommes-nous  riches  ou  pauvres  ?  Je  l'ignore. 
Mes  désirs  d'enfant  sont  comblés,  et  les.  camélias 
rouges  plantés  dans  la  laine  verte  du  tapis,  les 
bonnets  grecs  des  lampes,  la  gaze  des  rideaux 
brochée  de  chimériques  fleurs,  me  plaisent  comme 
des  signes  d'opulence.  Tante  Angélie  se  tient 
ordinairement  au  premier  étage,  dans  sa  chambre 
meublée  d'acajou  ancien  où  le  jour  pâlit,  tamisé 
par  les  mousselines,  où  la  grande  commode  Empire, 
caphamaûm  mystérieux,  exhale  un  arôme  de 
lavande,  d'éther  et  de  chocolat.  Il  y  a  de  tout  dans 
cette  commode  :  des  dentelles  jaunies,  des  bijoux 
d'aïeules,  des  liasses  de  vieilles  lettres,  des  parois- 
siens fanés,  dont  la  reliure  noire  sent  la  moisissure 
et  l'encens. 

Assise  auprès  de  la  fenêtre,  tante  Angélie  rac- 
commode le  linge  entassé  dans  un  panier.  L'em- 


10 


HELLÊ 


bonpoint,  qui  déforme  sa  taille,  a  respecté  les 
lignes  pures  et  précises  de  son  profil.  Elle  a  le 
nez  droit,  la  bouche  mince,  les  sourcils  à  peine 
indiqués  d'une  impératrice  latine,  mais  la  mélan- 
colie lamartinienne,  grâce  de  sa  jeunesse,  alanguit 
encore  ses  yeux  bleus.  Des  boucles  encore  bnmes 
glissent  de  ses  tempes  à  son  cou. 

—  Va  jouer,  petite,  me  dit-elle.  Et,  surtout, 
pas  de  bruit  dans  le  corridor  ! 

Je  descends  à  petits  pas.  Il  ne  faut  pas  déranger 
mon  oncle  qui  travaille  dans  le  vaste  salon  du 
rez-de-chaussée,  interdit  à  tous.  Cinq  ou  six  fois 
peut-être,  j'ai  entrevu,  par  la  porte  entre-bâillée, 
des  rayons  chargés  de  livres,  une  grande  table, 
un  pupitre,  un  harmonium  et  deux  bustes  de 
plâtre  blanc,  dont  les  yeux  sans  prunelles  m'ef- 
fraient par  leur  regard  intérietir. 

Le  travail  mystérieux  de  mon  oncle  m'inspire 
de  l'inquiétude  et  du  respect.  Je  saurai  plus  tard 
que  M.  Sylvain  de  Riveyrac  est  un  savant,  un 
helléniste  «  distingué  »,  comme  disent  les  dic- 
tionnaires. Méprisant  les  titres,  les  fonctions,  les 
Académies,  il  réahse  au  fond  de  sa  province  le 
rêve  d'une  vie  hère,  stoïque  et  paisible,  consacrée 
aux  lettres  qu'il  aime  d'un  fervent  amour. 


n 

J'avais  huit  ans,  quand  ma  tante  s'ouvrit  à  son 
frère  de  ses  projets  sur  mon  éducation.  Ne  con- 
venait-il pas  de  me  mettre  dans  un  pensionnat  — 
si  le  couvent  effrayait  mon  oncle  —  puisque  M.  de 
Riveyrac  était  trop  occupé,  mademoiselle  Angélie 
trop  souffrante,  pour  diriger  mes  études  ? 

—  Dans  un  pensionnat  ?  s'écria  mon  oncle. 
Vous  voulez  mettre  cette  petite  dans  une  de  ces 
usines  d'abêtissement  où  elle  apprendra  à  rougir, 
à  faire  la  révérence,  à  jouer  d'ineptes  musiques  et 
à  dissimuler  sa  pensée  comme  une  coquette  de 
trente  ans?  Je  m'y  oppose,  par  droit  de  tuteur. 
Hellé  restera  chez  nous.  Si  notre  frère  m'avait 
laissé  un  garçon,  celui-ci  n'aurait  pas  d'autre 
précepteur  que  moi-même.  A  notre  petite  nièce, 
un  minimum  de  connaissances  suffira,  à  moins 
qu'elle  ne  révèle  des  aptitudes  extraordinaires. 
Croyez-moi,  Angélie,  l'éducation  doit  former  des 
êtres  harmonieux.  Les  esprits  sont  pareils  aux 
plantes  sauvages  qui  cherchent  d'elles-mêmes 
l'ombre  et  le  soleil  qui  leur  convient. 


12  HELLÊ 

Il  caressa  mes  cheveux,  et  une  tristesse  passa  sur 
son  beau  visage,  qui  reproduisait  avec  une  ampleur 
virile  les  traits  corrects  de  mademoiselle  Angélie. 

—  Ah  !  si  tu  étais  un  garçon,  petite  Hellé  ! 

Il  trahissait  le  secret  chagrin  de  son  existence  : 
j'étais  la  dernière  des  Riveyrac.  Avec  moi,  le  nom 
devait  disparaître.  Tante  AngéUe  conservait  bien 
quelque  orgueil  nobihaire,  mais  l'oncle  Sylvain 
était  inaccessible  au  préjugé.  Il  songeait  seulement 
que  mon  sexe  restreignait  les  pouvoirs  de  sa 
paternité  spirituelle. 

Mon  oncle  était  né  dix  ans  après  le  mariage  de 
ma  grand'mère,  alors  que  cette  femme,  étroite- 
ment et  passionnément  religieuse,  déplorait  sa 
stérilité  comme  une  malédiction.  Persuadée  qu'elle 
recevait  de  Dieu  une  grâce  particulière,  madame 
de  Riveyrac,  dans  un  transport  de  joie  reconnais- 
sante, avait  voué  au  service  de  Dieu  le  fils  tant 
désiré.  La  naissance  de  deux  autres  enfants  n'avait 
pu  modifier  sa  détermination,  ma  grand'mère 
croyant  que  le  Seigneur  la  récompensait  ainsi  de 
son  sacrifice.  Mais,  quand  Sylvain  de  Riveyrac 
quitta  le  petit  séminaire,  il  manifesta  sa  volonté 
de  \âvre  dans  la  retraite  et  d'abandonner  sa  part 
d'héritage  au  frère  qu'il  chérissait.  Mon  aïeule, 
qui  se  réjouissait  de  le  voir  prêtre,  puis  évêque, 
ressentit  un  vif  chagrin.  Elle  se  consola  en  pensant 
que  la  bizarrerie  de  Sylvain  —  et  son  désintéresse- 


HELLÉ  13 

ment  —  permettraient  un  meilleur  établissement 
au  jeune  frère,  mademoiselle  Angélie  Riveyrac 
désirant  ne  point  se  marier.  L'aîné  des  Riveyrac 
cloîtra  sa  vie  dans  Tétude  et  la  méditation.  Pendant 
vingt  ans,  les  jalousies  et  les  méchancetés  de  la 
petite  ville  expirèrent  au  seuil  de  son  logis.  Enfermé 
avec  ses  livres,  parmi  les  moulages  et  les  gravures 
qui  reproduisaient  ses  chefs-d'oeuvre  préférés,  il 
traduisait  Aristote,  commentait  Lucrèce,  sans  souci 
des  gloires  officielles,  satisfait  seulement  d*être  en 
correspondance  avec  quelques  illustres  savants 
européens.  La  mort  de  mon  père,  mon  arrivée  à 
la  Châtaigneraie  avaient  été  les  seuls  événements 
de  son  existence. 

Mon  oncle  avait  dépassé  cinquante  ans.  Il 
commençait  à  moins  aimer  sa  solitude,  car  cet 
homme  sans  faiblesse  n'était  point  dépourvu  de 
sensibilité.  Tante  Angélie,  douce  et  bornée,  avait 
embaumé  sa  vie  d'une  discrète  amitié  ;  mais, 
atteinte  d'une  grave  maladie  de  cœur,  elle  pouvait 
disparaître.  Et  lui,  à  Castillon,  n'avait  pas  d'amis. 
A  l'âge,  où  l'homme,  affranchi  de  l'amour,  sent  la 
joie  et  l'orgueil  de  la  paternité,  mon  oncle  eût 
rêvé  de  modeler  une  âme  sur  son  grave  et  pur 
idéal.  Femme,  je  lui  échappais  par  ce  qu'il  appelait 
l'infirmité  de  mon  intelligence,  par  la  destinée 
que  m'imposait  la  société.  Mes  grâces  enfantines 
consolaient  mal  sa  tendresse  frustrée. 


14  HELLÉ 

Tante  Angélie  m'indiqua  les  lettres  du  bout 
d'une  aiguille  à  tricoter  ;  quelques  semaines  après, 
je  savais  lire.  Bientôt  l'alphabet  puéril  fut  délaissé. 
Au  hasard,  passionnément,  je  lus  tout  ce  qui  me 
tombait  sous  la  main. 

J'avais  vécu  huit  ans  d'une  vie  inconsciente, 
sans  accidents,  presque  sans  souvenirs.  Auctme 
maladie  n'avait  appauvri  ma  sève,  éveillé  la 
morbide  nervosité  qui  rend  effrayants  les  enfants 
précoces.  J'avais  l'âme  heureuse  et  libre  du  petit 
faune,  lâché  à  travers  la  nature,  où  se  satisfaisaient 
tous  ses  instincts.  Je  pouvais  grimper  sans  effort 
jusqu'à  la  fourche  des  figuiers,  sauter  les  fossés, 
^  courir  pendant  des  heures,  nu-tête, Isous  la  brûlante 
^  caresse  du  soleil.  Mes  épaules  étaient  larges,  mes 
yeux  d'un  gris  nuancé  d'émeraude.  Il  y  avait  des 
reflets  d'or  dans  la  soie  châtain  tendre  de  mes 
cheveux.'  Partout  on  me  regardait  avec  le  plaisir 
que  suscite  la  vue  d'un  enfant  frais  et  robuste. 
Mais,  ignorante  des  petites  manières  qu'on  enseigne 
aux  filles  bien  élevées,  je  ne  savais  ni  sourire,  ni 
répondre,  ni  montrer  mon  esprit,  en  récitant  des 
phrases  serinées  à  l'avance.  Je  ne  faisais  pas  grand 
honneur  à  ma  tante,  et  les  «comtesses  d'Escar- 
bagnas  »  l'en  blâmaient  un  peu. 

Soudain,  ce  fut  la  seconde  naissance,  l'inou- 
bliable initiation.  Les  livres,  agrandissant  mon 
imivers,  me  révélèrent  le  monde  du  rêve.  Les  mots 


HELLÊ  15 

mêmes,  par  le  hasard  de  leur  assemblage,  s'ani- 
mèrent d'une  vie  que  je  ne  soupçonnais  pas.  Ils 
furent  la  couleur,  la  musique,  le  parfum.  Déjà 
sensible  à  la  cadence  des  vers,  à  l'écho  des  rimes, 
je  pressentis  une  beauté  d'ordre  inconnu,  étrangère 
au  sens  même  des  phrases  que  je  lisais  et  dont 
certaines  me  semblaient  si  douces,  avec  leurs 
consonnes  liquides  et  leur  syllabes  féminines,  que 
je  les  répétais  tout  haut,  pour  m'enchanter. 
J'avais  découvert  dans  le  grenier,  un  vieux  volume 
de  l'Odyssée  et  un  tome  de  Lamartine,  qui  portaient 
sur  leur  reliure  rouge  cette  inscription  :  «Lycée 
de  X...  »  dans  une  couronne  de  laurier  presque 
effacée.  La  médiocre  traduction  abondait  en 
platitudes  et  en  fausses  élégances  ;  mais  le  charme 
divin  du  vieil  Homère  persistait  dans  les  récits, 
naïfs  comme  des  contes  de  nourrice,  dans  le  retour 
des  épithètes  merveilleuses  qui  hantaient  mon 
imagination.  J'ignorais  la  géographie  et  l'histoire, 
et  je  n'étais  pas  même  sûre  que  la  Grèce  existât 
ou  eût  existé.  Pourtant  je  la  parcourais,  créant 
des  cités  fabuleuses,  des  grottes,  des  plages,  des 
mers,  où  je  plaçais  mes  héros  familiers.  A  peine, 
aujourd'hui,  puis-je  reconstituer  ce  travail  spon- 
tané de  mon  intelligence  enfantine,  qui  ne  me  coû- 
tait nul  effort. 

Pendant  une  année  je  ne  fis  rien  autre  chose 
que  de  relire  ces  deux  volumes,  écrire,  barbouiller 


ï6  HELLÊ 

quelques  dessins.  Parfois,  je  m'amusais  à  redire 
tout  haut,  sur  un  mode  instinctif  de  mélopée,  les 
vers  qui  me  plaisaient  davantage,  ces  grands  vers 
lamartiniens  que  j'aimais  pour  leur  cadence  noble 
et  leurs  mélancoliques  sonorités.  Puis,  peu  à  peu, 
je  les  modifiai,  je  les  adaptai  à  mes  sensations 
d'enfant  ;  je  répétai,  à  mon  insu,  pour  exprimer 
ma  joie  devant  la  nature,  les  premiers  balbutie- 
ments rythmiques  de  l'humanité.  Qu'ils  me  sem.- 
blent  lointains,  ces  après-midi  d'éclatant  azur, 
où  je  ne  voyais  d'autres  bornes  à  mon  univers 
que  les  murs  du  jardin  immense,  patrie  des  fruits 
vermeils  et  des  fleurs,  décor  unique  dont  le  thème 
étemel  subsistait  en  mes  plus  vagues  imaginations. 
Sous  le  figuier  aux  feuilles  veloutées,  entre  les 
bardanes  énormes  et  les  bourraches  sauvages 
qui  épanouissent  des  étoiles  bleues  sur  leurs 
grosses  tiges  hérissées  d'un  duvet  d'argent,  la 
petite  Hellé  apparaît  dans  mes  souvenirs,  laissant 
chanter  son  âme  balbutiante... 

C'est  là  que  mon  oncle  me  surprit  un  jour. 
Il  m'écouta  longtemps,  caché  entre  les  basses 
branches  ;  puis,  quand  je  m'enfuis,  toute  confuse, 
il  ramassa  le  li\Te  oublié. 

Le  soir,  après  le  repas,  il  me  dit  : 

—  Qui  t*a  donné  ce  livre,  Hellé  ? 

—  Personne,  mon  oncle.  Je  l'ai  trouvé,  il  y  a 
longtemps. 


HELLÊ  17 

—  Tu  l'as  lu  ? 

—  Oui,  mon  oncle. 

—  Peux-tu  me  raconter  ce  que  tu  as  lu  ? 

Je  mêlai  les  Sirènes  aux  Cyclopes,  Nausicaa 
à  Circé  et  le  bon  roi  des  Phéaciens  aux  méchants 
prétendants  de  Pénélope.  Mon  oncle  m'écoutait 
avec  une  attention  extrême.  Enhardie,  je  lui  récitai 
la  première  strophe  du  Vallon.  Il  parut  troublé. 

—  C'est  extraordinaire,  en  vérité  !  dit-il  à  tante 
Angélie,  qui  redoutait  une  remontrance  paternelle. 
Cette  petite  a  le  sens  de  la  poésie.  Je  l'entendais 
chanter  toute  seule.  L'assonance,  la  mesm-e,  un 
essai  de  rythme,  paraissent  dans  ses  chansons 
d'enfant.  Comment  peut-elle  se  plaire  à  répéter 
des  vers  qu'elle  ne  comprend  pas  ?  Et  comme  elle 
a  su  choisir,  dans  l'épopée  homérique,  les  épisodes 
les  plus  caractéristiques  ! 

Après  deux  ou  trois  expériences  analogues, 
.l'oncle  Sylvain  déclara  qu'il  se  chargeait  de  mon 
éducation. 

Pour  M.  de  Riveyrac,  mon  enfance  représentait 
exactement  l'enfance  de  l'humanité.  Au  lieu  de 
fatiguer  avec  des  dates,  des  axiomes,  d'inutiles 
détails,  ma  souple  et  docile  mémoire,  il  suivit 
l'indication  naturelle  et  m'instruisit  par  une  habile 
série  de  leçons  de  choses,  puis  par  la  légende, 
par  la  poésie,  par  le  chant. 

Peu  nombreuses  furent  mes  heures  de  travail, 


i8  HELLÊ 

lecture,  écriture,  exercices  de  calcul  et  de  dessin. 
Mon  oncle  ne  me  laissait  jamais  m'achamer  contre 
les  dif&cultés  rebutantes,  et,  sans  me  donner  la 
solution  ou  l'explication  que  je  cherchais,  il  me 
mettait  adroitement  sur  la  voie.  La  plupart  du 
temps,  j'emportais  mon  livre  au  jardin  ;  mais, 
par  les  jours  froids  ou  pluvieux,  il  ni'était  permis 
de  m'installer  dans  un  coin  de  la  bibliothèque. 
Je  revois  encore  la  vaste  pièce  à  boiseries  brunes, 
où  des  livres,  des  livres  et  encore  des  livres  cou- 
vraient les  murs.  Je  n'ai  pu  oublier  son  atmosphère 
spéciale,  l'odeur  des  reliures  anciennes,  la  poussière 
accumulée  sur  les  moulages.  De  chaque  côté  de 
la  cheminée,  deux  bustes  en  plâtre,  aux  prunelles 
vides,  représentaient  Homère  et  Platon.  Sur  un 
panneau,  entre  les  médaillons  de  Gœthe  et  de 
Schiller,  il  y  avait  un  fragment  des  frises  du 
Parthénon  et  une  grande  photographie  d'après 
la  fresque  de  Raphaël,  l'École  d'Athènes.  Entre 
les  deux  fenêtres,  une  vitrine  protégeait  une  petite 
Pallas  en  terre  cuite,  provenant  des  fouilles  d'Olym- 
pie. 

Debout  devant  son  pupitre,  mon  oncle  écrivait. 
Un  reflet  éclairait  à  revers  son  profil  romain,  les 
pointes  de  son  col  très  haut,  sanglé  d'une  cravate 
noire,  ses  cheveux  gris  ramenés  en  touffe  sur  le 
sommet  du  crâne.  Dès  que  quatre  heures  avaient 
sonné,  il  posait  la  plume.  Je  mettais  mon  chapeau 


HELLÉ  19 

de  paille  et,  soit  à  travers  champs,  soit  au  jardin, 
le  long  des  espaliers,  lourds  de  leurs  trésors,  je 
racontais  ma  lecture,  que  mon  maître  commentait. 

L'oncle  Sylvain  haïssait  l'éducation  purement 
livresque  des  écoles,  qui  substitue  des  procédés 
de  mnémotechnie  à  la  réflexion,  au  raisonnement, 
à  l'expérience.  La  nature  lui  semblait  la  première 
éducatrice  de  l'enfant,  celle  qui,  par  la  révélation 
de  ses  lois,  nous  accoutume  de  bonne  heure  à 
considérer  d'un  œil  pur  et  d'un  cœur  tranquille 
les  phénomènes  de  la  vie  et  de  la  mort.  La  merveille 
de  la  plante,  sa  structure,  sa  renaissance  par  la 
graine  et  le  fruit,  devaient  me  préparer  à  l'étude 
de  l'animal  et  de  l'homme,  de  telle  sorte  que,  par 
des  analogies  peu  à  peu  découvertes,  je  puisse 
arriver  sans  trouble  à  la  connaissance  de  leur 
organisme  et  de  leurs  fonctions.  Ces  petites  pudeurs 
des  jeunes  filles,  ces  demi-ignorances,  ces  curiosités 
mal  réprimées,  ces  fausses  ingénuités,  que  cultivent 
avec  orgueil  les  familles  et  les  institutrices,  parais- 
saient ridicules  et  méprisables  à  M.  de  Rive3n:ac. 
H  ne  croyait  pas  qu'il  fût  jamais  bon  de  faire  un 
mystère  forcément  impur  de  choses  naturellement 
pures,  et  qui  s'avilissent  par  l'idée  vile  qu'on  s'en 
fait. 

A  l'étude  de  la  nature,  mon  oncle  adjoignit 
l'étude  de  l'histoire.  Il  divisa  en  trois  périodes  les 
années  qu'il  voulait  consacrer  à  mon  instruction. 


20  HELLÉ 

mesurant  à  la  force  de  mon  cerveau  la  qualité 
de  Taliment  intellectuel.  Lui-même  se  comparait 
à  une  mère  qui  fait  peu  à  peu  succéder  au  régime 
lacté  du  premier  âge  les  nourritures  végétales, 
puis  les  viandes  fortifiantes  et  réparatrices.  Je 
parcourus  d'abord  le  cycle  des  légendes,  ravie 
par  les  récits  naïfs  tirés  de  la  Bible,  d'Hérodote, 
de  l'Odyssée,  de  l'Éducation  de  Cyrus.  Plutarque  me 
fut  permis  ensuite,  avec  les  historiens  proprement 
dits,  et,  vers  la  fin  de  mon  adolescence,  l'oncle 
Sylvain  me  fît  connaître  les  principaux  systèmes 
de  philosophie  et  l'évolution  des  dogmes  religieux. 

Pour  compléter  mon  éducation  morale,  com- 
mencée par  la  révélation  des  lois  nécessaires  de 
la  nature,  l'oncle  Sylvain  pratiqua  la  méthode 
socratique,  afin  de  développer  et  de  rectifier  mon 
jugement.  Il  s'efforçait  d'unir  indissolublement 
dans  ma  pensée  l'idée  de  la  Beauté  à  l'idée  de  la 
vertu,  et  ne  me  disait  point  :  «  Ceci  est  mal  »,  mais  : 
«  Ceci  est  laid  »,  certain  que  le  bien,  comme  le 
beau,  est  une  harmonie.  Mais  il  haïssait  la  morale 
conventionnelle,  les  mensonges  sociaux,  les  pré- 
jugés. Il  se  considérait  comme  un  vieux  philosophe, 
chéri  d'Athéné,  déesse  de  la  raison  et  de  la  mesure, 
et  lui  consacrant  une  vierge  saine  et  sage,  instruite 
par  ses  soins. 

Une  telle  éducation  ne  comportait  ni  petits 
talents,    ni    gentillesses.    Elle    parut    même,-   en 


HELLÉ  21 

disciplinant  mon  imagination,  refréner  ma  sen- 
sibilité. Ma  tante  déplora  de  ne  point  trouver  en 
moi,  vers  la  quinzième  année,  ces  émotions  ner- 
veuses, ces  attendrissements  qu'elle  aimait  comme 
l'indice  d'une  nature  poétique.  M.  de  Riveyrac 
dédaigna  de  lui  expliquer  que  cette  hâtive  éclosion 
du  sentiment,  provoquée  par  la  religiosité  et  le 
premier  trouble  des  sens  chez  les  précoces  adoles- 
centes de  notre  époque,  n'est  aucunement  normale 
ni  salutaire.  Il  réprimait  l'exaltation  qui  eût 
déplacé  les  lignes  de  la  statue  qu'il  taillait  lente- 
ment, pareille  à  son  idéal.  Le  jour  où  il  surprit 
entre  mes  mains  une  Vie  de  Sainte  Catherine, 
prêtée  par  ma  tante,  il  entra  dans  une  colère  qui 
nous  fit  trembler. 

—  Que  je  ne  trouve  plus  ici  ces  monstruosités 
barbares  !  cria-t-il  en  jetant  le  livre  par  la  fenêtre. 
Il  ne  manquerait  plus  que  de  voir  Hellé  porter 
des  scapulaires,  réciter  des  chapelets  et  croire  aux 
démons.  Une  fille  que  j'ai  élevée  comme  mon 
propre  fils  !  On  voudrait  en  faire  une  sournoise, 
une  abêtie,  un  gibier  de  confessionnal  ! 

Ma  tante  n'osa  plus  me  disputer  à  mon  cher 
et  terrible  maître.  Mais,  sachant  que  je  n'avais 
point  fait  ma  première  communion,  les  «com- 
tesses d'Escarbagnas  »  cessèrent  de  nous  voir. 

Les  années  coulèrent,  toutes  pareilles.  J'avais 
seize  ans  quand  ma  tante  m.ourut. 


III 

Si  nous  n'avions  pas  eu  notre  servante  Babette, 
nous  nous  serions  trouvés,  l'oncle  et  moi,  dans  un 
embarras  terrible.  J'étais  beaucoup  trop  jeune 
encore  pour  diriger  la  maison,  et,  bien  que  j'eusse 
traduit  les  Économiques,  je  ne  voyais  aucun  in- 
térêt à  ces  détails  de  ménage  dont  Xénophon  pre- 
nait souci.  L'oncle  Sylvain  était  l'homme  le 
moins  pratique  qui  fût  au  monde.  J'ignorais  la 
valeur  de  l'argent.  Avec  son  autorité  de  vieille 
servante  bourrue  et  fidèle,  Babette  intervint  : 

—  Monsieur,  dit-elle,  il  faut  que  vous  donniez 
des  vacances  à  mademoiselle  Hellé.  Comment 
fera-t-elle,  quand  elle  aura  un  mari  et  des  enfants, 
si  elle  ne  sait  ni  coudre  un  bouton,  ni  faire  cuire 
une  côtelette  ?  Elle  se  mariera,  un  jour... 

—  Peut-être... 

—  Comment,  peut-être,  interrompit  Babette 
d'un  air  indigné.  Il  y  a  assez  de  jeunes  messieurs 
dans  la  ville... 

—  Ces  crétins,  ces  idiots,  ces  ânes  !  interrompit 


HELLÊ  23 

Toncle  Sylvain.  Ah  !  par  exemple,  je  voudrais  bien 
voir  que  ces  animaux-là  vinssent  me  demander 
Hellé  !... 

—  Eh  !  monsieur,  fit  Babette,  ne  criez  pas  si 
fort.  Si  vous  croyez  que  mademoiselle  sera  facile 
à  marier  !...  Mademoiselle  est  gentille  ;  elle  a  du 
bien  ;  elle  est  née.  Mais  vous  lui  avez  appris  trop 
de  jargons.  Ça  fera  peur  au  monde. 

L'oncle  se  prit  à  rire. 

—  Sois  tranquille,  Babette.  J'ai  mes  projets. 

Il  me  fut  donc  permis  de  m'occuper  de  la  maison, 
sous  la  direction  de  Babette.  Une  année  encore 
passa. 

Octobre  finissait.  Mon  oncle  semblait  plus 
méditatif  que  de  coutume.  Un  jour,  le  facteur  lui 
apporta  une  lettre  qu'il  parcourut  avec  satis- 
faction. 

—  Hellé,  me  dit-il,  viens  au  jardin  ;  j'ai  à  te 
parler. 

C'était  un  de  ces  après-midi  d'automne  où  les 
vibrations  atténuées  de  la  lumière  laissent  aux 
coideurs  une  franchise  inconnue  dans  les  mois 
ardents.  Les  arbres  mordus  par  les  soleils  d'été, 
les  vergers  frappés  de  rayons  obliques,  le  ciel 
vaporeux  semblent  apparaître  à  travers  un 
cristal  teinté  d'or.  Ce  jour-là  quelques  poires 
meurtries  pendaient  au  ras  des  espaliers  ;  les 
figuiers  secouaient  leurs  figues  violettes,  qui  tom- 


24 


HELLÉ 


baient  dans  l'herbe  avec  un  bruit  doux  et  mon- 
traient, en  se  fendant,  une  ligne  de  pulpe  car- 
minée. Au-dessus  de  nos  têtes,  aux  arceaux  des 
treilles  rougies,  la  vigne  suspendait  des  thyrses 
de  raisin  noir.  Q)mme  il  avait  plu  pendant  la  nuit, 
une  odeur  amère  montait  des  feuilles  accumulées 
contre  les  bordures  de  buis  humide. 

Nous  marchions  entre  les  dahlias,  qui  dépliaient 
au  soleil  la  gaufrure  de  leurs  fraises  jaunes.  Mon 
oncle  était  triste.  Il  contemplait  le  jardin  et  la 
maison  qui  avaient  borné  ses  mouvements  et  ses 
regards  pendant  que  l'étude  élargissait  à  l'infini 
le  domaine  idéal  de  ses  songes.  Et,  la  main  posée 
sur  mon  épaule,  il  dit  tout  à  coup  : 

—  Il  faudra  quitter  tout  cela. 

J'eus  un  geste  de  surprise.  Il  continua  : 

—  Nous  aUons  partir  pour  Paris,  ma  chère  petite. 
Tu  as  dix-huit  ans.  Tu  es  presque  une  femme. 
N'es- tu  pas,  déjà,  bien  supérieure  à  tes  aînées, 
espèce  frivole  au  cerveau  d'enfajit,  aux  gentillesses 
de  singe  ?  Je  ne  regrette  pas  de  m 'être  dévoué  à 
toi,  entièrement.  En  te  voyant  grandir  et  fleurir 
selon  mes  vœux,  j'ai  connu  ce  que  le  sentiment 
paternel  a  de  plus  doux  et  de  plus  rare.  J'ai  été 
ton  père,  ton  maître,  ton  éducateur.  Tu  as.  pu 
croire,  mon  enfant,  que  j'étais  égoïste  en  te  gar- 
dant près  de  moi,  en  retranchant  de  ta  vie  les 
amusements  familiers  aux  jeunes  filles  de  ton  âge. 


HELLE  25 

Je  t'ai  même,  assez  brutalement,  reconquise  sur 
ma  pauvre  sœur.  Mais  il  fallait,  pour  achever  mon 
œuvre,  écarter  de  toi  les  contagions  morbides,  les 
puérilités  mondaines,  un  mysticisme  néfaste  à  la 
raison.  Je  t'ai  modelée  sur  l'immortelle  et  gra- 
cieuse image  d'Hypathie. 

—  Ah  !  m'écriai-je,  je  suis  bien  heureuse  d'avoir 
trouvé  un  père  tel  que  vous. 

Il  sourit. 

—  Pourtant,  mon  Hellé,  je  vieillis,  et  je  n'attein- 
drai pas  l'âge  du  Centaure,  éducateur  d'Achille, 
que  je  devrais  prendre  pour  patron.  Je  tremble 
de  te  laisser  seule  ici.  Les  gens  de  ce  pays  sont  des 
barbares.  Ils  ne  comprennent  ni  l'ordre  ni  la  beauté, 
mais  ils  ont  un  sens  grossier  de  la  grâce  qui  te 
vaudrait  l'injure  de  leur  amour.  Il  faut  partir, 
ma  chère  fille.  Il  faut  que  tu  connaisses  la  vie  et 
les  hommes  pour  choisir  ton  compagnon.  Je  le 
sais,  ma  petite,  tu  ne  tiens  pas  à  grossir  de  ta  dot 
les  rentes  d'un  boutiquier.  Il  est  probable  que  tu 
épouseras  un  homme  pauvre.  Encore  faut-il 
qu'il  soit  digne  de  toi. 

Je  répondis  : 

—  Mon  oncle,  je  ne  pense  pas  encore  au  ma- 
riage. Je  suis  très  heureuse  près  de  vous.  Assuré- 
ment, je  n'épouserais  pas  un  homme  médiocre. 
Vous  m'avez  rendue  trop  dif&cile.  Un  mari  comme 
ce  brave  monsieur  Bertin  me  déplairait. 


26  HELLÊ 

M.  Berlin  était  un  cousin  éloigné  —  cousin  par 
alliance  —  qui  avait  passé  quelques  jours  chez 
nous. 

—  Bertin  n'est  pas  stupide,  dit  mon  oncle. 
Beaucoup  de  gens  estiment  son  esprit  :  l'esprit  de 
calcul  et  de  négoce.  J'im.agine  que  Bertin  eût 
fait  un  excellent  marchand,  à  Corinthe,  un  de  ces 
armateurs  qui  trafiquaient  avec  les  ports  d'Orient 
et  achetaient  la  pourpre,  le  miel,  le  vin  de  Samos 
et  les  esclaves  musiciennes.  Il  est  insinuant.  Il 
persuade.  Il  mêle  la  courtoisie  à  la  joviahté  quand 
il  souhaite  placer  ses  pièces  de  vin.  Il  devrait  avoir 
un  petit  Hermès  sur  sa  porte.  Mais  cet  homme 
ingénieux  ne  saurait  te  plaire.  Les  fiUes  comme 
toi,  Hellé,  devraient  être  la  récompense  des 
héros. 

—  Y  a-t-il  encore  des  héros,  mon  oncle  ? 

—  Oui  certes  ;  mais,  à  notre  laide  époque, 
il  faut  savoir  les  découvrir.  Ce  que  j'appelle  le 
héros,  Hellé,  ce  n'est  ni  le  dompteur  de  monstres, 
ni  le  conquérant,  ni  même  le  grand  savant,  le 
grand  artiste.  C'est  l'homme  qui  a  su  vivre  d'une 
vie  supérieure  et,  par  le  miracle  du  génie  et  de  la 
vertu,  créer  en  soi-même  un  demi-dieu.  Il  peut 
passer  inaperçu  dans  la  foule  des  médiocres  ;  il 
peut  être  incompris  et  bafoué  ;  c'est  à  nous,  c'est 
à  toi  qu'il  appartient  de  le  reconnaître.  Si  tu  étais 
une  femme  vulgaire,  je  te  dirais  :  «  Épouse  le  pre- 


HELLÉ  27 

mier  venu,  pourvu  qu'il  soit  bon  et  fort.  &  Mais,  dès 
ton  enfance,  j'ai  deviné  ta  race  et  ta  destinée. 

Nous  fîmes  quelques  pas  en  silence. 

—  Je  ne  prétends  pas  que  tu  fasses  un  sacri- 
fice, reprit  mon  oncle.  Je  souhaite,  au  contraire, 
que  tu  accomplisses  ta  destinée.  Toutes  les  femmes 
ne  sont  point  nées  pour  les  soins  du  ménage. 
De  même  qu'il  y  a  des  hommes  de  génie,  il  y  a 
des  femmes  élues  par  la  nature  pour  s'apparier  à 
eux.  Rarement  ils  se  rencontrent  :  ils  s'attendent, 
s'espèrent,  se  cherchent  toujours,  et,  de  déception 
en  déception,  ils  traînent  jusqu'à  la  mort  leur  désir 
et  leur  nostalgie.  Mais  quelquefois,  passant  l'un 
près  de  l'autre,  ils  se  devinent,  ils  se  reconnaissent, 
amants  prédestinés  ;  ils  s'unissent,  et  la  beauté 
de  leur  amour  demeure  comme  un  exemple  aux 
hommes.  Crois-moi,  Hellé,  un  mariage  vulgaire, 
pourvu  qu'il  réunisse  ce  que  le  monde  appelle  des 
conditions  de  bonheur,  —  c'est-à-dire  la  fortune, 
la  beauté,  les  titres,  —  pourra  t'offrir  quelque 
appât  :  garde  toi  de  te  prendre  à  ce  piège.  Ce  serait 
trahir  à  l'avance  ton  légitime  possesseur.  Le  jour  où 
tu  seras  en  sa  présence,  tu  sentiras  une  force  irré- 
sistible te  pousser  vers  lui.  Rappelle-toi  mes  paroles, 
petite  fille,  tu  n'arriveras  à  l'amour  que  par  l'ad- 
miration. 

L'oncle  Sylvain  me  quitta  sur  ces  mots.  Je 
demeurai  toute  pensive. 


2S  HELLÉ 

L'amour  !  ce  mot  représentait  pour  moi  quelque 
chose  d'abstrait  et  de  théorique.  Ni  mon  cœur  ni 
mes  sens  ne  s'étaient  éveillés.  Mon  oncle  m'avait 
fait  vivre  dans  un  monde  idéal  où  les  mœurs  et  les 
hommes  contemporains  n'étaient  que  des  mots  mal 
déhnis  et  des  ombres  inconsistantes,  tandis  que 
le  passé,  avec  ses  dieux,  ses  arts,  ses  rêves,  con- 
stituait pour  moi  la  seule  réalité.  Jamais  je 
n'avais  ouvert  un  roman,  lu  un  journal,  écouté 
des  confidences  de  jeunes  filles.  Au  seuil  de  la 
jeunesse,  j'étais  pareille  à  une  statue  enveloppée 
de  voiles  blancs,  vivante  seulement  par  le  front 
qui  pense.  Mon  oncle  avait  développé  mon 
intelligence,  ma  raison,  ma  mémoire  ;  il  m'avait 
donné  le  sens  de  la  justice  et  de  la  beauté. 
Mais  jamais  je  n'avais  touché  la  main  d'im 
hom.me.  Je  n'imaginais  pas  ce  que  pouvait  être 
l'amour. 

Arrivée  au  fond  du  jardin,  je  montai  quelques 
marches  de  pierre,  et  je  me  trouvai  debout,  les 
bras  appuyés  sur  la  crête  du  mur,  dominant  la 
plaine  aux  verts  pâturages,  rayée  de  longues  zones 
brunes  par  le  labeur  automnal.  Le  soleil  déclinait 
vers  les  coteaux,  dont  les  nobles  lignes  bleuâtres 
fondaient  sous  un  poudroiement  d'or.  L'éclair 
d'un  soc  luisait  dans  la  terre  grasse.  Parmi  les 
bouquets  de  châtaigniers,  çà  et  là,  une  ligne  de 
saules  frissonnants  et  pâles  indiquait  le  lit  d'un 


HELLÊ 


29 


ruisseau.  La  petite  ville  était  derrière  moi,  invisible, 
absente,  oubliée. 

Le  soleil  s'abaissait.  Mes  yeux,  qui  buvaient  sa 
lumière,  saluèrent  son  orbe  empourpré.  Aucun 
nuage  ne  voila  la  splendeur  de  sa  face,  quand  il 
toucha  la  cime  des  châtaigniers.  J'entendis,  dans 
le  silence  du  soir,  passer  l'écho  sonore  de  la  poésie 
antique,  et  mon  âme,  toute  païenne  et  virginale, 
tressailHt  d'un  reUgieux  émoi.  Je  me  sentis  en- 
tourée de  présages,  et,  le  cœur  gonflé,  les  bras  tendus 
vers  le  ciel  de  gloire,  je  me  crus  promise  à  l'amour 
d'un  héros. 


IV 

Mon  oncle  avait  décidé  de  se  fLxer  à  Paris.  J'obtins 
qu'il  retardât  notre  départ  de  quelques  semaines, 
car  je  désirais  choisir  les  objets  et  les  meubles, 
que  nous  devions  emporter.  L'oncle  Sylvain  mau- 
gréa en  se  voyant  abandonné  des  journées  entières, 
mais  je  lui  répondais  en  riant  : 

—  I\Ion  oncle,  avez-vous  oublié  l'histoire  d'Ischo- 
maque  et  ses  conseils  à  sa  femme  ?  Je  me  souviens, 
moi,  d'avoir  expliqué  Xénophon.  La  femme,  dit-il, 
doit  être  dans  le  logis  comme  la  mère  abeille  dans 
la  ruche.  Et  il  ajoute  que  les  objets  les  plus  \nil- 
gaires  ont  leur  part  de  beauté  quand  ils  sont  bien 
rangés,  «  car  ils  sont  la  matière  dont  est  faite  la 
symétrie,  qui  est  un  commencement  de  beauté.  & 
Je  vous  assure,  mon  oncle,  que  Xénophon  eût 
aimé  voir  ces  cui\Tes  éclatants  et  ces  fruits  ver- 
meils ainsi  disposés  sur  les  étagères.  J'ai  honte  de 
ne  pas  savoir  tailler  une  robe  à  mon  goût.  Ma  coutu- 
rière n'a  pas  le  sentiment  de  la  ligne,  et  elle  vous 
fait    dépenser    un    argent    que    vous    emploieriez 


HELLÊ  31 

mieux  à  acheter  ces  nouvelles  éditions  allemandes 
des  Tragiques  grecs  dont  vous  avez  si  grande 
envie.  Tante  Angélie  n'osait  pas  m'instruire  dans 
cette  science  économique  que  vous  paraissez 
mépriser.  Laissez-moi  me  préparer  à  mes  tâches 
futures,  au  nom  de  Socrate,  qui  m'approuverait 
certainement. 

Je  savais  qu'en  flattant  la  manie  de  Toncle 
Sylvain  je  le  rendrais  favorable  à  ma  fantaisie.  Il 
se  résigna. 

Les  matinées  brumeuses,  les  soirées  fraîches, 
annoncèrent  la  fin  de  l'automne.  Le  givre  étincela 
au  reflet  des  aubes  rouges,  dans  le  jardin  sans 
fleurs.  Nous  devions  partir  le  3  novembre,  après  la 
fête  des  Morts.  Mon  oncle,  ferme  comme  un  vieux 
stoïcien  devant  la  succession  des  phénomènes, 
ignorait  le  culte  des  tombes.  Il  fuyait  le  tertre 
entouré  de  buis,  le  marbre  pesant  sur  les  os  désa- 
grégés dans  l'argile,  car  les  ombres  des  défunts 
qu'il  avait  aimés  vivaient  dans  sa  mémoire  une 
vie  fixe  et  divine,  affranchie  des  outrages  du 
temps.  Il  s'enferma  dans  sa  bibliothèque  pendant 
que  je  faisais,  avec  Babette,  le  pèlerinage  annuel 
au  tombeau  de  mes  parents. 

Nous  traversâmes  l'enclos  peuplé  de  croix  noires 
et  blanches  et  de  mausolées  qui  m'attristaient  par 
leur  porripeuse  laideur.  Des  femmes  en  deuil 
passaient  ou  s'agenouillaient  ;  d'autres  disposaient 


32  HELLÉ 

sur  les  grilles  des  bouquets  de  chrysanthèmes  et 
des  couronnes  en  perles  de  verre.  Par  la  porte 
entr'ouverte  des  chapelles,  on  voyait  vaciller  la 
flamme  d'un  cierge,  jaime  en  plein  jour  et  trem- 
blante comme  une  petite  âme. 

Babette  se  prosterna  sur  la  dalle  qui  portait  le 
nom  de  mes  parents  et  une  inscription  plus  récente. 
Je  ne  m'attendrissais  point  sur  le  père  et  la  mère 
que  je  n'avais  pas  connus.  La  perte  de  ma  tante 
était  mon  seul  vrai  chagrin.  Je  l'avais  pleurée 
sincèrement  ;  mais  je  comprenais  que  la  disparition 
de  mon  oncle  eût  été  pour  moi  le  suprême  malheur. 
D'autre  part,  l'oncle  m'avait  accoutumée  à  l'idée 
de  la  mort,  que  n'accompagnait  pour  moi  aucune 
image  effrayante.  La  mort...  c'était  im  fait  néces- 
saire, que  je  ne  souhaitais  certes  point  avant  le 
temps  normal,  mais  que  j'eusse  été  capable  d'ac- 
cepter sans  autre  émotion  que  l'angoisse  physique, 
la  révolte  d'Iphigénie  pleurant  la  douce  lumière. 
Je  m'abandonnais  avec  confiance  à  la  nature,  qui 
détient  le  secret  du  néant  ou  de  l'immortalité. 
Je  savais  que  j'avais  un  rôle  à  jouer  pendant  un 
laps  de  temps  qu'il  ne  m'appartenait  point  de  dé- 
terminer, et  tout  l'effort  de  mon  éducatem*  tendait 
à  me  préparer  pour  ce  rôle.  J'étais  faite  pour  vivre 
la  vie,  et  je  considérais,  comme  une  folie  contre 
nature,  l'ascétisme  qui  ordonne  de  vivre  pour  la 
mort. 


HELLE  33 

Babette  se  releva  : 

—  La  pauvre  demoiselle  est  au  ciel,  pour  sûr, 
murmura-t-elle.  A  son  bout  de  l'an,  j'ai  fait  dire 
une  messe,  malgré  monsieur  Sylvain. 

«  Comment  peut-on  croire  au  ciel  et  au  pouvoir 
des  messes  ?  me  demandai- je  en  revenant.  Mon 
oncle  dit  que  le  christianisme  a  régné  par  terreur 
de  la  mort.  Il  a  satisfait  l'instinct  des  hommes  qui 
ont  la  volonté  obstinée  de  se  croire  immortels. 
Mais  comment  peut-on  accepter  ces  dogmes  obscurs 
et  despotiques  qui  pèsent  sur  la  raison  comme  un 
joug  !  Il  faut  qu'il  y  ait,  dans  cette  religion,  une 
grâce  que  j'ignore.  » 

Le  lendemain,  tandis  qu'on  descendait  les  malles, 
Babette  ferma  les  volets  de  la  maison.  Nos  cham- 
bres, l'appartement  de  tante  Angélie,  restaient 
intacts.  Nous  emportions  seulement  les  livres  et 
les  meubles  de  la  bibliothèque.  Quand  la  grosse 
clef  tourna  dans  la  serrure,  une  angoisse  étreignit 
mon  cœur.  J'embrassai  d'im  regard  les  allées,  les 
murs,  les  arbres,  la  maison  aveugle  et  muette,  puis 
la  voiture  partit. 

Dans  les  rues  de  la  petite  viHe,  les  passants 
se  retournaient  avec  un  air  de  blâme  et  de 
curiosité.  Babette  pleurait  dans  son  mouchoir  à 
carreaux.  Mon  oncle,  les  bras  croisés,  ne  disait 
rien.  Nous  suivîmes  une  route  bordée  de  peu- 
pliers, qui  conduisait  à  la  station.  La  ville,  ime 


34  HELLÉ 

dernière  fois  montra  ses  toits  rouges,  ses  vergers, 
ses  fumées  obliques  qu'une  bise  aigre  inclinait 
vers  le  sud,  puis  un  pli  de  colline  me  la  déroba. 
L'express  de  Paris  m'emporta  vers  la  vie  nou- 
velle. 


Je  m'éveillai  le  lendemain  dans  une  chambre 
d'hôtel  du  quai  des  Tournelles.  A  peine  habillée, 
j'ouvris  ma  fenêtre  et  je  sortis  sur  le  balcon. 

Il  était  six  heures  du  matin.  Un  brouillard 
pénétré  de  lumière,  passant  par  les  nuances  les  plus 
délicates  du  gris  perle  au  gris  d'azur,  reculait  à 
l'infini  la  perspective  des  quais,  hérissée  de  dômes 
et  d'aiguilles.  Les  façades  de  l'île  Saint-Louis 
étaient  presque  roses.  A  droite,  vers  Bercy,  la 
Seine  élargissait  sa  nappe  bleue,  couverte  de  pé- 
niches et  de  bateaux  plats  d'où  l'on  déchargeait  du 
charbon,  des  sacs  de  grains,  des  paniers  de  pommes. 
Plus  près  elle  se  divisait,  et  ses  eaux  embrassaient 
la  cité  dans  leur  glauque  étreinte.  Le  chevet  de 
la  cathédrale,  esquissé  en  des  gris  plus  nets,  déve- 
loppait ses  arcs-boutants  dominés  par  le  clocher  et 
les  tours  ;  et  plus  haut  encore,  plus  loin,  l'or  ciselé 
de  la  Sainte-Chapelle  étincelait,  touché  par  le 
soleil. 

Ainsi  m'apparaissait  la  ville,  dans  l'aurore, 
révélation  d'ime  beauté  que  je  ne  soupçonnais  pas. 


36  HELLÉ 

façonnée  et  enrichie  par  les  siècles,  harmonieuse 
dans  le  contraste  et  la  diversité.  La  vie  n'était  pas 
riante  sous  ce  ciel  changeant,  dans  cet  air  subtil, 
mais  nerv^euse,  variée,  ardente.  Le  cœur  du  monde 
battait  là. 

Il  me  sembla  qu'à  l'unisson  battait  tout  douce- 
ment le  mien,  ce  cœur  paisible,  assoupi  jusqu'alors 
dans  sa  virginale  indifférence.  Et  je  me  pris,  à 
rêver.  N'était-ce  pas  un  présage  encore  cette  fête 
de  Paris  matinal  accueillant  ma  jeunesse  ?  A  cette 
heure  céleste  où  le  jour  d'automne  naissait  doux 
comme  une  aube  de  printemps,  dans  quelle  rue 
de  la  cité,  sous  quel  toit  misérable  ou  splendide, 
s'éveillait-il  l'amant  promis  à  mes  songes,  le  héros, 
que  je  devais  aimer?  Je  l'imaginais  jeune  comme 
moi,  pur  comme  moi,  beau  de  force  et  de  génie, 
armé  de  vertu  virile  pour  la  conquête  de  l'avenir. 
Quand  donc  le  rencontrerais- je  ?  A  quel  signe 
mystérieux  me  reconnaîtrait-il  ? 

Je  déjeunai  avec  mon  oncle  dans  un  petit  salon 
tendu  de  vert,  solennel  ainsi  qu'une  salle  d'aca- 
démie. 

Corome  on  servait  le  café,  deux  messieurs  se 
firent  annoncer.  Ils  avaient  de  longs  cheveux  d'un 
blanc  sale,  des  mentons  rasés,  de  grosses  rosettes 
rouges,  un  air  d'érudition,  de  candeur  et  de  pau- 
\Teté.  C'étaient  Lampérier,  l'helléniste,  et  Grosjean, 
le  numismate,  membres  de  l'Institut,  qui,  depuis 


HELLÉ  37 

vingt  ans,  correspondaient  avec  mon  oncle  et  le 
voyaient  aujourd'hui  pour  la  première  fois. 

Derrière  eux,  im  jeune  homme  arriva.  Il  semblait 
taillé  dans  un  bloc  de  bois,  mû  par  des  ressorts 
automatiques.  Sa  tête  imberbe,  aux  lignes  dures, 
ne  révélait  aucun  âge  précis.  Il  portait  des  cheveux 
longs,  rejetés  en  arrière  et  découvrant  im  front 
admirable.  Toute  sa  personne  me  parut  extra- 
ordinaire ;  ses  lunettes  d'or,  sa  redingote  qui  ne 
faisait  aucun  pli,  les  angles  que  dessinaient  ses 
gestes  méthodiques  comme  des  déductions.  Mon 
oncle  manifesta  une  vive  joie  : 

—  Monsieur  Karl  Walter,  mademoiselle  Hellé 
de  Riveyrac,  ma  nièce. 

Je  restais  stupéfaite,  pendant  que  M.  Walter  me 
tendait  la  main  :  —  Une  !  deux  !  —  puis  s'asseyait  : 
—  Un  !  —  avec  une  rectitude  de  mouvement  qui 
rappelait  l'exercice  à  la  prussienne  :  Karl  Walter  ! 
J'avais  lu,  en  allemand,  ses  ouvrages  d'esthétique. 
Comment  ce  personnage,  qui  semblait  échappé 
d'im  conte  d'Hoffmann,  avait-il  pu  recréer  la.  vie 
et  l'âme  de  l'artiste  grec,  dans  cet  étrange  roman 
philosophique  :  Histoire  d'Eucrafe,  que  j'avais  tant 
admiré  ? 

Les  deux  vieux  savants  nous  félicitèrent  d'être 
venus  à  Paris,  m'interrogèrent  sur  mes  études 
et  se  plaignirent  amèrement  de  la  décadence  des 
humanités  dans  les  lycées.  Karl  Walter  s'entretint 


38  HELLÊ 

en  allemand  avec  mon  oncle.  Je  compris  qu'il 
allait  accompagner  une  délégation  de  savants 
chargés  de  continuer  les  fouilles  d'Olympie.  Tout 
à  coup  il  se  leva  :  —  Un  !  —  tendit  la  main  :  — 
Une,  deux  !  —  et  sortit,  suivi  de  près  par  l'hellé- 
niste et  le  numismate. 

—  Connaissez-vous  beaucoup  de  monde  à  Paris  ? 
demandai-]  e  à  l'oncle  Sylvain. 

—  J'ai  des  amis  que  je  n'ai  jamais  vus  ;  Lam- 
périer  et  Grosjean  sont  du  nombre.  J'ai  aussi 
quelques  camarades  de  jeunesse  qui  font  du  jour- 
nalisme ou  qui  écrivent  des  romans,  des  romans 
dits  parisiens,  hélas  !...  Mais  ces  gens-là,  je  les 
renie.  D'autres  sont  très  pauvres  et  inconnus  :  des 
maniaques  comme  moi,  des  rats  de  bibliothèques. 
Enfin  il  y  a  Charles  Gérard,  un  historien,  maître 
de  conférences  à  l'École  normale,  et  qui  fut  mon 
camarade  au  petit  séminaire.  Tu  le  connaîtras. 
C'est  un  homme  érudit  et  intègre.  Je  l'aime 
beaucoup. 

—  Vous  ne  m'avez  jamais  parlé  de  lui. 

—  A  quoi  bon  ?  Ton  imagination  eût  sottement 
travaillé.  Maintenant  que  tu  es  une  créature 
raisonnable,  tu  peux  affronter  les  réceptions  de 
madame  Gérard,  dans  leur  splendeur. 

—  Monsieur  Gérard  est  marié  ? 

—  Oui.  Il  a  une  femme  qui  passe  pour  belle  et 
ne  me  plaît  pas.  Non  qu'elle  soit  vraiment  sans 


HELLÊ  39 

beauté,  mais  il  lui  manque  la  grâce  décente, 
l'harmonie  du  geste  et  de  la  voix.  Madame  Gérard 
ressemble  à  une  Orientale  engraissée  dans  la  paresse 
et  les  parfums.  Mais  cette  personne  majestueuse 
a  d'inconcevables  légèretés.  C'est  une  grosse  pie 
qui  toujours  bavarde  et  sautille.  N'écoute  point 
les  conseils  qu'elle  ne  manquera  point  de  te  donner. 
Belle  ou  non,  une  jeune  fille  doit  s'envelopper  de 
pudeur. 

L'après-midi  fut  consacré  à  parcourir  la  ville. 
Sur  le  parvis  Notre-Dame,  l'oncle  Sylvain  fit 
arrêter  la  voiture.  Bien  qu'il  m'eût  parlé  avec 
mépris  du  moyen  âge,  je  sentis,  en  pénétrant  dans 
la  nef,  qu'il  y  avait  une  beauté  que  je  ne  soupçon- 
nais pas,  dans  le  jet  puissant  des  piliers,  dans  l'aube 
des  voûtes,  dans  la  merveille  multicolore  des 
vitraux. 

—  Sortons  d'ici,  dit  l'oncle  brusquement.  Il 
fait  froid  ;  il  fait  noir.  On  respire,  dans  ces  nefs 
gothiques,  la  nostalgie  et  l'épouvante  de  la  mort. 

—  Vous  êtes  injuste  !  dis- je,  comme  la  voiture 
nous  emportait.  Voyez  :  cette  cathédrale  s'élève 
harmonieusement  à  la  pointe  de  l'île.  Elle  perpétue 
l'effort  et  le  rêve  d'un  millier  de  travailleurs.  Toute 
nue  et  froide  qu'elle  est,  elle  me  semble  habitée 
par  leurs  âmes,  si  je  ne  sens  point  la  présence  d'un 
dieu.  Ne  craignez-vous  point  d'être  trop  absolu, 
mon  oncle?   Renan,  que  vous  m'avez  fait  lire, 


40  HELLÉ 

regrettait  que  le  front  d'Athéné  ne  pût  comprendre, 
plus  large,  différents  genres  de  beauté. 

—  Je  hais  le  culte  des  chrétiens  et  leur  morale, 
répondit-il.  Par  eux,  l'inquiétude  est  entrée  dans 
l'univers.  Xe  me  parle  pas  de  l'essor  mystique  de 
l'âme  :  rien  n'est  beau  que  la  limiière,  la  mesure, 
l'harmonie  et  la  vérité.  Les  gens  qui  ont  bâti 
ces  cathédrales  ont  introduit  le  squelette  dans 
l'art.  Partout  ils  voyaient  grimacer  la  danse 
macabre.  Ils  ont  réduit  la  vertu  à  n'être  qu'un 
contrat  sordide  avec  leur  Dieu  ;  ils  ont  blasphémé 
l'amour,  stigmatisé  la  femme,  et  n'ont  trouvé 
d'excuse  à  la  maternité  que  la  virginité  féconde 
de  Marie. 

Il  mit  la  tête  à  la  portière  et  cria  : 

—  Cocher,  arrêtez- vous  au  Louvre  ! 

Dans  la  cour  du  Carrousel,  il  me  fit  descendre 
et  me  dit  : 

—  Débarbouillons  -  nous  l'esprit  de  tout  ce 
gothique.  Je  vais  t'apprendre  où  est  la  Beauté. 

Il  me  conduisit  à  travers  un  dédale  d'escaliers, 
jusqu'à  la  grande  galerie  des  Antiques.  Nous 
errâmes  dans  le  silence  et  la  fraîcheur  des  salles 
désertes,  parmi  les  belles  formes  nues,  parmi  les 
canthares,  les  chapiteaux,  les  cénotaphes,  les 
plaques  votives  qui  racontaient  la  vie  grecque  dans 
la  langue  harmonieuse  que  je  comprenais  déjà. 
Enfin  m'apparut  la  déesse  de  Milo,  dans  sa  divinité 


HELLÊ  41 

intacte  et  sa  forme  mutilée,  pure  comme  un  beau 
vers  de  Sophocle.  Et  j'eus  soudain  la  révélation  du 
sublime  plastique  que  les  livres,  les  gravures,  les 
moulages  ne  peuvent  traduire  exactement.  Je 
sentis  que  je  rentrais  dans  ma  patrie.  Ces  dieux 
dressés  autour  de  moi  :  Dianes  aux  courtes  tuniques, 
Bacchus  adolescents,  Apollons  de  Thèbes  ou  de 
Délos,  incarnaient  des  symboles  familiers.  J'étais 
presque  leur  contemporaine,  nourrie  du  miel  des 
ruches  attiques  sous  le  ciel  gaulois.  Mon  âme, 
indignée  comme  eux  de  Texil,  cherchait  sur  leur 
marbre  un  reflet  des  pays  de  lumière. 

Un  mois  plus  tard,  nous  nous  installions  rue 
Palatine,  dans  un  pavillon  assez  délabré,  situé 
au  fond  d'un  jardin.  Nous  succédions  à  Karl 
Walter,  qui  nous  cédait  le  bail  et  une  partie  du 
mobilier.  Il  y  avait  au  rez-de-chaussée  un  salon  à 
trois  fenêtres  dont  les  boiseries  blanches  offraient 
des  traces  de  dorures,  une  petite  salle  à  manger, 
une  vaste  pièce  qui  servait  de  bibliothèque.  Le 
premier  étage  se  divisait  en  quatre  chambres, 
sous  un  grenier  mansardé.  Effrayée  par  les  hautes 
casernes  trop  neuves,  j'aimai,  pour  sa  vétusté 
même,  ce  lieu  mélancolique  et  charmant.  Le 
jardin  s'étendait  jusqu'à  la  rue  Servandoni,  clos 
de  murs  où  grimpaient  des  lierres.  Les  tours  de 
Saint-Sulpice  fermaient  l'horizon.  Un  jet  d'eau 
fusait  au  centre  de  la  pelouse,  dans  une  coupe  de 


42 


HELLÊ 


pierre  verdie  par  le  lichen,  et  tout  au  fond,  entre 
les  charmilles,  le  vent  qui  agitait  les  feuilles 
faisait  flotter  l'ombre  et  la  lumière  sur  une  statue 
mutilée  de  l'Amour. 

La  disposition  de  la  bibliothèque  reproduisait 
exactement  celle  de  la  Châtaigneraie.  La  frise  du 
Parthénon,  les  bustes,  l'harmonium  parurent 
reprendre  leur  ancienne  place,  et  la  Pallas  d'OljTn- 
pie,  ôtée  de  sa  vitrine,  domina  la  haute  cheminée 
de  marbre  noir. 

Un  ex-préfet  du  premier  Empire  avait  meublé 
cette  maison,  achetée  par  lui  à  un  émigré.  Le  salon, 
tout  en  lampas  rouge  fané,  était  somptueux  et 
sévère.  On  y  remarquait  une  belle  pendule  en 
bronze,  un  vaste  secrétaire,  un  clavecin.  Ma  chambre 
semblait  copiée  sur  une  estampe,  avec  son  lit  de 
bois  à  colonnettes,  ses  deux  bergères,  son  bonheur- 
du-jour,  sa  Psyché  au  cadre  sculpté  de  nœuds  et 
de  guirlandes,  ses  tentures  en  perse  camaïeu 
bleu  et  blanc. 

Dans  ce  calme  logis,  à  l'ombre  des  tours  de 
Saint-Sulpice,  je  continuai  ma  vie  studieuse  de 
Castillon.  Mon  oncle  avait  attendu  notre  voj^age 
à  Paris  pour  me  faire  étudier  l'histoire  et  la  lit- 
térature contemporaines.  Les  monuments,  les 
rues,  les  aspects  de  la  ville  furent  Tillustration 
vivante  de  ses  leçons.  Je  prolongeais  avec  un 
extrême  plaisir  ces  causeries,  ces  promenades,  et 


HELLÉ  43 

les  lectures  que  je  faisais  dans  le  jardin,  bercée  par 
la  rumeur  de  la  cité  invisible.  Souvent  Lampérier, 
Grosjean  et  Walter  venaient  prendre  le  thé. 
J'ouvrais  alors  le  clavecin  et  je  jouais  des  fugues 
de  Bach,  des  airs  de  Gluck,  accompagnée  par  mon 
oncle,  qui  se  souvenait  d'avoir  appris  la  flûte  et 
le  violon.  Je  n'éprouvais  aucun  désir  de  nouveauté 
ni  d'aventure,  et  ce  fut  sans  enthousiasme  que, 
pour  un  bal  de  madame  Gérard,  je  commandai  ma 
première  toilette  de  soirée. 


VI 

Mon  oncle  était  trop  sévère  pour  madame  Gérard. 
Cette  grosse  personne,  au  bavardage  affligeant, 
avait  tous  les  défauts  et  pas  un  vice.  M.  de  Rivey- 
rac  l'eût  trouvée  plus  intéressante  si  elle  avait  eu 
tous  les  vices  et  pas  un  défaut,  La  coquetterie  de 
madame  Gérard  était  sans  arrière-pensée  ;  ses 
médisances  égratignaient  à  peine  ;  ses  petits 
mensonges  de  vanité  faisaient  sourire.  Madame 
Gérard  était  incapable  de  faire  le  mal  et  ne  savait 
pas  faire  le  bien.  Elle  était  parfaitement  médiocre, 
pour  le  plus  grand  bonheur  de  M.  Charles  Gérard, 
son  mari.  Une  femme  qui  est  vraiment  une  «  per- 
sonne »  oblige  son  mari  à  s'occuper  d'elle,  pour  le 
blâme  ou  pour  l'éloge.  Il  arrive  même  qu'elle  em- 
piète sur  la  part  de  vie  que  ce  mari  a  réservée 
aux  lettres,  à  la  politique,  aux  affaires  ou  au  plaisir. 
Madame  Charles  Gérard  bavardait  et  s'agitait  au 
second  plan  de  la  vie  de  Charles  Gérard.  Il  s'était 
accoutimié  à  elle  comme  on  s'habitue  au  bruit 
incessant  et  toujours  pareil  d'une  machine  derrière 
un  mur. 


HELLÉ  45 

Leur  salon  était  fréquenté  surtout  par  des  col- 
lègues de  Gérard,  des  professeurs  sans  fortune  qui 
avaient  des  filles  à  marier,  des  hommes  de  lettres, 
des  académiciens,  quelques  politiques  et  de  jeunes 
universitaires  ambitieux  en  quête  de  protections 
et  de  dispenses.  Tous  les  quinze  jours,  le  jeudi, 
madame  Gérard  offrait  un  thé  ;  deux  bals,  quatre 
dîners  de  cérémonie  constituaient  les  grandes 
réceptions. 

J'avais  pai-u  à  ces  petites  soirées  du  jeudi, 
quelques  semaines  après  mon  arrivée.  Je  me  sentais 
assez  de  tact  et  de  prudence  pour  deviner  ce  que 
la  vie  de  province  et  les  années  d*études  ne  pouvaient 
m'avoir  appris.  Je  résolus  de  parler  peu  et  de  garder 
une  contenance  modeste  sans  fausse  timidité. 
Madame  Gérard,  qui  m'avait  chaleureusement 
accueillie  à  une  première  visite,  avait  raconté 
partout  mon  histoire  arrangée  et  défigurée,  si 
bien  que  j'obtins,  dès  le  premier  soir,  un  succès 
de  curiosité  qui  se  manifesta  par  le  silence.  On 
attendait  une  nouvelle  Staël,  une  demoiselle  Dacier, 
une  savante  au  bagout  de  conférencière.  On 
vit  entrer  une  jeune  fille  blonde  vêtue  de  crêpe 
blanc,  sans  un  bijou,  sans  une  fleur.  La  déception 
de  la  société  s'exprima  par  des  sourires  compatis- 
sants. «  Est-ce  là,  semblait-on  dire,  le  phénomène 
annoncé.  »  Je  sentis  que  les  jeunes  filles  désiraient 
ardemment  me  trouver  laide  et  que  les  jeunes  gens 


46  HELLÉ 

eussent  été  ravis  de  me  déclarer  pédante.  Seule, 
une  précieuse  demoiselle,  une  licenciée  à  lorgnon, 
à  corsage  plat,  dont  la  Sorbonne  absorbait  tous  les 
rêves,  m'honora  de  son  entretien.  Madame  Gérard 
avait  dû  lui  vanter  mon  érudition  dans  un  langage 
emphatique,  et  la  demoiselle,  piquée  au  jeu,  voulait 
prouver  sa  supériorité.  A  peine  avait-elle  engagé 
la  conversation,  d'une  manière  propre  à  nous 
couvrir  de  ridicule,  que  ma  réserve  la  déconcerta. 
Mais  l'effet  redouté  s'était  produit,  et  la  compagnie 
me  considérait  avec  méfiance. 

J'aurais  aimé  causer  avec  ces  jeunes  filles  de 
mon  âge,  qui  m'apparaissaient  pour  la  première 
fois.  Je  devinais  en  elles  des  êtres  inachevés,  demi- 
conscients  ;  et  pourtant  elles  avaient  parcouru 
un  C37cle  de  sentiments  qui  m'était  fermé  encore. 
J'avais  vécu  hors  de  mon  siècle,  contemporaine 
des  morts  qui  n'ont  plus  d'âge  ni  de  patrie,  et 
voici  que  je  naissais  à  la  vie  sociale  où  m'avaient 
précédée  ces  enfants  ignorantes,  vêtues  de  rose  et 
d'azur.  Elles  représentaient  l'ébauche  de  la 
femme  moderne.  Dans  les  salons  familiers,  sous 
l'œil  des  mères,  elles  s'essayaient  à  la  lutte  pour 
l'amour  ;  on  leur  avait  enseigné  la  séduction,  la 
prudence,  la  coquetterie  permise,  les  périls  cachés, 
et  moi  j'étais  pareille  à  une  Pallas  d'ivoire,  vivant 
un  songe  étemel  sur  un  fixe  piédestal. 

Après  quelques  semaines,  je  n'excitai  plus  ni 


HELLÉ  47 

curiosité  ni  réprobation.  Les  uns  m'accusèrent 
d'orgueil,  les  autres  de  timidité  excessive.  On  me 
traita  avec  une  bienveillance  indifférente.  Quelques 
jeunes  gens,  me  trouvant  jolie,  esquissèrent  une 
sorte  de  cour. 

A  les  bien  observer,  je  reconnus  qu'ils  étaient 
intelligents  et  instruits  ;  mais  tous  révélaient  une 
déformation  professionnelle.  Je  vis  des  professeurs, 
des  médecins,  des  avocats  ;  je  ne  découvris  pas 
un  homme.  La  société  les  avait  façonnés  pour  un 
emploi  particulier  ;  le  métier  était  devenu  leur 
seconde  nature,  et  leur  intelligence  même,  spécia- 
lisée à  l'excès,  semblait  démesurée  et  atrophiée 
à  la  fois,  par  défaut  de  proportion  et  d'équilibre. 
Ceci  m'expliqua  la  mesquinerie  de  leurs  idées, 
l'erreur  de  leur  jugement,  lorsqu'ils  se  hasardaient 
hors  du  domaine  acquis  à  leur  compétence,  et  je 
compris  pourquoi  mon  oncle  attachait  un  si  grand 
prix  à  ce  qu'il  appelait  l'éducation  harmonieuse. 

J'avais  l'inexpérience  des  enfants  ;  j'avais  aussi 
leur  rigoureuse  logique  et  leur  clairvoyance 
impitoyable.  Je  m'étonnais  de  tout,  des  gens  et 
des  choses,  des  gens  surtout,  dont  nul  encore  ne 
s'était  imposé  à  moi  par  le  prestige  du  vrai  talent 
ou  "par  l'indéfinissable  charme  qui  échappe  à 
l'analyse. 

Une  douceur  nouvelle  entra  dans  ma  vie  avec 
l'amitié  d'im  femme. 


43  HELLÉ 

Dans  l'espèce  d'isolement  où  je  m'étais  trouvée, 
à  mes  débuts,  chez  madame  Gérard,  j'avais  re- 
marqué les  cheveux  blancs,  les  yeux  bleu  tendre, 
le  pur  profil  de  madame  Marboy.  Elle  me  rappelait 
tante  Angélie.  Un  soir,  j'osai  me  rapprocher  d'elle 
et  lui  parler  de  cette  ressemblance.  Elle  répondit 
du  ton  le  plus  affectueux  : 

—  Je  suis  charmée  de  ce  hasard,  mademoiselle, 
et  je  souhaite  qu'il  soit  de  bon  augure,  car  je 
désirerais  vous  connaître,  vous  qui  m'intéressez 
si  \'ivement. 

—  A  quel  point  de  vue,  madame  ?  demandai- je. 

—  L'ensemble  seul  de  votre  physionomie  m'eût 
obligée  à  l'attention.  Je  ne  vous  connais  pas 
assez  pour  vous  juger  autrement  que  sur  la  foi 
de  votre  visage  ;  mais  vos  yeux  me  plaisent. 
Ils  disent  que  vous  êtes  bonne,  inteUigente  et 
loyale.  En  vous  regardant,  j'ai  envie  de  vous 
embrasser.  Je  n'ai  pas  d'enfants,  mademoiselle, 
et  j'aurais  souhaité  une  fille  qui  vous  ressem- 
blât. 

—  Je  vous  remercie  de  votre  sympathie, 
madame.  Jamais  personne  ne  m'a  parlé  ainsi. 

—  Vraiment  ? 

—  Mon  oncle  m'aime  plus  que  tout  au  monde  ; 
mais  il  n'a  ni  le  loisir,  ni  le  désir,  de  me  traiter  en 
enfant. 

En   peu  de  mots  je  racontai   mon   existence. 


HELLÊ  49 

Madame  Marboy  me  regarda  avec  une  surprise 
mêlée  de  pitié  : 

—  Et  vous  n'avez  jamais  senti  le  vide  de  votre 
cœur  ?  L'étude  suffisait  à  remplir  votre  vie  ? 

—  Oui,  madame.  Mais  en  causant  avec  vous, 
je  commence  à  comprendre  la  douceur  de  la 
sympathie. 

— Vous  êtes  exquise,  dit-elle  en  me  prenant  la 
main.  Vous  viendrez  me  voir,  n'est-ce  pas  ? 

— J'en  serais  très  heureuse,  madame. 

Je  fis  part  à  mon  oncle  de  cet  entretien.  Il 
me  dit  : 

—  Certes,  tu  peux  aller  chez  madame  Marboy, 
Cette  aimable  vieille  t'enseignera  les  us  et  coutumes 
du  monde  et  ne  gâtera  ni  ton  esprit  ni  ton  cœur. 
Je  préfère  sa  société  à  celle  de  madame  Gérard 
ou  à  celle  d'une  pécore  de  vingt  ans.  Mais  on  dansait, 
ce  soir  ?  Pourquoi  ne  danses-tu  pas  ? 

—  Je  ne  sais  pas  danser,  mon  oncle. 

—  C'est  vrai...  Veux-tu  prendre  des  leçons  ?  Un 
imbécile  en  habit  noir,  tout  en  raclant  du  violon, 
t'apprendra  à  former  des  pas  et  à  compter  des  temps. 

Je  fis  un  geste  d'horreur. 

— ^Tu  n'y  tiens  pas?  Tu  as  raison.  La  danse 
moderne  est  ridicule  et  obscène  souvent. 

—  Obscène  ? 

Il  ne  répondit  pas.  Après  un  silence  : 

—  J'ai  bien  remarqué  qu'on  ne  t'apprécie  pas 


50  HELLÊ 

comme  tu  le  mérites.  Parbleu  !  les  oies  s'étonnent 
devant  les  cygnes.  Que  cela  n3  t'inquiète  pas  pour 
Tavenir. 

Le  lundi  suivant,  mon  oncle  me  conduisit 
chez  madame  Marboy. 

—  Madame,  dit-il,  ma  nièce  m'a  fait  partager 
son  vif  désir  de  vous  connaître  mieux.  Je  ne  l'ai 
jamais  confiée  à  qui  que  ce  fût,  mais  elle  ne  saurait 
trouver  une  tutelle  plus  charmante  et  plus  bien- 
veillante que  la  vôtre. 

—  Embrassez-moi,  mademoiselle  Hellé,  dit  la 
vieille  dame  avec  cette  grâce  souveraine  à  laquelle 
mon  oncle  lui-même  n'avait  pu  échapper.  Je  sens 
que  votre  âme  est  pareille  à  votre  visage,  et  j'aime 
votre  beauté. 

—  Vous  trouverez  Hellé  fort  ignorante  de 
beaucoup  de  choses,  reprit  M.  de  Riveyrac.  C'est 
moi  qui  l'ai  faite  ainsi.  J'ai  voulu  former  une 
créature  exceptionnelle  qui  ne  fût  pas  un  monstre 
moral.  Je  crois  avoir  réussi.  Je  ne  lui  ai  jamais 
rien  caché,  et  jamais  elle  n'a  menti.  Elle  a  le  cerveau 
d'irn  homme  et  le  cœur  d'ime  vierge.  Vous  l'aimerez. 
Et  l'œuvre  de  toute  ma  vie  sera  achevée  par  vous. 

—  Ne  craignez- vous  pas  que  je  la  défigure  ? 
fit  ma  vieille  amie  en  riant.  Je  connais  vos  opinions 
et  vos  idées,  et  il  en  est  peu  que  je  comprenne  ou 
que  je  partage.  Je  suis  une  femme  qui  a  eu  toutes 
les  superstitions,  toutes  les  faiblesses  de  son  sexe. 


HELLÊ  51 

une  créature  nerveuse  et  tendre,  sensible  aux  idées 
moins  qu'aux  sentiments.  Je  me  plais  dans  les 
églises  ;  je  lis  des  romans  ;  la  poésie  me  fait  pleurer, 
et,  toute  vieille  que  je  suis,  je  m'émeus  au  spectacle 
des  amours  sincères.  Vous  voyez,  cher  monsieur, 
que  je  vous  découvre,  avec  loyauté,  la  médiocrité 
de  ma  condition  intellectuelle. 

—  Vous  oubliez,  parmi  vos  défauts,  la  malice 
et  la  douce  ironie,  répliqua  l'oncle  Sylvain.  Eh  ! 
croyez- vous  donc,  madame,  que  je  prétende  ré- 
duire cette  belle  jeune  fille  à  l'état  de  mademoiselle 
Dupont,  l'insupportable  licenciée?  Il  y  a  cent 
espèces  de  femmes  ;  Hellé  représente  l'espèce  la 
plus  rare,  la  plus  exquise  ;  mais  elle  est  femme 
comme  les  Muses,  comme  Athéné.  Parce  qu'elle 
sait  penser  et  comprendre,  faut-il  conclure  qu'elle 
ne  saura  pas  aimer?  Elle  aimera  autant  qu'une 
autre,  mieux  qu'une  autre,  mais  d'un  clairvoyant 
et  fier  amour.  Et,  si  l'amour  la  déçoit,  elle  ne 
descendra  pas  au  rang  de  ces  âmes  inquiètes  qui 
vont  quêtant  d'homme  en  homme  Taumône  d'une 
dégradante  illusion  ;  elle  se  retirera,  intacte,  dans 
le  refuge  que  je  lui  ai  préparé,  aussi  ne  redoutai- je 
plus  pour  elle  ces  influences  féminines  que  j'ai 
soigneusement  écartées  de  son  adolescence.  Elle 
n'en  retiendra  que  la  délicieuse  douceur,  et  ni 
votre  exemple,  ni  vos  conseils,  ne  pourraient 
l'incliner  au  mysticisme  ou  à  la  sentimentalité. 


52  HELLÉ 

—  Ne  dites  pas  de  mal  de  la  sentimentalité, 
monsieur.  Je  sais  bien  qu'elle  n'est  plus  en  vogue 
et  qu'elle  se  réfugie  en  province,  dans  les  âmes 
simples  des  pensionnaires  qui  ne  sont  pas  encore 
modernes,  ou  dans  les  âmes  résignées  d'aïeules 
qui  ne  le  sont  plus.  Assurément  on  peut  rire  de  la 
petite  fleur  bleue,  mais  elle  a  parfamé  bien  des 
existences  prosaïques.  On  l'arrache  trop  facilement 
aujourd'hui.  Croyez-moi,  le  meilleur  asile  pour  les 
hommes  comme  pour  les  enfants,  ce  n'est  pas 
les  bras  virils  de  nos  sportswomen  raisonneuses, 
mais  bien  le  sein  de  la  maman,  de  l'épouse  à  la 
vieille  mode,  celle  qui  sait  compatir  parce  qu'elle 
a  souffert. 

—  Je  ne  connais  point  ces  sportswomen  dont 
vous  parlez,  fit  M.  de  Riveyrac,  et  je  ne  les  veux 
point  connaître.  J'ai  rencontré  par  les  rues  des 
êtres  bizarres  qui  chevauchaient  des  véhicules 
d'acier.  Ils  m'ont  fait  horreur.  J'estime  que  la 
marche,  la  course,  une  gymnastique  rationnelle 
suffisent  à  former  les  beaux  corps.  \'oyez  comme 
ma  nièce  est  robuste  dans  sa  souple  élégance.  C'est 
qu'elle  a  grandi  en  liberté,  exerçant  ses  membres 
autant  que  son  esprit.  Mais  ce  n'est  point  là  la 
sportswoman.  Pour  en  revenir  à  la  sentimentalité, 
madame,  je  vous  dirai  que  j'en  ai  éprouvé  l'effet, 
car  ma  mère  était  une  de  ces  beUes  rêveuses  de 
1820,  une  de  ces  femmes  à  écharpes,  à  grands  senti- 


HELLÉ  53 

ments,  à  poétiques  mélancolies.  Elle  avait  pétri 
ma  sœur  à  son  image;  mais,  trouvant  en  moi  une 
ferme  raison,  une  solide  énergie  et  des  passions 
concentrées,  elle  me  méconnut  parfois,  cruellement. 
Je  n'ai  gardé  nulle  rancune  à  sa  mémoire,  mais  je 
me  souviens  que  ce  goût  malheureux  de  Témotion 
excessive  et  de  l'attendrissement  à  propos  de  tout 
et  de  rien  me  gâta  ma  jeunesse  et  fit  un  enfer  de 
notre  intérieur.  Mon  père  admirait  la  sensibilité  de 
sa  femme,  et  toute  la  famille  me  considérait  comme 
un  égoïste,  un  jacobin  à  cœur  de  roche.  Mon  refus 
de  devenir  prêtre  aggrava  le  malentendu...  Ah  ! 
madame,  quand  j'ai  dû  à  mon  tour,  élever  ime 
jeune  âme,  j'ai  fait  serment  de  ne  point  l'énerver 
et  de  la  dissoudre  dans  ce  bain  tiède  de  la  senti- 
mentalité. Je  l'ai  trempée  dans  les  fécondes  eaux 
de  la  vérité  et  de  la  sagesse.  Hellé  ne  s'attendrira 
pas  à  tout  propos  ;  mais  elle  n'amollira  pas  1  énergie 
de  son  mari  ;  elle  élèvera  une  race  vraiment  virile. 
Tandis  que  vos  tremblantes  ingénues  seront  la 
proie  éternelle  des  don  Juans,  elle  sera  capable 
d'amour  héroïque  et  d'héroïque  abnégation. 

—  Telle  qu'elle  est,  je  l'aime,  répondit  madame 
Marboy.  Cette  forte  éducation,  qui  me  fait  un  peu 
peur,  ne  lui  a  point  enlevé  sa  grâce,  et  puisque 
Hellé  est  bonne,  simple  et  heureuse,  il  faut  con- 
venir, monsieur,  que  vous  avez  raison. 


VII 

Je  m'attachai  rapidement  à  madame  Marboy, 
et  bientôt  notre  sympathie  devint  une  sérieuse 
affection.  Je  me  plus  à  passer  des  journées  entières 
dans  le  petit  salon  douillet,  aux  meubles  pâles, 
aux  tentures  citron,  que  parfumaient  des  roses  de 
Nice.  Madame  Marboy,  toujours  vêtue  de  gris  ou 
de  mauve,  une  dentelle  sur  les  cheveux,  se  tenait 
à  l'angle  de  la  cheminée,  tout  près  d'une  frêle  table 
à  ouvrage.  Quand  des  visiteurs  arrivaient,  je  pré- 
parais moi-même  les  tasses  de  thé  et  les  friandises, 
que  j'offrais  comme  eût  fait  la  fiUe  de  la  maison. 
Les  amis  de  madame  ^larboy  ne  ressemblaient 
point  aux  gens  affairés,  ambitieux  et  doctes  qui 
fréquentaient  chez  les  Gérard.  C'étaient  des  dames 
mûres  et  paisibles,  de  vieux  messieurs  bienveillants, 
quelques  jeunes  gens  titrés,  élégants  et  graves.  Bien 
que  madame  Marboy  vécût  simplement  et  n'allât 
jamais  dans  le  monde,  elle  était  apparentée  à  de 
riches  familles  de  l'aristocratie  et  de  la  bourgeoisie 
de  robe.  Je  m'expHquais  par  ces  alliances  les  quel- 


HELLÊ  55 

ques  préjugés  qu'elle  gardait  sans  jamais  les  ériger 
en  lois.  Elle  aimait  les  manières  exquises,  les  jolis 
compliments,  les  nuances  infinies  du  sentiment 
qui  composaient,  disait-elle,  l'aristocratie  du  cœur. 
Elle  avait  reçu  l'instruction  superficielle  que  les 
religieuses  des  Oiseaux  ou  du  Sacré-Cœur  donnaient 
aux  jeunes  filles  de  son  temps  ;  elle  savait  un  peu 
d'anglais  et  d'italien  ;  elle  jouait  du  piano,  chantait 
encore  à  ravir  des  airs  de  Bellini  et  de  Donizetti, 
et  faisait  ses  délices  de  Musset  et  de  Lamartine. 
Très  bonne,  avec  une  pointe  de  malice,  elle  prenait 
ses  émotions  pour  des  opinions  qu'elle  exprimait 
avec  grâce  et  qu'elle  prétendait  justifier  par  des 
anecdotes.  Sa  logique  n'était  pas  toujours  sûre, 
mais  elle  contait  avec  tant  de  charme  qu'on  ne  s'en 
lassait  point.  Mariée  très  jeune  à  un  homme  qu'elle 
adorait,  elle  n'avait  souffert  que  du  regret  de  n'être 
point  mère  et  de  son  veuvage  prématuré.  Des 
amitiés  ferventes  réchauffaient  encore  ses  beaux 
soixante  ans. 

Je  devais  être  pour  cette  aimable  femme  un  per- 
pétuel sujet  d'étonnement. 

Un  après-midi  de  février,  comme  nous  étions 
seules,  elle  me  raconta  un  épisode  de  ses  fiançailles, 
et,  me  voyant  rêveuse,  les  yeux  fixés  sur  le  foyer, 
elle  me  dit  : 

—  Peut-être,  ma  petite  amie,  jugez-vous  bien 
puéril  ce  radotage  de  vieille  femme.   Mais  vous 


56  HELLÊ 

avez  dix-neuf  ans  :  bientôt  vous  serez  aimée,  vous 
aimerez. 

Je  secouai  la  tête.  Madame  Marboy  posa  sa 
main  sur  mes  cheveux  : 

—  Aucun  rêve  n'habite  sous  ce  front  calme, 
sous  cette  chevelure  blonde  ? 

—  Aucun,  répondis- je,  et  je  me  demande  même 
si  la  race  des  hommes  qui  peuvent  inspirer  l'amour 
n'est  pas  tout  à  fait  perdue. 

—  Pourquoi  donc,  mon  enfant  ? 

—  Les  hommes  que  j'ai  vus  chez  madame  Gérard 
n'appartiennent  évidemment  pas  à  cette  race.  Ils 
sont  tous  préoccupés  de  leur  situation,  de  leur 
avenir,  des  modifications  matérielles  que  le  mariage 
apportera  dans  leur  existence.  Ils  sont  jeunes 
pourtant.  Quelques-uns  sont  beaux.  Mais  rien,  en 
eux,  rien  ne  peut  inspirer  l'amour.  Aussi  ne  le 
demandent-ils  pas.  Ils  se  contenteront  d'une  affec- 
tion honnête  et  médiocre,  d'un  compromis  entre 
l'intérêt  et  l'amitié. 

—  Qui  vous  a  si  bien  instruite,  bon  Dieu  !  Vous 
ne  Hsez  pas  de  romans  ? 

—  Jamais  je  n'ai  ouvert  un  roman,  mais  j'ai 
des  yeux  et  des  oreilles,  et,  n'étant  point  embar- 
rassée de  préjugés,  je  sens  plus  vivement  peut- 
être  et  plus  finement  qu'une  autre  jeune  fille,  le 
contraste  perpétuel  entre  ce  qu'on  dit  et  ce 
qu'on   fait,   ce   qu'on   prétend   être  et   ce  qu'op 


HELLÉ  57 

est  réellement,  ce  qu'on  paraît  souhaiter  et  ce 
qu'on  exige.  Dans  le  courant  de  cet  hiver,  il  s'est 
fait  trois  mariages  chez  madame  Gérard.  J'ai  fort 
bien  vu  qu'une  fausse  ingénue  épousait  un  faux 
homme  d'affaires,  qu'ime  pédante  infatuée  épousait 
un  demi-savant.  Le  troisième  couple  pratiquait  une 
indifférence  réciproque,  si  naïvement  étalée  qu'on 
ne  pouvait  s'empêcher  de  sourire  en  voyant  l'ef- 
froyable ennui  qui  saisissait  les  fiancés  quand  la 
bonne  madame  Gérard  leur  ménageait  de  décents 
tête-à-tête.  On  parlait  beaucoup  de  la  belle  posi- 
tion des  jeimes  gens,  de  l'influence  et  des  hautes 
relations  des  futurs  beaux-pères,  des  grâces  et  vertus 
des  fiancés,  et,  quand  madame  Gérard  ajoutait, 
par  habitude,  que  ces  beaux  mariages  étaient  tous 
des  mariages  d'inclination,  je  me  demandais  si 
ses  auditeurs  étaient  réellement  des  imbéciles  ou 
s'ils  se  croyaient  tenus  de  passer  pour  tels. 

—  Vous  êtes  féroce,  Hellé.  Il  est  vrai  que  le  souci 
des  convenances  mondaines  impose  souvent  des 
attitudes  ridicules,  d'autant  plus  ridicules  que 
personne  ne  s'y  trompe  ;  mais  l'apparente  indiffé- 
rence des  fiancés  est  peut-être  une  de  ces  attitudes 
et  rien  de  plus.  Qui  vous  dit  que  mesdemoiselles 
Dupont  et  Mazuriau  n'aiment  pas  leurs  futurs 
maris? 

—  J'accorde  qu'elles  peuvent  éprouver  une 
espèce  d'amour,  im  sentiment   composé  de  plu- 


58  HELLÉ 

sieurs  sentiments,  tels  que  la  curiosité,  la  vanité, 
l'ambition,  etc.  Mais  l'amour  même?...  Bien  que 
je  ne  le  connaisse  point,  je  devine  qu'il  est  aux 
fiançailles  des  Dupont  et  des  Mazuriau  ce  que  le 
soleil  est  aux  chandelles. 

—  Eh  !  chère  petite,  l'amour,  c'est  surtout  la 
grande  illusion.  Celui  que  vous  aimerez  sera-t-il 
très  différent  des  pauvres  garçons  que  vous  traitez 
si  mal  ?  Vous  le  verrez  différent,  et  cela  suf&ra. 

—  Ah  !  madame,  il  est  donc  probable  que  je 
n'aimerai  jamais. 

—  Pourquoi  ? 

—  Parce  que  je  n'ai  pas  reçu  l'éducation  qui 
permet  à  une  fille  intelligente  d'aimer  un  homme  tel 
que  les  fiancés  des  demoiselles  Dupont  et  Mazuriau. 
Le  mariage  ne  m'offre  aucim  réel  avantage  social, 
puisque  je  suis  fibre,  beaucoup  plus  fibre  qu'une 
femme,  affranchie  de  la  surveiUance  qui  devient 
odieuse  aux  jeunes  filles  de  vingt  ans,  protégée  par 
mon  oncle  et  non  point  opprimée,  parfaitement 
maîtresse  de  mes  actes  et  de  mes  paroles.  N'étant 
point  esclave,  ne  m'ennuyant  point,  je  serais 
foUe  d'échanger  mon  indépendance  heureuse  contre 
la  tuteUe  et  la  compagnie  d'im  homme  que  je 
n'aimerais  pas  infiniment.  Et  comment  pourrais- je 
aimer,  infiniment,  un  médiocre  ? 

—  Pauvre  Hellé  !  Votre  cœur  dort.  Croyez- 
vous  qu'un  homme  de  génie,  seul,  puisse  réveiller  ? 


HELLÉ  59 

Le  bonheur,  ma  chérie,  habite  une  sphère  moyenne 
et   tempérée.   Les  grands   vents,   le  grand   soleil, 
flétrissent  vite  sa  douce  fleur. 
Elle  resta  un  instant  songeuse. 

—  Savez- vous,  reprit-elle,  que  je  suis  presque 
effrayée  quand  je  considère  votre  avenir.  Vous 
êtes  si  différente  de  la  femme  telle  que  je  la  con- 
çois !  Votre  beauté,  votre  intelhgence,  l'extrême 
hardiesse  de  votre  esprit  seront-elles  des  éléments 
de  féHcité  ou  de  désastre  ?  La  femme,  à  mon  avis, 
est  un  être  de  tendresse  et  de  sacrifice,  supérieur 
à  l'homme  par  le  sentiment,  inférieur  dans  l'ordre 
intellectuel.  Je  la  veux  appuyée  au  bras  de  l'époux, 
penchée  sur  le  berceau  de  l'enfant,  agenouillée 
devant  Dieu...  Vous  ne  croyez  pas  en  Dieu,  Hellé... 
Quand  les  philosophes  viennent  me  parler  de  l'Âme 
universelle,  je  me  bouche  les  oreilles,  et  je  ne  veux 
pas  être  convaincue,  car  il  me  faut  un  Dieu  moins 
vague,  moins  indifférent.  J'ai  vu,  chez  votre  oncle, 
une  Pallas  que  vous  aimez.  Elle  représente  votre 
idéal  de  raison  et  de  sagesse,  mais  elle  n'est  pas 
humaine  ;  elle  ignore  l'amour  et  n'a  point  d'enfant 
dans  les  bras. 

—  La  Vierge  catholique  est-elle  humaine,  elle, 
dont  la  maternité  ne  fut  glorieuse  que  par  la  répro- 
bation de  l'amour?...  Ne  vous  désolez  pas,  chère 
madame  ;  j'ai  reçu,  quoi  que  vous  en  pensiez,  une 
forte  éducation  morale,  et  ce  sont  les  plus  grands 


6o  HELLÊ 

parmi  les  hommes  qm  m'ont  enseigné  mon  devoir. 
Mon  devoir  est-il  de  me  mutiler,  de  m 'humilier,  de 
chercher  le  sacrifice  comme  but  d'aimer  la  douleur  ? 
Je  ne  le  crois  point.  Mon  devoir  est  de  réaliser  la 
femme  que  je  puis  être,  et  d'être  heureuse  en  aidant 
au  bonheur  d'autrui.  J'ai  le  respect  de  la  vérité, 
l'horreur  de  ce  qui  diminue  et  avilit.  Ce  que  vous 
appelez  mon  orgueil  constitue  ma  vertu  même. 

—  Puisse  cet  orgueil  vous  guider  et  vous  dé- 
fendre !...  Mais  voici  quelqu'im.  Voulez- vous 
sonner  pour  le  thé  ? 

La  porte  du  salon  s'ouvrit.  Un  jeune  homme  entra 
et  vint  baiser  la  main  de  la  vieille  dame. 

—  Bonjour,  Maurice,  dit  madame  Marboy  en 
souriant  à  ce  joH  rite  suranné  du  baise-main.  Je  me 
croyais  oubUée;  mais,  dès  que  vous  paraissez,  on 
vous  pardonne.  Comment  va  votre  cousine  de 
Nébriant  ? 

—  A  merveille,  chère  madajne.  Elle  est  tout 
occupée  par  les  répétitions  d'un  drame  de  Maeter- 
Hnck  qu'on  va  jouer  chez  elle,  prochainem  nt. 
Pour  moi,  j'ai  mille  excuses  à  vous  faire... 

—  Tenez-les  pour  faites  et  n'en  parlons  plus, 
Maurice;  vous  me  trouvez  en  bien  belle  et  bien 
jeune  compagnie.  Il  faut  que  je  vous  présente  à 
mademoiselle  de  Rivejn-ac.  Hellé,  je  vous  présente 
Maurice  Clairmont,  un  poète,  un  futur  grand 
homme,  que  j'ai  connu  tout  enfant. 


HELLÊ  6i 

Je  répondis  au  salut  du  jeune  homme,  et  quand 
nous  eûmes  repris  nos  places,  je  sentis  son  regard 
m'effleurer,  me  fuir,  revenir  sur  moi  avec  per- 
sistance. 

Maurice  Clairmont  n'avait  pas  trente  ans.  Il 
était  svelte  et  robuste,  d'une  figure  si  heureuse 
qu'elle  attirait  la  sympathie  comme  un  aimant. 
Ce  visage  mat,  cette  barbe  aux  pointes  légères, 
ces  touffes  de  cheveux  noirs  et  lustrés  comme  des 
plumes,  la  splendeur  des  dents,  l'éclat  bleu  des 
prunelles,  composaient  un  type  de  beauté  virile 
vraiment  digne  d'un  poète  et  qu'aucune  femme  ne 
devait  regarder  froidement. 

—  Madame  de  Nébriant  est  toujours  une  fer- 
vente de  MaeterHnck,  disait  madame  Marboy,  Je 
l'admire  de  résister  aux  ennuis  et  aux  fatigues  que 
comportent  toujours  les  représentations  d'amateurs. 
Je  pense  à  la  boutade  de  MoHère  :  «  Singuliers  ani- 
maux à  mener  que  des  comédiens  !  »  Qu'est-ce  donc 
quand  ces  comédiens  sont  des  gens  du  monde  ! . 

—  Vous  n'assisterez  pas  à  la  représentation  ? 

—  Votre  aimable  cousine  m'excusera.  Je  suis 
trop  vieille.  Les  veilles  me  tuent  et  votre  Maeter- 
linck me  fait  peur.  Vous  me  raconterez  la  fête,  mon 
cher  Maurice. 

—  Mais  je  n'y  dois  point  assister.  Mon  ami  Clau- 
zet,  le  peintre,  m'emmène  en  Grèce.  Il  y  a  de  nou- 
veaux troubles  du  côté  de  la  Macédoine;  on  parle 


62  HELLÊ 

d'une  guerre  prochaine.  Je  serais  charmé  de  com- 
battre pour  la  divine  Hellas.  Mais,  si  la  révolte 
prétendue  n'aboutit  point,  nous  passerons  l'hiver 
dans  les  îles,  et  j'y  achèverai  mon  drame  de  Sapho. 

—  Heureux  homme  !...  Tenez,  vos  premières 
paroles  vous  ont  acquis  l'estime  de  mademoiselle 
de  Riveyrac.  Elle  vous  considère  avec  envie,  n'en 
doutez  point. 

—  Qu'ai-je  fait  pour  mériter  cet  honneur  ?  dit 
M.  Clairmont  en  riant. 

— Hellé  est  une  personne  d'un  autre  temps,  ime 
jolie  païenne.  Vous  n'ignorez  point  les  travaux  de 
son  oncle,  monsieur  Sylvain  de  Riveyrac  ? 

—  L'auteur  de  la  Morale  antique,  un  philosophe 
plus  artiste  que  bien  des  artistes  ?  Ah  !  que  je 
serais  heureux  de  le  rencontrer  ! 

—  Je  regrette  fort  que  mon  oncle  soit  absent, 
dis- je,  xm.  peu  troublée  par  ce  regard  bleu  qui 
chatoyait  entre  les  cils  sombres  œmme  un  martin- 
pêcheur  dans  les  roseaux. 

—  Maurice,  s'écria  madame  Marboy,  il  faut  que 
vous  connaissiez  monsieur  de  Riveyrac  !  Venez 
dîner  ici,  samedi,  vous  rencontrerez  monsieur  de 
Rive5Tac  et  sa  charmante  nièce...  Oh  !  ne  me  ré- 
pondez pas  que  vous  êtes  très  occupé,  que  les 
belles  dames  se  disputent  l'honneur  de  vos  visites... 
Si  vous  refusez,  nous  nous  brouillerons. 

—  Pourquoi   me   priverais- je   d'im   très   grand 


HELLÊ  63 

plaisir?     Je    me    permettrai,    seulement,    chère 
madame,  de  vous  amener  un  convive... 

—  Accordé...  Et  ce  convive...  ? 

—  C'est  votre  propre  neveu.  Je  devais  passer 
la  soirée  avec  lui. 

—  Cet  original  d'Antoine  ?  Il  ne  viendra  pas. 

—  Madame  Marboy,  comme  vous  jugez  mal 
votre  neveu  !  Que  doit  penser  mademoiselle  de 
Rive57rac  ? 

—  Hellé  ne  connaît  pas  Antoine.  Ma  chère 
enfant,  le  personnage  dont  nous  parlons  est  mon 
neveu,  un  être  sombre  et  bizarre,  qui  travaille 
comme  un  bénédictin,  vit  comme  un  anachorète, 
et  se  soucie  peu  de  plaire  aux  jeunes  filles. 

—  Assurément,  Genesvrier  est  mal  vu  des 
dames,  dit  le  jeune  homme  en  souriant.  Il  ne  sait 
ni  veut  leur  parler  le  langage  qu'elles  aiment 
et  ne  pense  qu'à  réformer  l'humanité  !  Il  est  le 
fidèle  ami,  le  disciple  du  fameux  Jacques  Laurent. 

—  Jacques  Laurent,  le  pamphlétaire  de  V Avenir 
social  ?  J'ai  entendu  mon  oncle  parler  de  lui  avec 
admiration. 

—  Laurent  est  un  grand  écrivain,  mais  un  rêveur 
d'utopies...  tout  comme  Genesvrier  ! 

—  Hellé,  ma  mignonne,  un  peu  de  thé  ?  dit 
madame  Marboy. 

Une  vapeur  montait  du  samovar.  Le  reflet  des 
lampes,  empruntant  une  exquise  nuance  rose  au 


64  HELLÉ 

crêpe  des  abat- jour,  adoucissait  lé  citron  acide  des 
tentures.  Tout  plaisait  à  mes  yeux  :  les  soies 
brillantes  et  molles,  la  gaieté  du  feu  clair,  la 
délicatesse  des  porcelaines  et  les  menus  ustensiles 
d'argent. 

Maurice  Clairmont  parla  de  son  voyage.  Les  noms 
des  îles  et  des  cités  où  s'était  souvent  égaré  mon 
rêve  prenaient  une  ampleur  sonore  quand  il  les 
prononçait.  Madame  Marboy,  s'étant  peu  à  peu 
retirée  de  la  conversation,  ce  ne  fut  bientôt  qu'un 
duo,  coupé  par  les  petits  soins  du  five  o'clock, 
égayé  par  le  jeune  rire  du  poète  et  si  charmant  qu'il 
me  parut  trop  court.  Mais  six  heures  sonnaient. 
Je  devais  partir.  On  convint  de  reprendre,  le  samedi 
suivant,  la  causerie  interrompue. 


VIII 

Un  importun  ayant  retenu  mon  oncle,  je  le  pré- 
cédai chez  madame  Marboy.  Elle  m'avait  priée  de 
venir  de  bonne  heure.  Ma  présence  lui  donnait 
l'illusion  de  la  maternité  et,  près  d'elle,  aisément, 
j 'oubliais  que  j 'étais  une  étrangère. 

—  Comment,  fit-elle  en  m'apercevant,  vous 
inaugurez  pour  nous  cette  belle  robe  ?  Deviendriez- 
vous  coquette,  sage  Hellé?  Vous  allez  ravager  le 
cœur  poétique  de  Maurice,  le  cœur  farouche  de 
Genesvrier  et  le  cœur  doctoral  de  monsieur  Gérard. 
Regardez-vous  un  peu. 

Entre  deux  appliques  de  bronze  doré  qui  bril- 
laient haut  comme  un  double  bouquet  de  petites 
flammes,  un  miroir  ovale  me  renvoya  mon  image, 
et  l'apparition,  vêtue  de  satin  nacré  et  de  mousse- 
line floconneuse,  m'étonna  comme  celle  d'une  sœur 
divine. 

Je  regardai  ce  visage  dont  la  grâce  sévère  ne 
s'était  pas  attendrie  encore  et  voluptueusement 
modelée  sous  les  lèvres  de  l'amour,  ce  front  uni, 
3 


66  HELLÉ 

ces  bandeaux  d'un  blond  presque  châtain  qui  se 
dorait  dans  la  lumière,  ces  sourcils  droits,  ces  larges 
yeux  vert  de  mer,  cette  bouche  finement  ciselée 
par  rironie,  mais  que  l'enthousiasme  faisait  frémir, 
ce  cou  ferme,  ces  épaules  vigoureuses,  cette  poitrine 
qui  semblait  destinée  au  repos  d'un  demi-dieu. 

J'étais  belle,  je  le  savais,  et  je  considérais  ma 
beauté  non  comme  un  trésor  qu'on  peut  exploiter 
pour  de  bas  intérêts,  mais  comme  un  don  précieux 
qui  porte  avec  soi  une  joie  sereine. 

—  Vous  êtes  rayonnante,  Hellé  !  dit  encore 
madame  Marboy,  avec  une  nuance  d'affectueuse 
inquiétude.  Il  ne  vous  est  arrivé  rien  d'extra- 
ordinaire, mon  enfant  ? 

—  Absolument  rien,  chère  madame. 
Elle  parut  rassurée. 

—  Je  vous  ai  placée  entre  monsieur  Clairmont 
et  mon  neveu.  Vous  connaissez  Maurice.  Quant  à 
Genesvrier,  il  ne  vous  parlera  guère  car  votre 
parure  l'intimidera.  Cependant  je  crois  que  vous 
ne  vous  ennuierez  point. 

—  J'en  suis  très  sûre.  Monsieur  Clairmont  me 
plaît  beaucoup. 

—  C'est  un  charmeur,  dit  madame  Marboy 
avec  un  sourire.  Sa  mère,  qui  est  morte  l'an  dernier, 
était  ma  meilleure  amie,  et  je  ne  puis  vous  dire 
à  quel  point  elle  aimait  Maurice.  Elle  souhaitait 
le  marier  et,  certes,  chez  la  baronne  de  Nébriant,  — 


HELLÉ  67 

leur  cousine,  une  femme  à  la  mode  que  tout  Paris 
connaît,  —  les  beaux  partis  ne  manquaient  point. 
Mais  la  folie  du  voyage  monte  au  cerveau  de 
Maurice.  Il  part...  Quand  reviendra-t-il  ?  lui-même 
n'en  sait  rien.  Un  caprice  peut  l'entraîner  en  Asie, 
aux  Indes,  au  Japon.  Et  la  poésie  de  Maurice  lui 
ressemble.  Elle  est  ardente,  légère,  impatiente 
comme  lui.  L'austère  Genesvrier  déclare,  non  sans 
quelque  dédain,  que  c'est  une  muse  folle  qui  souffle 
dans  un  clairon  d'or. 

Je  devinai  dans  ce  Genesvrier  un  ennemi  des 
Muses.  Il  ne  me  déplaisait  point  que  celle  de 
Maurice  fût  une  céleste  folle,  au  verbe  sonore  et 
harmonieux,  à  la  chevelure  dénouée.  Les  poètes, 
à  travers  mes  lectures,  m 'apparaissaient  comme 
d'éternels  enfants,  ivres  d'un  délire  sacré,  à  qui 
toute  indulgence  est  due.  Que  Maurice  Clairmont 
s'en  allât  combattre  pour  la  divine  Hellas,  cela 
suffisait  à  me  ranger  de  son  parti.  J'exprimai 
nettement  cette  opinion. 

—  Je  suis  un  peu  de  votre  avis,  répondit  madame 
Marboy.  Mais  ne  soyez  pas  trop  sévère  pour 
Antoine.  Peut-être  vous  intéressera-t-il  beaucoup. 
C'est  un  homme  d'une  haute  intelligence,  d'ime 
haute  moralité,  égaré  malheureusement  dans 
les  utopies  humanitaires.  Il  est  né  dans  une 
famille  riche  et  devrait  porter  le  titre  de  marquis. 
Eh  bien,  ma  chère  enfant,  il  a  fait  cette  belle  folie 


68  HELLÉ 

de  rejeter  titre  et  fortune.  Pourquoi  ?  Il  n'a  jamais 
daigné  me  l'expliquer  tout  à  fait.  Il  n'est  pas 
expansif,  mon  neveu  Antoine.  Il  écrit  dans  une 
revue  philosophique,  sociologique,  etc.  Je  suis 
trop  bourgeoise  pour  comprendre  sa  littérature. 

Le  timbre  retentit  deux  fois,  et  mon  oncle 
parut,  suivi  de  près  par  les  Gérard.  La  conversation 
ne  fut  plus  qu'un  échange  de  politesses  jusqu'au 
moment  où  Maurice  Clairmont  fut  annoncé. 

Madame  Marboy  le  présenta  à  mon  oncle,  puis 
il  vint  s'asseoir  près  de  moi.  Ses  yeux  exprimaient 
une  admiration  qui  me  fut  délicieuse,  et  je  compris, 
dès  les  premières  paroles,  qu'il  était  heureux  de 
me  revoir. 

Sept  heures  et  demie  sonnaient  quand  M. 
Genesvrier  lit  son  entrée.  J'entendis  qu'il  s'ex- 
cusait de  son  retard  ;  mais,  toute  aux  discours  de 
Clairmont,  je  regardai  à  peine  le  nouvel  arrivant. 
Presque  aussitôt  mon  oncle  offrit  son  bras  à  madame 
Gérard,  et  nous  passâmes  dans  la  salle  à  manger. 

Le  voyage  de  Maurice  fournit  la  matière  de 
l'entretien  pendant  tout  le  repas.  Le  jeune  homme 
parlait  avec  une  grâce  aisée  et  brillante  qui 
révélait  le  poète  et  faisait  paraître  bien  lourde 
l'éloquence  professorale  de  M.  Gérard.  J'étais 
sensible  à  la  musique  du  verbe  autant  qu'à  la 
beauté  de  la  forme,  et,  la  nouveauté  de  mon  plaisir 
m' empêchant  de  le  discuter,  je  ne  m'avisai  point 


HELLÉ  69 

que  cet  art  de  décrire  et  d'évoquer  ne  servait 
pas  ridée  originale  et  que  le  magicien  nous  enchan- 
tait par  une  transfiguration  habile  du  lieu  commun. 
La  personne  de  Maurice  Clairmont  s'adaptait 
admirablement  au  type  du  poète  aventureux  qui, 
depuis  Byron,  émeut  les  imaginations  adolescentes. 
Ce  n'était  plus  la  fine  ironie  parisienne,  ni  la 
correction  du  mondain,  ni  la  componction  du 
savant...  C'était  je  ne  sais  quoi  de  jeune,  d'ardent, 
d'heureux,  où  l'on  sentait  l'impatience  de  vivre 
et  la  certitude  de  triompher  ;  des  yeux  si  beaux 
qu'ils  semblaient  créés  pour  refléter  des  spectacles 
de  beauté  étemelle,  une  voix  où  vibraient  tous  les 
timbres  du  bronze  et  de  l'or.  A  peine,  en  causant 
avec  Maurice,  pouvais- je  atténuer  par  une  réserve 
apprise  l'extrême  plaisir  que  j'éprouvais  à  l'en- 
tendre, à  le  regarder.  Aucun  sentiment  de  coquet- 
terie, pas  même  le  confus  ,  émoi  sensuel  qui  se 
mêle  aux  émotions  de  ce  genre,  ne  troublait  la  pure 
qualité  de  ce  plaisir,  comparable .  à  la  joie  de 
l'artiste  qui  admire  dans  son  modèle,  un  type 
accompli  d'humanité, 

Antoine  Genesvrier,  placé  à  ma  droite,.. n'attirait 
point,  mqn:  attention.  Nous  échangions  seulement 
des.  paroles  de  politesse.  Comme,  on  rentrait.au 
salon,  je  le  vis  en  face  pour  la  première  fois* .  .  : 
.En  toute  autre  circonstance,  ce  que  j'avais 
appris  de  sa  vie  et  de.  son  caractère  m'eût  inté- 


70 


HELLÊ 


ressée  passionnément,  mais  un  charme  plus  fort 
me  détournait  de  cet  homme  dont  les  trente-cinq 
ans  déjà  trop  marqués,  la  haute  taille,  la  carrure 
puissante,  les  grands  traits  sombres  sous  une  masse 
de  cheveux  bruns,  qui  grisonnaient  vers  les  tempes, 
étaient  peu  faits  pour  séduire  une  jeune  fille. 

Madame  Gérard,  qui  venait  de  négocier  quatre 
mariages  à  la  fois,  entretenait  madame  Marboy 
de  ses  démarches,  de  la  reconnaissance  qu'elle 
inspirait  aux  huit  familles  des  jeunes  fiancés. 
Ma  vieille  amie  écoutait  avec  un  sourire  d'indul- 
gence résignée,  tout  en  défripant  les  dentelles  qui 
garnissaient  sa  robe  de  soie  grise.  Genesvrier 
entretenait  mon  oncle  et  M.  Gérard. 

Maurice  Clairmont  s'était  assis  près  de  moi. 

—  Je  vais  partir  dans  quelques  jours,  disait-il, 
et  peut-être  ne  reviendrai- je  pas  avant  deux 
longues  années.  J'emporterai,  avec  l'espérance 
de  vous  retrouver,  le  regret  de  ne  vous  avoir 
pas  connue  davantage.  Les  salons  sont  pleins  de 
figures  banales,  et  c'est  une  bonne  fortune  de 
rencontrer  des  gens  tels  que  votre  oncle  et  vous. 

—  Nous  ne  sommes  pas  des  mondains...  A  peine 
suis- je  allée  huit  ou  dix  fois  à  des  réceptions  qui 
se  ressemblent  toutes  avec  une  désolante  identité. 
Je  suis  une  provinciale,  monsieur,  une  campa- 
gnarde. Je  ne  me  plais  que  dans  mon  vieux  pavillon 
de  la  rue  Palatine  ou  à  la  Châtaigneraie. 


HELLÊ  71 

—  Madame  Marboy  m'a  parlé  de  votre  vie. 
Je  sais  que  vous  aimez  l'étude  et  la  solitude... 
Goût  singulier  pour  une  personne  de  votre  âge 
et  de  votre  figure.  Je  n'ai  jamais  pu  me  soumettre 
à  cette  discipline  intellectuelle  qui  marque  notre 
jeune  visage  d'une  précoce  gravité.  Je  suis  un 
être  de  caprice  et  d'impulsion...  Et  tenez,  — 
ajouta-t-il  avec  une  inflexion  de  voix  qui  me  parut 
étrange,  —  au  moment  de  partir  pour  cette  Grèce 
qui  me  séduit,  je  ne  sais  quelle  fantaisie  peut  me 
prendre... 

—  D'aller  ailleurs  ? 

—  Ou  de  rester... 

Il  reprit  rêveusement  : 

—  Je  vaincrai  cette  fantaisie,  ayant  engagé 
ma  parole...  Il  y  a  aussi  l'intérêt  de  mon  drame  que 
je  dois  achever  là-bas...  Mais  je  suis  ainsi  fait... 

—  Il  faut  partir  !  dis- je,  car  la  poésie  de  ce 
voyage  ajoutait  je  ne  sais  quel  charme  au  caractère 
de  Clairmont. 

Il  me  regarda  avec  une  curiosité  que  mon  absolue 
inexpérience  de  l'homme  m'empêcha  de  remarquer 
sur-le-champ. 

—  Vraiment,  vous  me  conseillez  de  partir... 
même  si  Paris  m'offrait  un  nouvel  attrait...  un 
attrait  irrésistible  ? 

—  Je  ne  sais,  dis- je  avec  candeur,  quel  attrait 
peut  vous  offrir  Paris  ;  mais,  si  j'étais  homme. 


72  HELLÉ 

je  ne  balancerais  pas,  quand,  à  trois  jours  de 
voyage,  je  saurais  trouver  les  Cyclades,  la  mer 
des  Néréides,  et  peut-être  la  gloire  de  chasser  le 
Turc  de  la  terre  des  dieux. 

—  Allons  !  fit-il  en  riant,  je  vois  qu'il  me  faudra 
chasser  le  Turc,  comme  vous  dites,  sous  peine  de 
me. déshonorer  à  vos  yeux.  Mais  si  loin  que  j'aille 
et  si  déhcieuses  que  soient  les  îles,  et  si  bleue  la 
mer,  et  si  tenaces  les  Turcs,  je  reviendrai,  je  revien- 
drai, mademoiselle. 

—  Et  vous  nous  rapporterez  un  beau  drame  ? 

—  Je  tâcherai...  Et  vous,  mademoiselle,  que 
ferez- vous,  d'ici  là  ? 

—  Je  travaillerai  avec  mon  oncle;  j'irai  passer 
les  étés  à  la  Châtaigneraie... 

—  Deux  ans,  c'est  long. 

—  Croyez- vous  ?  Les  années  vont  vite.  Il  me 
semble  que  je  suis  née  d'hier,  et  pourtant  ma  vie 
s'est  écoulée  sans  aventures,  sans  incidents,  entre 
mon  oncle  et  ma  vieille  bonne  Babette. 

—  Vous  n'aviez  même  pas  de  compagnes  ? 

—  Et  je  n'en  souhaitais  point.  Les  jeunes  filles 
ne  m'aiment  guère,  parce  que  je  leur  ressemble 
peu  et  que  nous  n'avons  aucun  goût  commun. 

—  Mais  quand  je  serai  de  retour,  peut-être 
des  événements  imprévnis  auront-ils  bouleversé 
votre  existence.  Une  Psyché  inconnue  s'éveille 
en   nous,   vers  vingt   ans...   N'importe  !   je  vous 


HELLÉ  73 

devrai  un  souvenir  exquis,  mademoiselle,  et  je 
penserai  à  vous  sous  les  mjnrtes  et  les  oliviers... 
Et  puis,  après  tout,  vous  avez  raison...  Deux 
ans  passent  vite. 

Il  répéta,  après  un  silence  : 

—  Je  reviendrai. 

Quand  nous  prîmes  congé,  vers  minuit,  mon 
oncle  pria  Clairmont  de  venir  dîner  un  mercredi 
chez  nous,  rue  Palatine.  Je  compris  aux  paroles 
d'adieu  de  Genesvrier  qu'une  invitation  identique 
avait  précédé  celle-là. 


IX 

J'avais  caché  sous  ma  pelisse  deux  volumes 
de  Maurice  Clairmont,  empruntés  à  madame 
Marboy,  et  pendant  que  la  voiture  roulait  vers 
Saint-Sulpice,  il  me  semblait  que  j'emportais 
l'âme  même  du  poète,  réfugiée  ainsi  dans  l'ombre, 
tout  près  de  mon  cœur. 

La  voix  de  mon  oncle  m'arracha  à  ma  rêverie. 

—  Je  suis  content  de  ma  soirée,  Hellé.  Bien 
que  la  robe  de  madame  Gérard  fût  d'un  velours 
rouge  insupportable,  j'ai  pris  grand  plaisir  à 
la  conversation.  Sais-tu  que  j'ai  engagé  Genes- 
vrier  à  venir  nous  voh:  ?  ^lon  enfant,  c'est  un  homme 
extraordinaire. 

—  Je  ne  suis  pas  bon  juge,  répondis-je.  Monsieur 
Genesvrier  s'est  constamment  tenu  loin  de  moi. 
A  peine  lui  ai-je  entendu  prononcer  quatre  paroles. 

Je  remarquai  que  mon  oncle  ne  parlait  point 
de  Maurice  Clairmont,  et  je  fis  une  discrète  allusion 
au  talent  probable  de  ce  jeune  homme.  Mais,  de 
même  que  Clairmont  m'avait  absorbée,  de  même 


HELLÉ  75 

Genesvrier  avait  accaparé  toute  la  pensée  de  M.  de 
Riveyrac.  Il  déclara  que  Maurice  avait  de  l'ima- 
gination, de  l'éclat,  de  l'élégance,  une  de  ces 
figures  charmantes  que  les  artistes  aiment  à 
reproduire.  Puis  chacun  reprit  sa  méditation,  et 
nous  ne  parlâmes  plus  qu'au  seuil  de  ma  chambre, 
où  mon  oncle  me  souhaita  le  bonsoir. 

Quand  j'eus  allumé  ma  petite  lampe,  étalé 
sur  l'antique  bergère  le  corsage  de  mousseline 
neigeuse  et  l'ample  jupe  de  satin  blanc,  je  revêtis 
un  chaud  peignoir  noué  d'une  simple  cordelière. 
Puis,  sans  penser  à  l'heure  tardive,  j'ouvris  le 
premier  volume  des  poésies  de  Clairmont. 

C'étaient  des  vers  de  jeunesse,  des  odelettes 
amoureuses  dans  une  jolie  forme  parnassienne  ; 
un  petit  musée  de  figurines  antiques  ciselées 
et  peintes  avec  un  art  séduisant,  mais  imper- 
sonnel. Je  n'y  trouvai  rien  que  je  n'eusse  pu 
trouver  dans  les  œuvres  des  joailliers  poétiques 
célèbres  depuis  trente  ans.  Et  ce  que  j'y  cherchais, 
c'était  l'âme  de  Clairmont  elle-même. 

Le  second  volume,  publié  sept  ans  plus  tard, 
portait  sur  la  feuille  de  dédicace  un  prénom  de 
femme  que  je  lus  avec  une  curiosité  poignante  : 
Pour  Madeleine.  Quelque  maîtresse,  sans  doute, 
une  de  ces  grandes  dames  chez  lesquelles  Clairmont 
fréquentait  et  que  je  m'imaginais  pareilles  à 
ces  patriciennes  florentines  du  xvi*  siècle,  hardies. 


76  HELLÉ 

galantes  et  lettrées,  prêtes  à  récompenser  d'un 
baiser  le  poète  qui  avait  enlacé  son  myrte  à  leur 
chevelure. 

Les  premières  pièces  étaient  propres  à  confirmer 
ce  pressentiment.  J'avais  lu  quelques  passages 
choisis  des  petits  poètes  grecs  et  latins,  qui  m'a- 
vaient paru  froids  comme  un  exercice  de  rhéto- 
rique. Ces  amours,  ensevelies  sous  la  poussière  des 
siècles,  étaient  mortes  avec  la  langue  même  où  le 
poète  les  avait  chantées,  et  les  mots  latins  m' ap- 
paraissaient tels  que  des  urnes  cinéraires,  vides 
d'un  parfum  évanoui. 

Ici  je  retrouvais  encore  l'éternel  thème  de 
volupté,  le  Da  mihi  basia  mille,  les  cent,  les  mille 
baisers  dont  la  page,  écrite  d'hier,  était  toute 
chaude  encore.  C'était  la  révélation  d'une  poésie 
que  je  comprenais  à  peine  et  que  je  sentais  pour- 
tant vivante  et  vraie.  Elle  ne  me  plaisait  qu'à 
demi,  car  je  n'aimais  pas  le  trouble  qu'elle  me  cau- 
sait, ce  malaise  moral  et  presque  physique  auquel 
se  mêlait  obstinément  le  souvenir  de  Clairmont. 

Le  coude  sur  la  table,  le  front  dans  ma  main, 
je  restai  rêveuse.  Je  devinai  bien  quelle  femme 
Clairmont  avait  aimée  et  de  quel  amour,  mais  il 
y  avait,  jusque  dans  cette  exaltation  chamelle, 
comme  une  lassitude  et  aussi  une  aspiration.  Que 
ce  fût  un  artifice  littéraire,  l'idée  ne  m'en  vint 
même  pas.  Je  me  disais  que  Clairmont  avait  reçu 


HELLÉ 


11 


de  la  Madeleine  mystérieuse  tout  ce  que  celle-ci 
pouvait  donner,  et  qu'il  attendait  d'une  autre 
l'amour  suprême,  le  prix  du  génie  qui  fit  Dante 
et  Pétrarque  immortels. 

Longtemps,  longtemps,  je  songeai,  si  bien  que 
je  vis  pâlir  ma  lampe  et  blanchir  la  fenêtre  entre 
les  rideaux.  L'aube  aux  yeux  bleus  souriait  sur  la 
cité,  éveillant  les  moineaux  dans  les  arbres  et  les 
cloches  dans  les  tours  grises.  Le  froid  matinal  me 
fit  frissonner.  Je  fermai  le  livre  de  Clairmont  et, 
la  tête  pleine  de  rêves  confus  et  de  mots  sonores, 
je  m'endormis  profondément. 


X 

C'ÉTAIT  quelques  jours  après  cette  soirée. 

—  Hellé,  me  dit  l'oncle  Sylvain,  j'ai  une  visite 
à  faire.  Veux-tu  m'accompagner  ?  Tu  pourras  me 
donner  un  bon  conseil. 

—  A  quel  propos,  mon  oncle  ? 

—  Voici  :  monsieur  Genesvrier  m'a  dit,  l'autre 
soir,  qu'il  voulait  se  défaire  de  certains  livres 
rcires  reçus  en  héritage  et  qui  encombrent  inutile- 
ment sa  bibliothèque.  Mon  âme  de  vieux  bibliophile 
s'est  émue,  et  j'ai  obtenu  de  monsieur  Genesvrier 
qu'il  me  laissât  faire  un  choix  parmi  ces  li\T:es 
avant  de  voir  un  autre  acquéreur. 

—  Je  vous  suis,  mon  oncle,  très  volontiers. 
Antoine    Genesvrier    habitait    sur    le    versant 

de  la  montagne  Sainte-Geneviève,  dans  cette 
pittoresque  petite  rue  Clovis  formée  par  les  bâti- 
ments du  lycée  Henri-lV,  la  tour  Clovis,  l'église 
Saint-Étienne-du-Mont  et  les  jardins  du  presbytère. 
Quatre  ou  cinq  maisons  seulement  y  abritent 
d'humbles  ménages,  des  professeurs  pauvres,  des 


HELLÉ  79 

ouvriers,  et  tout  près,  dans  la  rue  Descartes, 
grouille  une  population  presque  indigente.  Nous 
gravîmes  quatre  étages,  par  un  escalier  sombre, 
et,  parvenus  à  un  palier  étroit,  nous  lûmes  le  nom 
d'Antoine  Genesvrier  sur  une  porte.  Mon  oncle 
sonna.  La  porte  s'ouvrit,  démasquant  une  anti- 
chambre noire  où  je  distinguai  la  silhouette  de 
M.  Genesvrier. 

Il  eut  une  exclamation  de  surprise,  puis  il  nous 
fit  entrer,  s 'excusant  brièvement  du  désordre 
de  son  logis.  Je  regrettai  presque  d'avoir  accom- 
pagné mon  oncle,  car  il  me  sembla  que  ma  présence 
donnait  à  notre  hôte  quelque  embarras. 

Mais,  quand  nous  fûmes  assis  dans  son  cabinet 
de  travail,  je  ne  regrettai  point  mon  voyage.  Le 
lieu  n'était  point  banal. 

Je  la  vois  encore,  cette  grande  chambre  tapissée 
d'un  papier  uni,  d'une  douce  teinte  verdâtre. 
Le  carreau  rouge,  çà  et  là  recouvert  de  nattes 
fines,  était  fraîchement  lavé.  Des  rayons  de  sapin 
verni,  chargés  de  volumes,  occupaient  deux 
panneaux.  Une  petite  armoire  bretonne  renfermait 
sans  doute  les  manuscrits  et  les  documents  précieux. 
Il  n'y  avait  ni  tentures,  ni  grands  rideaux  à  la 
fenêtre,  voilée  seulement  à  mi-hauteur  par  de 
petits  stores  d'étoffe  écrue.  Le  jour  égal  et  pur 
tombait  de  haut  sur  la  table  où  une  grosse  lampe, 
coiffée  d'un  abat- jour  bleu,  était  toute  prête  pour 


8o  HELLÉ 

la  veillée,  parmi  des  liasses  de  lettres,  des  cahiers 
de  papier  et  une  collection'  de  l'Avenir  social 
réunie  dans  une  reliure  mobile.  Sur  la  pendule 
basse,  formée  d'un  bloc  carré  de  marbre  noir, 
j'admirai  une  réduction  en  plâtre  de  l'Esclave  de 
Michel-Ange.  Au  mur,  entre  des  cartes  de  géo- 
graphie, j'aperçus  une  belle  photographie  de 
Jacques  Laurent,  deux  études  peintes,  et,  dans  un 
petit  cadre  de  chêne,  une  épreuve  ancienne  déjà 
et  toute  jaune  de  la  Melancholia,  d'Albert  Diirer. 
Il  me  parut  que  le  grand  ange  féminin,  si  triste 
sous  sa  couronne,  était  le  génie  de  ce  lieu. 

Pendant  que  mon  oncle  rappelait  l'objet  de 
sa  visite,  je  contemplais  Genesvrier  debout  à 
contre- jour.  Dans  ce  cadre  créé  par  lui  et  qui 
reflétait  sa  vie  austère,  il  était  mieux  et  plus  à 
l'aise  que  dans  le  salon  de  madame  Marboy.  Il 
n'était  ni  gracieux  ni  élégant,  mais  il  n'était 
point  vulgaire.  Il  avait  la  stature  d'un  homme  fait 
pour  commander,  de  larges  épaules,  qui  eussent 
porté  sans  défaillance  un  siècle  d'acharné  labeur, 
des  sourcils  proéminents,  des  yeux  au  regard  lent 
et  fixe.  On  sentait  en  le  voyant  que  cet  homme, 
affranchi  de  tout  besoin  de  vanité,  de  toute  super- 
stition de  caste,  n'obéissait  qu'à  lui-même.  Avant 
de  susciter  la  s}Tnpathie,  il  imposait  l'attention, 
il  forçait  au  respect. 

—  Ma    bibliothèque    est    à    votre    disposition. 


HELLÉ  8i 

dit-il  à  mon  oncle.  Je  me  ferai  un  plaisir  de  vous 
prêter   tel   livre   qui   vous   conviendra.    Quant   à 
ceux  que  vous  désirez  acquérir,  j'en  veux  ignorer 
la  valeur  marchande,  et  votre  prix  sera  le  mien. 
L'oncle  Sylvain  se  récria  : 

—  Vous  me  mettez  dans  un  embarras  extrême  ; 
je  ne  suis  malheureusement  pas  assez  riche  pour 
satisfaire  ma  passion  des  beaux  livres,  mais  je  ne 
voudrais  point  profiter  de  votre  volontaire  igno- 
rance et  vous  exposer  à  des  regrets. 

—  Ne  craignez  rien,  monsieur.  Depuis  que  j'ai 
eu  l'honneur  de  vous  rencontrer,  il  m'est  venu 
ime  singulière  répugnance  à  remettre  ces  livres 
aux  mains  d'un  marchand.  Ce  me  serait  un  plaisir 
de  les  savoir  chez  vous,  en  bonne  place.  Je  n'ai 
point,  pour  beaucoup  de  raisons,  le  loisir  ni  le 
moyen  d'être  un  vrai  bibliophile,  mais  j'ai  le 
respect  des  vieux  livres.  Je  dirais  que  j'y  sens  des 
âmes,  si  j'étais  poète  comme  Clairmont. 

Je  levais  des  yeux  étonnés. 
Il  reprit  en  souriant  : 

—  Ce  jargon  poétique  ne  m'est  pourtant  point 
famiher,  et,  sachant  que  vous  devinez  mon  senti- 
ment, je  n'ai  pas  à  l'expliquer  davantage.  J'ai 
donc  un  vif  désir  de  vous  céder  ces  volumes,  s'ils 
vous  plaisent.  Aussi,  je  vous  le  répète,  votre  prix 
sera  le  mien. 

II  ouvrit  la  petite  armoire  et  prit  une  douzaine 


82  HELLE 

de  volumes  à  reliure  fauve.  Mon  oncle  mit  ses 
lunettes  pour  les  examiner.  Il  y  avait  une  Bible 
de  1650,  ornée  de  gra\aires  sur  bois,  un  Érasme, 
im  Rabelais  et  quelques  ouvrages  philosophiques 
du  xviii^  siècle. 

L'oncle  Sylvain  regarda  curieusement  les  titres, 
les  dates,  l'état  des  reliures,  la  beauté  des  fers. 

—  Cher  monsieur,  dit -il,  vous  n'avez  peut- 
être  aucune  expérience  de  la  valeur  que  repré- 
sentent ces  Hvres.  Je  choisirai  ce  qui  me  con- 
viendra, et  je  vous  adresserai  des  hommes  de  goût 
qui  seront  charmés  d'acheter  le  reste.  Ils  l'ap- 
précieront aussi  bien  que  moi  et  le  paieront 
mieux  que  je  ne  puis  le  faire. 

M.  Genesvrier  eut  un  geste  de  contrariété  : 

—  Non,  dit-il,  ces  transactions  m'ennuient 
horriblement...  Je  suis  occupé,  débordé,  et  fort 
peu  capable  de  convaincre  des  amateurs. 

—  J'en  fais  mon  affaire,  dit  l'oncle.  J'en- 
verrai prendre  les  volumes,  et  vous  n'aurez  à 
vous  occuper  de  rien. 

—  Vraiment,  je  suis  confus...  Vous  me  con- 
naissez à  peine... 

—  Le  peu  que  je  connais  de  vous  m'a  donné 
une  vive  curiosité  de  vos  œuvres  et  un  vif  désir 
de  votre  estime.  C'est  le  présage  de  l'amitié... 
Croyez,  monsieur,  que  je  ne  suis  point  prodigue 
de  ce  sentiment.  Je  suis  un  vieil  ours.  Je  déteste 


HELLÊ  83 

le  monde,  et  n*y  aurais  jamais  reparu  sans  cette 
petite  fille  que  voilà.  S'il  faut  tout  dire,  je  suis 
à  la  fois  enthousiaste  et  misanthrope.  L*œuvre 
de  l'homme  me  passionne  ;  l'homme  me  dégoûte 
le  plus  souvent.  Tous  les  affamés  de  places,  de 
titres,  d'argent,  m'inspirent  plus  de  mépris  encore 
que  de  pitié,  et  j'estime  celui  qui  sait  vivre  soli- 
taire. Le  goût  de  la  solitude  suppose  une  vertu 
intellectuelle  qui  m'a  toujours  attiré. 
Genesvrier  répondit  : 

—  Je  ne  suis  pas  un  dilettante  de  la  soHtude. 
Je  l'aime  parce  qu'elle  m'est  nécessaire  pour  me 
recueillir  et  pour  travailler  ;  mais  je  suis  curieux 
de  l'homme,  et  je  l'étudié  tel  qu'il  est,  tel  qu'il 
pourrait  être,  tel  que  l'ont  fait  les  déformations 
sociales  et  morales,  et  je  sens,  pour  ses  misères, 
moins  de  mépris  que  de  pitié. 

—  Vous  avez  l'âme  indulgente  ?... 

—  Pas  toujours,  dit  Genesvrier,  et  certains 
vous  parleront  de  «mon  âme  enfiellée,  jalouse, 
féroce  »,  parce  que  je  hais  l'hypocrisie,  l'injustice. 
Ah  !  que  ne  suis- je  im  grand  écrivain  !  Mais  je 
ne  vaux  que  par  ma  sincérité,  ma  clairvoyance 
et  ces  inspirations  soudaines  qui  naissent  de 
Ilndignation.  Ne  vous  méprenez  pas,  monsieur, 
je  ne  suis  pas  un  poHticien  déguisé  en  homme 
de  lettres,  je  ne  me  suis  embauché  dans  aucun 
parti.  Je  suis  un  homme  libre. 


84  HELLÉ 

Il  sourit  : 

—  Mais  je  ne  suis  pas  un  homme  aimable. 
Ma  tante  Marboy  me  l'a  souvent  reproché.  Rien 
ne  m'irrite  plus  que  la  bienveillance  banale  qui 
n'est  ni  la  tendresse  ni  la  charité,  et  noie  la 
colère,  l'amour,  l'admiration,  le  dédain,  toutes 
les  émotions  fortes,  dans  je  ne  sais  quel  fade 
bouillon. 

Un  rayon  de  soleil,  entre  deux  nuages,  frappa 
les  vitres  d'une  flèche  d'or. 

—  Le  ciel  s'éclaire,  dit  Genesvrier.  Voulez- 
vous  voir  mes  jardins  suspendus,  ma  terrasse 
de  Babylone? 

Il  ouvrit  la  fenêtre  et  nous  fit  passer  sur  un 
large  balcon  où  des  jacinthes  fleurissaient  dans 
d'étroites  caisses  vertes.  Un  lierre  presque  noir 
tordait  sur  le  mur  ses  tiges  velues. 

—  C'est  im  des  charmes  de  la  maison,  dit 
notre  hôte.  Ces  arbres  que  vous  voyez  en  bas 
appartiennent  au  presbytère  de  Saint-Étienne- 
du-Mont.  De  la  rue  même  on  voit  les  grappes 
jaunes  des  ébéniers,  les  th5n:ses  violets  des  lilas 
qui  semblent  plantés  sur  la  crête  du  mur.  Ces 
fleurs,  dans  le  jeune  feuillage,  se  mélangent  fort 
agréablement,  et,  le  soir,  quand  il  a  plu,  leur 
odeur  monte  jusqu'à  ma  fenêtre.  J'aime  ces 
profils  gris  des  monuments  que  le  Panthéon 
domine,   et   j'ai   une  tendresse   particuHère   pour 


HELLÉ  85 

la    vieille    tour    Clovis.    Quand    je    suis    fatigué, 
je  m'assieds  sur  le  balcon  et  je  me  repose  dans 
la  compagnie  des  moineaux  francs  et  des  jacinthes. 
Il  vit  mon  air  étonné. 

—  Ceci  vous  surprend,  mademoiselle  Hellé  ?  Je 
n'ai  pas  la  mine  d'un  jeime  homme  sentimental, 
et  je  ne  prétends  pas  jouer  Jenny  l'ouvrière  avec 
mes  jacinthes  et  mes  moineaux.  Mais  c'est  la  loi 
des  contrastes  et  des  réactions. 

—  Je  n'y  vois  rien  de  ridicule. 

—  Mon  ami  Clairmont  s'en  amuse  fort.  En 
sa  quaUté  de  poète,  il  n'estime  que  les  cygnes, 
les  aigles  et  un  peu  les  rossignols,  bien  que  ces 
animaux  se  soient  démodés  depuis  Lamartine. 
Mes  pierrots  lui  semblent  insupportables,  et  laids, 
la  vulgarité  de  mes  jacinthes  lui  fait  mal  au  cœur, 
Clairmont  ne  supporte  que  les  roses,  les  lys,  les 
tulipes,  et  les  chrysanthèmes  du  Japon. 

Cette  ironie  me  déplut  et  je  ne  répondis  rien. 
L'heure  était  venue  de  nous  retirer.  Mon  oncle 
exigea  de  Genesvrier  la  promesse  de  venir  chez 
nous  le  mercredi  suivant. 


XI 

Sauf  Grosjean,  Lampérier  et  Karl  Walter,  mon 
oncle  n'invitait  jamais  personne.  A  peine  mon- 
sieur et  madame  Gérard  étaient-ils  entrés  trois 
fois  dans  notre  maison.  Quand  j'annonçai  à 
Babette  un  dîner  de  huit  couverts,  elle  faillit 
perdre  la  tête  : 

—  Bien  sûr,  mademoiselle,  me  dit-elle,  bien 
sûr  que  monsieur  Sylvain  a  une  idée.  Ce  n'est 
pas  naturel  qu'il  invite  tant  de  monde...  Je 
pense  qu'il  veut  vous  faire  marier. 

—  N'en  crois  rien,  Babette.  Mon  oncle  a  déclaré 
que  je  me  marierais  toute  seule  et  qu'il  ne  se 
mêlerait  point  de  ces  choses-là. 

Babette  hocha  la  tête  d'un  air  sceptique  : 

—  Ma  foi,  mademoiselle,  monsieur  ne  ferait 
pas  si  mal  d'y  penser  un  peu.  Vous  attrapez 
vos  vingt  ans  à  la  fin  de  l'année  ;  vingt  ans  ! 
c'est  la  saison  des  amours.  Vous  n'allez  pas 
rester  toute  votre  vie  dans  les  Uvres. 

Malgré   les    dires    de    Babette,    je    savais    que 


HELLÊ  87 

l'oncle  Sylvain,  en  invitant  madame  Marboy  et 
Maurice  Clairmont,  n^avait  aucune  arrière-pensée. 
Le  voyage  du  jeune  homme  eût  d'ailleurs  réduit 
à  néant  tout  projet  matrimonial. 

Bien  souvent  l'oncle  Sylvain  s'était  expliqué 
avec  moi  sur  cette  question  délicate  de  mon 
mariage.  Il  m'avait  avertie  que  son  rôle  était 
fini,  et  qu'il  n'entendait  point  discuter  mon 
choix  ni  choisir  à  ma  place  ;  en  me  laissant 
toute  la  responsabilité  d'un  acte  si  grave,  il  me 
faisait  sentir  le  prix  de  ma  liberté  et  la  nécessité 
de  la  réflexion.  Il  savait  que  je  pouvais  me  trom- 
per de  bonne  foi,  mais  il  ne  se  prétendait  point 
infaillible  et  croyait  que  l'instinct,  la  raison,  un 
haut  idéal  d'amour  me  guideraient  mieux  qu'au- 
cune expérience  étrangère. 

J'avais  remarqué  qu'il  ne  manifestait  pas  un 
vif  enthousiasme  pour  le  talent  de  Maurice  Clair- 
mont,  bien  que  ce  jeune  homme  ne  lui  déplut 
pas  et  qu'il  en  parlât  avec  sympathie.  J'attri- 
buai cette  indifférence  à  l'engouement  que  lui 
inspirait  Genesvrier,  et  j'en  gardai  une  bizarre 
rancune  au  solitaire  de  la  rue  Clovis.  Je  ne  me 
disais  pas  —  tant  la  jeunesse  est  injuste  dans 
ses  caprices  —  que,  si  Clairmont  n'était  pas  entré 
dans  ma  vie  en  même  temps  que  Genesvrier, 
celui-ci,  peut-être,  eût  revêtu  à  mes  yeux  une 
grandeur  singulière  et  fascinatrice. 


8S  HELLÉ 

En  préparant  notre  logis  pour  y  recevoir  nos 
hôtes,  je  ne  tâchai  point  d'en  atténuer  la  sévé- 
rité par  ces  recherches  ingénieuses  où  excellait 
madame  Marboy.  La  table,  parée  d'un  damas 
antique  qui  avait  honoré  le  repas  de  noces  de 
mes  grands-parents,  reçut  le  service  de  porce- 
laine armoriée  à  filets  d'or,  quelques  cristaux 
de  prix,  quelques  pièces  de  vieille  argenterie 
vénérable.  Deux  flambeaux  bas  à  trois  branches, 
dont  un  ciseleur  contemporain  de  Louis  XM 
avait  contourné  les  tiges  et  épanoui  les  tulipes 
de  bronze  doré  ;  une  corbeille  de  narcisses  et 
de  grosses  marguerites  jaunes  composèrent,  avec 
la  vaisselle,  une  harmonie  blanc  et  or.  Mon  oncle 
se  déclara  satisfait. 

—  Ceci,  dit-il,  t'impose  une  robe  blanche.  Tu 
mettras  quelques  narcisses  à  ta  ceinture  et  dans 
tes  cheveux.  J'aime  ce  mariage  de  l'or  et  du 
blanc  qui  ont  ensemble  je  ne  sais  quoi  de  splen- 
dide  et  de  virginal  ;  c'est  la  beauté  des  lys  et 
des  reines. 

Quand  je  descendis  au  salon,  vêtue  non  plus 
d'éclatant  satin,  mais  d'un  crépon  blanc,  souple 
comme  ime  tunique  grecque,  Grosjean  déclara 
qu'il  avait  vu  ma  coiffure  et  mon  profil  sur  une 
médaille  ■  de  Syracuse  ;  Lampérier  cita  Virgile  ; 
Karl  Walter  cita  Gœthe,  et  Genesvrier  ne  dit 
rien. 


HELLÊ  89 

Mais  plus  doux  que  tous  les  éloges  fut  le  regard 
que  Maurice  Clairmont  jeta  sur  moi  lorsqu'il  entra 
avec  ma  vieille  amie.  J'y  lus  de  l'admiration,  de 
la  sympathie,  presque  de  la  tendresse.  Une  autre 
jeune  fille  y  eût-elle  pressenti  de  l'amour  ? 

L'aisance  mondaine  de  madame  Marboy,  la 
gaieté  de  Maurice  animèrent  la  réunion.  Maurice 
sut  parler  de  la  Grèce  de  manière  à  échauffer 
Lampérier  et  Walter,  et  l'Allemand  même,  charmé, 
lui  proposa  un  rendez-vous  à  Olympie.  Mon  oncle 
parut  soumis  à  cette  séduction  irrésistible,  com- 
parable au  despotisme  des  femmes  très  belles. 
Quand  je  servis  le  café  au  salon,  le  poète  était  chez 
nous  comme  un  roi  dans  son  royaume.  Tous  les 
yeux  étaient  charmés  —  et  tous  les  cœurs. 

Avril  s'achevait,  un  avril  aux  chaleurs  pré- 
coces, qui  avait  déplié  partout  les  feuilles  tendres 
et  fleuri  nos  marronniers.  Mon  oncle  fit  ouvrir 
la  grande  porte-fenêtre  qui  donne  accès  sur  le 
jardin.  Clairmont  venait  de  réciter  un  fragment 
de  son  drame,  et  ses  grands  vers  sonores  de 
l'Invocation  à  Aphrodite  avaient  laissé  dans  la 
nuit  de  printemps  comme  un  frisson  de  syllabes 
amoureuses.  A  la  prière  de  madame  Marboy,  mon 
oncle  prit  sa  flûte,  et  je  m'assis  au  clavecin. 

Sur  l'accompagnement  des  petites  notes  grêles, 
la  voix  de  cristal  de  la  flûte  évoqua  la  promenade 
des  ombres  dans  les  asphodèles,  au  troisième  acte 


90  HELLÉ 

d'Orphée.  Que  de  fois,  par  des  soirs  pareils,  nous 
avions  enchanté  nos  âmes  de  cette  musique 
vraiment  divine,  —  et  d'où  vint  que  je  crus  la 
jouer  pour  la  première  fois  ?  Mes  yeux  se  fer- 
maient à  demi  :  j'errais  dans  l'étemel  crépus- 
cule, sous  les  myrtes  où  Virgile  vit  passer  Didon, 
indignée,  silencieuse,  et  blessée  d'un  amour  que 
la  mort  même  ne  guérit  pas.  Les  flammes  des 
bougies  palpitaient.  Le  clair  de  lune  découpait 
en  noir  la  forme  des  branches.  Quand  j'eus  cessé 
de  jouer,  on  parla  d'une  voix  plus  basse,  comme 
si  quelque  chose  de  sacré  avait  passé  sur  nous. 

M.  Grosjean  réclama  le  whist  coutumier,  Walter 
venait  de  partir.  Tous  se  gi-oupèrent  autour  de  la 
table.  Je  jetai  un  châle  blanc  sur  mes  épaules,  et 
je  sortis  dans  le  jardin. 

Maurice  Clairmont  m'avait  suivie.  C'était  pres- 
que un  tête-à-tête  ;  mais,  par  la  porte  vitrée, 
par  les  deux  larges  fenêtres,  mon  oncle  et  ses 
amis  pouvaient  nous  voir,  et,  derrière  les  vitres 
j'apercevais  la  sombre  silhouette  d'Antoine  Ge- 
nesvrier  qui  ne  jouait  pas. 

C'était  une  de  ces  nuits  virginales  où  la  lune 
règne  sur  un  empire  de  vapeurs  lactées,  de  nacre, 
d'impondérable  argent.  Ses  étoiles  s'étaient 
évanouies  dans  cette  claire  splendeur  comme 
les  rêves  d'une  jeune  fille  dans  l'éblouissement 
du   premier   amour.    Les   grands   murs  qui   bor- 


HELLÊ  91 

daient  Thorizon  n'étaient  pas  noirs,  à  peine 
sombres,  d'un  gris  presque  aussi  pâle  que  le. 
gris  aérien  des  hautes  tours.  Parfois  le  vent  se 
levait,  comme  l'haleine  oppressée  de  la  saison, 
et  des  pétales  de  marronniers  tombaient  sur  le 
gravier  des  allées,  sur  ma  robe  et  sur  ma  cheve- 
lure. 

—  Heure  délicieuse  !  disait  Clairmont.  Il  me 
semble  que  le  temps  s'est  arrêté,  que  demain 
ne  viendra  pas,  que  je  n'ai  jamais  dû  partir.  Mon 
âme  oscille  entre  la  réalité  et  le  songe,  imprégnée 
de  poésie,  de  musique,  comme  enivrée  par  un 
dieu.  J'ai  vécu  ce  soir  des  instants  inoubliables. 

Je  ne  répondis  pas.  Nous  marchions  côte  à 
côte,  et  je  regardais  nos  ombres  ;  elles  se  rap- 
prochaient parfois  jusqu'à  se  confondre  dans  une 
étreinte  impalpable  et  muette  qui  troublait  en 
moi  une  mystérieuse  pudeur.  Je  ne  souhaitais 
point  que  Maurice  prît  ma  main,  ni  qu'il  pronon- 
çât des  paroles  tendres,  et  l'idée  de  l'amour  était 
dans  mon  âme  comme  le  soleil  invisible  dans  le 
ciel.  J'aurais  voulu  qu'une  allée  de  myrtes,  s'al- 
longeant  à  l'infini,  accueillît  notre  rêverie  errante 
et  que  le  baiser  de  nos  ombres  sur  le  sable  se 
prolongeât  toute  l'éternité. 

Il  parlait.  Que  me  disait-il?  Je  ne  m'en  sou- 
viens guère.  Il  ne  disait  pas  qu'il  m'aimait  ;  il  ne 
demandait  point  mon  amour  ;  mais  il  disait  que 


92  HELLÉ 

je  serais  présente  à  toutes  les  haltes  de  son 
voyage  ;  que  nos  communes  émotions  scellaient 
entre  nous  une  chaîne  mystique  ;  que  je  serais  très 
jeune  encore  et  plus  belle,  dans  deux  ans,  quand 
il  reviendrait...  Nous  n'étions  pas  des  amants, 
puisqu'il  me  quittait  sans  souffrance,  puisque 
je  ne  prononçais  pas  les  paroles  qui  auraient 
pu  le  retenir.  Nos  ombres  seules  s'enlaçaient  et 
se  fuyaient  pour  s'enlacer  encore,  nos  folles 
ombres  amoureuses.  Et,  sous  l'épaisse  charmille, 
l'Éros  mutilé  souriait  en  nous  regardant. 

Il  fallut  rentrer  et  ce  fut  l'adieu  avec  les  for- 
mules banales  et  les  gestes  froids  de  la  politesse. 
La  porte  se  referma  sur  le  jeune  homme,  qui  s'en 
allait  à  l'aventure,  en  rêveur,  en  conquérant.  Et 
il  me  sembla  qu'une  fleur  éphémère  et  délicieuse 
venait  de  se  faner,  pareille  aux  narcisses  de  ma 
ceinture. 


XII 

L'ÉTÉ  venu,  nous  partîmes  pour  la  Châtaigneraie. 

Sauf  la  bibliothèque  démeublée  et  close,  rien 
n'était  changé  dans  la  vieille  maison  où  avait 
joué  mon  enfance,  où  mon  adolescence  avait 
rêvé,  où  devait  parfois  se  réfugier  ma  jeunesse. 
Le  figuier,  près  du  puits,  étalait  ses  larges  feuilles. 
Il  y  avait  toujours  des  bardanes  contre  les 
murs  de  pierre  sèche,  asile  des  gros  hmaçons  et 
des  lézards  délicats  ;  il  y  avait  des  bourraches 
à  fleurs  bleues  ;  il  y  avait  des  frais  verjus  sous  les 
pampres  de  la  vigne  et  des  abricots  rougissants 
sur  les  espaliers.  Les  iris  de  velours  violet  et  de 
crêpe  jaune  commençaient  à  passer  fleur,  et  les 
œillets  légers,  parmi  les  fines  feuilles  grises,  an- 
nonçaient l'éclatante  royauté  des  roses,  ces  sou- 
veraines des  parterres  de  juin.  Chaque  jour  hâtait 
leur  floraison  dont  j'attendais  l'apogée  comme  une 
fête. 

Parmi  les  objets  familiers,  en  face  du  paysage 
dont  les  vastes  plans  uniformes,  les  châtaigniers, 


94  HELLÉ      . 

les  coteaux  avaient  été  si  longtemps  l'unique  décor 
de  mes  songes,  je  pris  conscience  des  changements 
qui  s'étaient  opérés  en  moi.  Mon  âme  s'était 
élargie  pour  contenir  des  sentiments  nouveaux, 
et  je  pressentais  qu'elle  allait  s'élargir  encore.  Je 
voyais  surgir  des  horizons  inconnus  où  déjà,  tout 
enveloppée  d'illusion  vaporeuse,  la  face  indécise 
de  l'amour  apparaissait. 

Mais  sur  cette  face  divine  qui  souriait  au 
seuil  de  la  jeunesse,  je  ne  mettais  aucun  nom. 
J'avais  beaucoup  pensé  à  Maurice  Clairmont 
pendant  les  premières  semaines  qui  avaient  suivi 
son  départ  ;  puis  peu  à  peu  son  image  s'était 
évanouie  dans  cette  vision  confuse  et  lumineuse 
qui  s'appelait  uniquement  l'amour.  Certes,  presque 
toutes  les  filles  de  mon  âge  eussent  confondu  le 
souvenir  de  Maurice  avec  un  espoir  plus  précis. 
Une  éducation  romanesque,  les  suggestions  du 
théâtre  et  de  la  lecture,  l'influence  d'une  société 
où  la  femme  ne  pense,  n'agit,  ne  respire  que  pour 
l'amour,  eussent  créé  des  amoureuses,  là  où  je  ne 
pouvais  être  qu'une  rêveuse,  et  fait  une  passion 
de  ce  qui  restait  un  pressentiment. 

Si  je  regrettais  l'absence  du  jeune  homme,  si 
je  pensais  à  lui  avec  plaisir,  mon  regret  n'avait 
rien  de  poignant,  mon  plaisir  n'avait  rien  de 
troublé.  Je  n'étais  pas  torturée  par  l'impatience 
d'aimer.  Ma  pureté  m'était  chère  comme  la  liberté 


HELLÉ  95 

suprême  permise  à  un  être  humain,  comme  un 
privilège  accordé  pour  peu  d'années  et  dont  il 
me  fallait  jouir.  Quand,  par  les  midi  brûlants,  les 
châtaigniers  me  recevaient  sous  leur  ombre, 
j'aimais  à  découvrir  les  sources  qui  jaillissaient 
au  ras  du  sol,  vierges  et  cachées  comme  ma  vie. 
Je  buvais  dans  le  creux  de  ma  main  l'eau  frigi- 
de que  les  hommes  n'avaient  point  souillée  en 
l'asservissant,  l'eau  qui  n'avait  reflété  que  l'azur 
du  ciel  entre  le  lacis  noir  des  branches,  les  lances 
des  iris  et  la  forme  de  mon  visage  incliné.  C'était 
au  plus  épais  du  bois,  dans  un  ravin  toujours 
humide  d'où  l'on  apercevait,  à  travers  un  fouil- 
lis inextricable,  la  lointaine  lumière  verte  des 
allées  criblées  de  soleil.  La  source  filtrait  parmi 
les  grosses  pierres  et  remplissait  une  sorte  de 
cuve  naturelle  tapissée  de  mousses  prodigieuses 
nuancées  du  ton  de  l'olive  au  ton  de  l'émeraude, 
et  molles,  douces,  fraîches,  sous  mes  pieds  nus. 
Assise  sur  un  fragment  de  roc,  je  sentais  le  re- 
mous frôler  mes  chevilles.  Par  une  fantaisie  pué- 
rile, j'appelais  à  haute  voix  les  nymphes  du  lieu, 
et  sur  les  cressons  et  les  pervenches  j'égrenais 
des  gouttelettes  en  libation. 

Le  soleil  horizontal  rougissait  l'orée  des  clai- 
rières. Je  reprenais  ma  route  à  travers  champs. 
Les  mouvantes  graminées  qui  montaient  presque 
à  mes  épaules  exhalaient  une   ardente  et  sèche 


96  HELLÉ 

odeur.  J'y  cueillais  en  passant  des  bluets  bleus, 
de  pâles  bluets  presque  mauves,  de  sombres 
bluets  violacés,  et  de  grands  pavots  fragiles  dont 
la  tige  colle  aux  doigts  et  dont  la  pourpre,  en  se 
fanant,  semble  se  poudrer  de  cendre.  A  peine  sortie 
des  refuges  où  l'Eau  mystérieuse  est  reine  des 
verdures  et  des  rochers,  je  croyais  pénétrer  dans 
le  royaimie  de  Cérès  terrestre  et  solaire,  déesse 
antique,  bienfaisante  à  l'homme  et  qui  lui  con- 
serve la  vie  par  l'hymen  fécond  de  la  glèbe  et  du 
feu.  Les  travailleurs  étaient  partis.  On  n'enten- 
dait que  les  sauterelles  stridentes. 

...  Ce  furent  des  mois  d'enchantement,  la  trêve 
unique  que  je  ne  retrouvai  jamais,  le  seul  moment 
où,  sans  livres,  sans  leçons,  sans  regards  jaloux, 
sans  curiosités  éveillées  autour  de  moi,  je  vécus 
de  ma  seule  vie.  Je  restituai  à  la  nature,  en  véné- 
ration, en  amour,  la  volupté  que  je  recevais 
d'elle  par  mes  yeux  ivres  de  sa  lumière,  par  mes 
oreilles  charmées  de  ses  rumeurs. 


xin 

Octobre  nous  ramena  à  Paris,  et  la  \-ie  de 
Tannée  précédente  recommença.  Je  reparas  aux 
soirées  des  Gérard  ;  je  renouai  des  relations  affec- 
tueuses avec  madame  Marboy  ;  je  préparai, 
chaque  mercredi,  le  thé  et  le  whist  pour  les  \àeux 
amis  de  mon  oncle.  Karl  \Valter  était  parti  ; 
mais  Antoine  Genesvrier  avait  pris  sa  place  et 
venait  chez  nous  réguHèrement. 

L'oncle  Sylvain  avait  réussi  à  vendre,  dans 
d'excellentes  conditions,  les  quelques  volumes 
-dont  Genes\Tier  voulait  se  défaire.  Genes\Tier 
avait  témoigné  sa  reconnaissance  du  service  rendu  ; 
mais,  en  pénétrant  dans  notre  intimité,  il  gardait 
une  extrême  réserve  qui  arrêtait  net  l'expansion. 
Cette  rudesse  et  cette  gra\-ité  ne  déplaisaient 
point  à  mon  oncle.  Pour  moi,  j'accordais  à  notre 
nouvel  ami  la  dignité,  le  courage,  une  hauteur 
d'âme  propre  à  susciter  l'estime,  mais  je  lui  re- 
prochais de  ne  point  encourager  les  s\TQpathies 
qui  s'offraient. 

4 


98  HELLÉ 

—  Voudrais-tu  qu'il  te  chantât  des  romances  ? 
criait  mon  oncle,  avec  une  amusante  indigna- 
tion. Tu  railles  les  jolis  messieurs  qui  te  comtisent 
chez  madame  Gérard,  et,  quand  tu  rencontres 
un  homme,  tu  lui  fais  un  crime  de  ne  point  ressem- 
bler à  ces  valseurs.  Parbleu  !  Genesvrier  n'est  pas 
galant.  Il  ne  porte  ni  moustache  en  croc,  ni  col 
carcan,  ni  cravate  de  romantique,  ni  redingote 
à  longue  jupe,  ni  monocle  au  bout  d'un  ruban  de 
moire.  Il  ne  plaît  point  aux  dames.  Il  ne  s'adosse 
pas  à  la  cheminée,  sur  le  coup  de  onze  heures 
pour  réciter  des  vers  tendres  et  plats...  Et  c'est 
justement  pourquoi  je  l'aime...  Deviendrais-tu 
sotte,  ma  chère  Hellé  !  Quelque  néo-idéaliste 
t'aurait-il  rendue  amoureuse?  Un  monsieur  pom- 
madé, lauréat  des  grandes  écoles,  va-t-il  me 
demander  ta  main  ? 

Je  riais  en  répondant  : 

—  Mon  oncle,  parce  que  vous  m'avez  élevée 
virilement,  oubliez-vous  mon  sexe  et  mon  âge? 
Je  vous  jure  que  j'estime  infiniment  monsieur 
Genesvrier.  Sans  connaître  ses  œuvres,  je  veux 
croire  qu'il  a  du  talent,  du  génie  même,  le  génie 
sombre,  abrupt,  indigné,  d'un  des  premiers  Pères 
de  l'Église.  Oui,  monsieur  Genesvrier  me  fait 
penser  à  saint  Jérôme.  Est-ce  ma  faute,  si  je 
préfère  les  âmes  fines  et  gracieuses  ? 

—  Au    fait,    peut-être    les    hommes    tels    que 


HELLÉ  99 

Genesvrier  demeurent-ils  incompréhensibles  aux 
femmes,  ce  qui  ne  fait  point  l'éloge  de  ton  sexe, 
Hellé  !  Ces  hommes  sont  les  grands  solitaires 
qui  vivent  assis  sur  la  montagne,  dans  l'air  subhme 
que  vous  ne  pouvez  respirer  sans  mourir.  Et 
peut-être  aussi  n'ont-ils  pas  besoin  de  vous,  de 
votre  frivolité,  de  votre  grâce.  Leur  solitude 
fait  leur  force...  Toi,  Hellé,  le  Beau  te  fascine  ; 
j'entends  le  Beau  sensible,  qui  s'exprime  par  la 
forme,  le  son,  le  rythme,  la  couleur.  Et  là,  je  te 
reconnais  femme.  Tu  préfères  l'œmTe  d'art  à 
l'idée  toute  pure.  Je  ne  t'en  blâme  point.  Toutes 
les  femmes  sentent  ainsi,  et  c'est  pourquoi  elles 
désertent  la  philosophie  et  chérissent  les  religions, 
qui  leur  présentent  les  idées  sous  des  symboles. 
La  femme  est  par  nature  idolâtre  et  mystique  — 
idéaliste,  jamais.  Elle  se  donne  au  Dieu  chrétien 
parce  que  ce  Dieu  s'est  fait  homme,  parce  qu'elle 
a  vu,  dans  les  églises,  le  type  humain  qu'il  em- 
prunta et  qu'on  lui  rendit  famiUer.  La  femme 
est  tout  amour.  Les  martyrs  mouraient  au  Colysée, 
non  pour  le  triomphe  de  la  morale  nouvelle,  mais 
pour  l'amour  du  Dieu  nouveau. 

M.  Gérard  avait  invité  Genesvrier  à  ses  récep- 
tions, mais  le  neveu  de  madame  Marboy  avait 
répondu  par  un  refus  poli,  alléguant  ses  tra- 
vaux,  quelque  fatigue,  une  humeur  bizarre  qui 


100  HELLÉ 

l'obligeait  à  fuir  le  monde.  Je  l'avais  secrète- 
ment approuvé.  Il  me  semblait  que  Genesvrier, 
devenu  mondain,  eût  perdu  sa  hautaine  dignité, 
sans  gagner  aucune  grâce.  Madame  Gérard  fut 
irritée  de  cette  abstention.  Elle  avait  entendu 
conter  l'histoire  de  notre  nouvel  ami,  et  elle  avait 
annoncé  à  ses  intimes  la  visite  d'un  personnage 
extraordinaire,  le  marquis  de  Genesvrier.  Un 
incident  me  révéla  l'idée  singulière  qu'elle  en 
avait  conçue. 

Parmi  l'élite  des  jeunes  rénovateurs  qui  péro- 
raient chez  madame  Gérard,  j'avais  remarqué 
un  garçon  assez  beau,  fort  content  de  soi  et  à  qui 
l'ambition  sortait  par  les  yeux  et  la  bouche,  dès 
qu'il  se  trouvait  en  présence  d'un  homme  influent. 
Ce  monsieur  s'était  fait  présenter  à  l'oncle  Sylvain, 
et  lui  avait  envoyé,  avec  les  dédicaces  les  plus 
flatteuses,  deux  volumes  de  critique  qu'il  venait 
de  publier.  Entre  temps,  il  m'avait  honorée  de  ses 
confidences.  Je  savais  que  la  plus  brillante  carrière 
était  ouverte  à  M.  Lancelot  ;  que  les  lettres,  par 
un  chemin  de  fleurs,  le  conduiraient  à  l'arène 
poUtique,  et  qu'il  ferait  une  rapide  fortune  tout 
en  moralisant  la  nation.  Des  gens  en  place  s'in- 
téressaient à  lui.  A  plusieurs  reprises,  il  avait  ému 
la  presse.  Mais  la  dignité  de  son  rôle  et  l'intérêt 
de  son  génie  lui  déconseillaient  de  mener  l'exis- 
tence errante  d'un  célibataire.  Il  rêvait  une  femme 


HELLÊ  loi 

capable  de  le  comprendre,  de  le  servir,  de  s'associer 
à  son  destin  et  de  manœuvrer  habilement  dans 
le  monde  parlementaire.  Avant  dix  ans,  lui, 
Lancelot,  serait  de  TAcadémie,  et  sa  femme 
aurait  le  plus  beau  salon  littéraire  et  politique. 
Bien  qu'il  ne  fût  point  riche,  elle  n'aurait  pas  à  se 
repentir  de  l'avoir  épousé  ;  car  il  fonderait  peut- 
être  un  grand  journal,  à  moins  qu'il  ne  devînt 
ministre.  Mais  il  fallait  que  cette  femme  ap- 
partînt à  la  meilleure  société,  possédât  quelque 
fortune,  de  la  beauté  et  l'intelligence  du  monde. 

Après  quatre  ou  cinq  entretiens  de  ce  genre, 
je  n'ignorai  plus  rien  de  l'âme  et  des  projets  de 
M.  Lancelot.  Évidemment,  je  lui  apparaissais 
comme  l'élue  capable  d'aider  au  triomphe  de  ses 
ambitions,  et  ces  discours,  cet  empressement 
annonçaient  une  proche  demande  en  mariage. 

Je  gardai  une  contenance  énigmatique,  heu» 
reuse  d'étudier  sur  le  vif  ce  t3rpe  du  moderne 
ambitieux,  futur  héros  de  Parlement,  tout  gonflé 
déjà  d'éloquence  creuse.  Je  lus  les  deux  livres 
où  je  trouvai  d'adroites  mosaïques  d'idées  dans 
le  mastic  d'un  style  parfaitement  impersonnel. 
Tout  ignorante  que  j'étais,  je  me  rendis  compte 
que  M.  Lancelot  ne  m'avait  point  menti,  sa 
souple  médiocrité  lui  assurant  une  belle  carrière 
dans  une  société  que  toute  forte  individuaUté 
épouvante. 


102 


HELLÉ 


Ce  fut  madame  Gérard  qui,  d'un  air  de  mystère, 
se  chargea  de  sonder  mon  cœur  virginal.  Elle  vint 
me  voir  en  particulier  et  commença  l'attaque 
par  un  long  préambule.  Mon  oncle  prenait  de 
l'âge  ;  il  pouvait  disparaître  :  que  deviendrais-] e 
alors,  si  jeune,  isolée  dans  un  monde  plein  d'em- 
bûches et  que  je  ne  connaissais  point?  La  raison 
me  commandait  de  penser  à  l'avenir  et  d'assurer 
mon  bonheur  par  un  mariage  bien  assorti.  J'étais 
riche;  j'étais  belle  ;  je  ne  manquerais  point  d'épou- 
seurs. 

Je  répondis  à  madame  Gérard  que  j'étais 
fort  touchée  de  l'intérêt  qu'elle  me  témoignait  ; 
que  mon  oncle  jouissait  d'une  santé  excellente, 
mais  que,  si  j'avais  le  malheur  de  le  perdre,  je 
trouverais  en  moi-même  des  ressources  et  des 
défenses  contre  les  entreprises  du  monde.  As- 
surément le  mariage  ne  m'inspirait  aucune  ré- 
pugnance; mais  j'étais  exigeante,  difficile,  singu- 
hère,  et,  parmi  tant  de  gens  de  mérite,  aucun 
n'avait  fixé  mon  choix. 

Madame  Gérard  se  réjouit  de  savoir  que  j'avais 
le  cœur  libre.  Avec  son  expérience  de  femme  du 
monde,  elle  pouvait  affirmer  que  la  passion  est 
inutile,  dangereuse  même  pour  le  bonheur  conjugal  ; 
il  était  certain  que  la  sympathie,  avant,  assure 
l'amour,  après.  D'ailleurs  j'étais  une  intellectuelle, 
fort  au-dessus  des  puérilités  du  sentiment,  et  je 


HELLÊ  103 

devais  choisir  un  mari  intelligent,  hardi,  un 
garçon  d'avenir,  qui  ferait  vite  son  chemin. 

Mon  silence  lui  paraissant  de  bon  augure, 
madame  Gérard  lança  brusquement  le  nom  de 
M.  Lancelot,  qui  réalisait  toutes  les  vertus  re- 
quises pour  «  arriver  ».  Je  répondis  avec  sim- 
plicité que  M.  Lancelot  me  faisait  beaucoup 
d'honneur,  mais  que  je  me  sentais  incapable  de 
lui  apporter  une  aide  efficace  et  qu'il  risquerait, 
en  m'épousant,  une  grosse  déception.  Après  tout, 
M.  Lancelot,  ne  manquerait  point  de  bons  partis, 
et  le  Néo-idéalisme  n'avait  nul  besoin  de  prendre 
le  deuil. 

Comme  toutes  les  marieuses,  madame  Gérard 
considérait  qu'en  refusant  un  fiancé  de  sa  main, 
je  lui  faisais  une  injure  personnelle.  Avec  des 
lèvres  pincées  et  un  mouvement  des  sourcils, 
elle  répliqua  que  j'étais  libre,  que  je  connaîtrais 
un  jour  tout  le  mérite  de  M.  Lancelot  et  que 
je  regretterais  de  ne  pas  avoir  accordé  un  crédit 
de  quelques  mois  à  ce  jeune  homme. 

—  Mais,  chère  madame,  m'écriai- je  en  lui 
prenant  la  main  —  car  je  ne  voulais  point  lui 
causer  de  peine  —  je  vous  suis  très  reconnais- 
sante de  votre  bonne  intention.  Malheureusement 
je  n'aime  pas  monsieur  Lancelot,  et,  ma  liberté 
ne  me  pesant  point,  je  ne  l'échangerais  que  contre 
les  réelles  joies  d'un  amour  partagé.  Je  ne  suis 


104  HELLÉ 

nullement  ambitieuse,  et  la  perspective  de  préparer 
toute  ma  vie  les  élections  de  mon  époux  ne  me 
semble  pas  très  séduisante. 

Madame  Gérard  se  dérida  un  peu,  poussa 
quelques  soupirs  et,  me  regardant  dans  les  yeux  : 

—  Écoutez,  Hellé,  vous  feriez  mieux  de  me 
dire  la  vérité.  On  vous  a  monté  la  tête. 

—  On,  madame  ?  Quel  est  cet  on,  s'il  vous 
plaît  ? 

—  Je  sais...  je  sais... 

—  Mais  je  ne  comprends  plus  du  tout. 

Elle  hésita  et,  tout  à  coup,  avec  la  volubilité 
du  ressentiment  qui  ne  se  contient  plus  : 

—  C'est  ce  monsieur  Genesvrier.  Il  est  amoureux 
de  vous.  Tout  le  monde  le  dit.  Il  est  toujours 
chez  votre  oncle,  lui  qui  ne  va  chez  personne 
et  c'est  un  scandale  de  voir  que  monsieur  de 
Riveyrac  se  laisse  circonvenir  par  un  individu 
qui  fréquente  la  crapule  —  oui,  HeUé,  la  crapule  ! 
—  et  écrit  des  livres  subversifs.  Parbleu,  avec  ses 
trente-cinq  ans,  avec  ses  cheveux  gris,  sa  mau- 
vaise humeur  et  les  quatre  sous  qui  lui  restent 
d'une  belle  fortime  mangée  on  ne  sait  comment, 
il  serait  trop  heureux  de  vous  épouser  pour  se 
ménager  une  rentrée  dans  le  monde,  dans  son 
monde  où  l'on  ne  veut  plus  le  recevoir. 

—  Madame,  dis- je  avec  une  émotion  extra- 
ordinaire, vous  oubhez  que  monsieur  Genesvrier 


HELLÉ  105 

est  notre  ami,  qu'il  est  le  neveu  de  madame  Marboy 
et  que  personne  n'a  le  droit  de  suspecter  ses 
intentions. 

—  Vous  voyez  bien  que  vous  le  défendez  ! 

—  Je  défendrai  quiconque  sera  injustement 
attaqué  devant  moi,  à  propos  de  moi.  Monsieur 
Genesvrier  est  un  homme  de  talent,  un  honnête 
homme  que  je  n'aime  point,  madame,  mais  que 
j'estime  un  peu  plus  que  monsieur  Lancelot. 
Je  sais  qu'il  a  disposé  de  sa  fortune,  de  quelle 
façon  et  dans  quel  dessein.  Madame  Marboy 
m'a  tout  raconté.  Monsieur  Genesvrier  ne  songe 
point  à  m 'épouser  et,  bien  loin  de  prétendre 
aux  bonnes  grâces  de  son  monde,  il  vit  dans  la 
retraite  et  ne  s'inquiète  que  de  ses  travaux. 

—  Vous  en  parlez  bien  chaudement,  Hellé, 
et  si  monsieur  Genesvrier  vous  demandait  en 
mariage... 

—  Je  ne  sais  ce  que  je  répondrais,  madame, 
et  ceci  ne  regarde  que  moi;  mais  je  puis  vous 
affirmer  qu'entre  l'amitié  de  monsieur  Genesvrier 
et  l'amour  de  monsieur  Lancelot,  mon  choix  ne 
serait  point  douteux...  Après  tout,  que  vous 
importe?  Pourquoi  me  chercher  une  querelle 
en  attaquant,  à  cause  de  moi,  un  homme  qui 
ne  vous  a  fait  aucun  mal?  J'en  suis  étrangement 
surprise  et  affligée. 

Il   y   eut   un   silence.    Madame   Gérard   fondit 


io6  HELLÉ 

en  larmes.  Elle  déclara  qu'elle  était  malheureuse 
et  bien  sotte  de  s'occuper  ainsi  des  autres  pour 
leur  bonheur  ;  qu'on  ne  l'y  prendrait  plus  ;  que 
peut-être  la  colère  l'avait  emportée  un  peu  loin 
et  qu'elle  regrettait  ses  paroles. 

Je  me  prêtai  à  son  désir  de  réconciliation,  et  je 
promis  de  ne  rien  conter  à  mon  oncle.  Madame 
Gérard,  aussitôt  consolée,  partit  en  s'essuyant 
les  yeux. 


XIV 

«  Cette  bonne  dame  est  parfaitement  folle, 
pensais-je  après  la  sortie  de  madame  Gérard. 
Elle  ne  peut  pardonner  à  Genesvrier  de  n'avoir 
point  étalé  chez  elle  son  génie  et  son  marquisat. 
Il  est  certain  qu'il  préfère  la  société  de  mon  oncle... 
Les  médisants  expliquent  son  assiduité  par  l'amour, 
car  partout  où  un  homme  et  une  femme  sont  en 
présence,  on  cherche  la  petite  aventure  senti- 
mentale. Quelle  ridicule  idée  !  Genesvrier  amou- 
reux !...  ^ 

Je  songeai  que  la  colère  de  madame  Gérard 
était  significative  et  que  la  «  grosse  pie  »,  si 
odieuse  à  l'oncle  Sylvain,  avait  dû  s'épancher  déjà 
dans  le  sein  de  plusieurs  confidentes.  Peut-être 
la  moitié  des  gens  que  je  rencontrais  chez  les 
Gérard  étaient-ils  informés  de  la  prétendue  passion 
de  Genesvrier  —  peut-être  la  crainte  d'être  devancé 
par  «  le  marquis  »  avait-elle  précipité  la  déclara- 
tion de  Lancelot...  Je  prévis  de  sots  commérages. 

Si  j'avais  été  seule  en  cause  et  tout  à  fait  libre, 
je   n'y  aurais    attaché    aucune   importance,  mais 


io8  HELLÊ 

je  savais  qu'une  vieille  affection  unissait  mon 
oncle  et  M.  Gérard.  Je  voulais  empêcher  la  rupture. 
L'idée  me  vint  de  me  confier  à  madame  Marboy, 
qui  pourrait,  au  besoin,  prévenir  les  imprudences 
de  son  amie. 

Il  était  cinq  heures.  Mon  oncle  ne  devait  pas 
rentrer  avant  le  dîner.  Je  pris  une  voiture  et 
je  me  fis  conduire  rue  Pergolèse. 

Madame  Marboy  était  seule,  par  bonheur. 
Je  lui  racontai  la  visite  de  madame  Gérard,  la 
proposition  faite  au  nom  de  M.  Lancelot,  et  les 
sentiments  invraisemblables  qu'on  prêtait  à  Ge- 
nesvrier. 

Madame  ]\Iarboy  commença  par  rire,  puis 
elle  devint  grave. 

—  J'imagine,  me  dit-elle,  que  vous  ne  croyez 
pas  un  mot  des  sottes  calomnies  qu'on  vous  a 
débitées  à  propos  de  mon  neveu.  J'en  aurais 
un  extrême  chagrin. 

—  Vous  pouvez  vous  rassurer,  bonne  chère 
amie.  Je  crois  monsieur  Genesvrier  incapable 
d'un  sentiment  bas...  de  même  que  je  le  sais 
incapable  d'amour. 

—  Mon  Dieu  !  dit  madame  Marboy  avec  un 
sourire,  on  ne  sait  jamais,  ma  chère  enfant,  si 
un  homme  supérieur  est  incapable  d'amour.  Il 
me  paraît,  au  contraire  beaucoup  plus  exposé 
à  la  passion  qu'un  médiocre. 


HELLÉ  log 

—  Comment  !  m'écriai-je,  monsieur  Genesvrier 
aurait  aimé  ! 

—  Je  n'en  sais  rien.  C'est  le  secret  d'Antoine 
et  je  vous  affirme  que  personne  n'a  jamais  pénétré 
ses  secrets.  Je  ne  pense  point  qu'il  soit  amoureux, 
et  je  ne  lui  souhaite  pas  de  le  devenir.  Il  a  autre 
chose  à  faire  que  de  soupirer  près  d'une  brune 
ou  d'une  blonde,  et  l'immense  majorité  des  femmes 
le  renverrait  à  ses  travaux.  La  compagne  qu'il 
rêve  —  s'il  rêve  —  n'existe  nulle  part.  Vous-même, 
Hellé,  dont  il  admire  la  haute  intelligence,  vous- 
même  n'auriez  pas  le  goût,  ni  le  courage  d'associer 
votre  vie  à  la  vie  de  Genesvrier.  J'avoue  que  si 
j'étais  une  fille  de  vingt  ans,  Antoine,  tout  ad- 
mirable qu'il  est,  ne  me  séduirait  guère.  Je  n'en 
ferais  pas  mon  fiancé,  mais  je  serais  fière  et  heu- 
reuse qu'il  voulût  bien  être  mon  ami. 

—  C'est  ce  que  j'aurais  souhaité,  madame. 
Mon  oncle  aime  infiniment  monsieur  Genesvrier. 
Pour  moi,  je  l'estime  et...  c'est  étrange...  je  dirais 
presque,  je  le  crains...  Oui,  je  redoute  le  sentiment 
défavorable  que  mes  idées  et  mes  paroles  pour- 
raient lui  inspirer.  Je  suis  mal  à  l'aise  avec  lui, 
et  son  regard  pèse  sur  moi  d'une  manière  presque 
insupportable. 

—  C'est  étrange,  en  effet,  car  vous  n'êtes  pas 
nerveuse,  et  le  regard  d'Antoine  n'a  rien  de  mal- 
veillant. 


iio  HELLÊ 

—  Je  me  suis  demandé  parfois  si  je  ne  lui 
paraissais  pas  ridicule,  parce  que  je  ne  ressemble 
point  aux  autres  jeunes  filles. 

—  Cette  dissemblance  serait,  au  contraire  un 
élément  de  sympathie,  fit  madame  Marboy  pen- 
sivement... Non,  Hellé,  Antoine  ne  vous  trouve 
point  ridicule.  Il  n'éprouve  aucun  sentiment  qui 
vous  soit  défavorable...  mais...  c'est  un  homme 
singulier.  Il  possède  un  don  tout  spécial  de  pénétrer 
les  âmes,  et  peut-être  vous  connaît-il  plus  pro- 
fondément que  vous  ne  vous  connaissez  vous- 
même.  Je  vous  ai  parlé  de  lui  sur  un  ton  plaisant  ; 
je  l'ai  nommé  Vours  et  le  sauvage...  Mais,  sans 
partager  ses  idées  et  ses  opinions,  sans  approuver 
son  mépris  du  monde  et  l'isolement  où  il  se  com- 
plaît, je  lui  rends  justice.  Antoine  avait  sous  la 
main  un  bonheur  tout  fait,  ou  du  moins  ce  qu'on 
appelle  le  bonheur.  Il  pouvait  employer  sa  fortune, 
son  intelligence,  au  service  de  ses  passions...  Que 
s'est-il  passé  dans  son  cœur  ?  Il  a  voulu,  dit-il, 
réaliser  la  justice  autant  qu'il  dépendait  de  lui, 
dans  la  sphère  bornée  de  son  action.  Il  a  jugé 
qu'il  n'avait  point  de  droit  sur  son  immense 
fortune,  et  il  l'a  partagée  entre  ceux  qu'elle  pouvait 
le  mieux  servir.  II  a  donné  à  quelques  artistes 
inconnus  le  moyen  de  se  relever  par  des  œuvres 
que  leur  pauvreté  leur  défendait  d'exécuter.  Il  a 
permis  un  repos  salutaire  à  un  écrivain  pauvre 


HELLÉ  III 

et  malade,  qui  est  glorieux  aujourd'hui.  Il  a 
recherché,  dans  le  peuple,  des  êtres  condamnés  à 
la  routine  d'un  travail  stérile,  et  il  leur  a  enseigné 
l'art  d'utiliser  leur  énergie  et  leur  initiative. 
Cette  abnégation  est  peut-être  folle,  peut-être 
utile.  On  ne  saurait  la  proposer  comme  exemple, 
mais  elle  a  sa  grandeur. 

—  Je  vous  remercie  de  m' avoir  donné  ces 
détails,  répondis- je.  Ils  éclairent  le  caractère  de 
monsieur  Genesvrier. 

—  Remarquez  bien,  dit  vivement  madame 
Marboy,  que  je  ne  partage  point  les  idées  de 
mon  neveu.  Je  suis,  comme  il  le  dit,  une  vieille 
aristocrate  qui  a  peur  des  grands  mots,  du  bruit, 
des  secousses,  et  qui  oppose  au  mal  non  pas  la 
révolte,  mais  la  résignation.  C'est  une  vertu  qu'on 
ne  pratique  guère  aujourd'hui  et  que  Genesvrier, 
dans  ses  écrits,  semble  méconnaître.  C'est  un 
grand  révolté. 

Elle  jeta  un  coup  d'œil  machinal  sur  la  petite 
table  qui  supportait  des  livres,  des  journaux, 
des  papiers  mêlés  aux  écheveaux  soyeux  et  aux 
broderies. 

—  Quelle  différence  avec  l'aimable,  le  raffiné 
Maurice  Clairmont  !  dit-elle.  Celui-ci  ne  se  révolte 
point.  J'ai  là  une  lettre  de  lui  où  il  me  raconte 
qu'il  fait  le  coup  de  feu  en  Macédoine,  qu'il  est 
charmé,, que  des  brigands  l'ont  pris,  qu'il  leur 


112 


HELLÉ 


a  payé  rançon  et  qu'il  a  failli  les  enrôler  contre 

les  Turcs...  Enfin  il  est  l'homme  le  plus  heureux 
du  monde.  Il  trouve  que  tout  est  bien,  que  tout 
est  beau. 

—  Oui,  il  paraît  être  un  de  ces  hommes  que 
la  fortune  favorise.  J'ai  lu  ses  vers;  je  pressens 
en  lui  un  grand  poète. 

—  Soyez  sûr  qu'il  est  de  votre  avis  !  dit  ma- 
dame Marboy  avec  un  coup  d'œil  malicieux. 
Maurice  marche  vers  la  gloire  avec  une  superbe 
confiance.  Il  est  aimé,  il  est  gâté,  il  est  admiré. 
Je  m'étonne  qu'il  ne  soit  point  devenu  détestable. 
Il  a  seulement  besoin  que  ia  vie  le  mûrisse  et 
l'éprouve  un  peu... 

—  Et...  il  re\âendra... 

—  Dieu  sait  quand  !  Jamais  Maurice  n'a  su 
calculer  une  date.  Il  est  parti  pour  deux  ans.  Nous 
le  reverrons  au  printemps  prochain,  à  moins 
qu'une  beUe  Grecque  ne  l'enlève. 

Je  soupirai  malgré  moi  : 

—  Heureux  les  hommes  !  Ils  peuvent  courir 
le  monde  impimément.  Ah  !  si  j'étais  monsieur 
Clairmont... 

—  Vous  n'avez  pas  à  vous  plaindre,  HeUé. 
Allons,  embrassez-moi.  Votre  retard  inquiéterait 
votre  oncle.  Je  verrai  cette  perruche  de  Gérard, 
et  lui  clorai  le  bec.  A  bientôt,  chère  enfant. 


XV 

—  D'où  viens-tu  ?  s'écria  mon  oncle  quand  j 'en- 
trai dans  la  salle  à  manger.  Babette  m'a  dit  que 
madame  Gérard  était  venue  et  qu'elle  était  re- 
partie avec  un  air  bouleversé... 

—  Je  suis  allée  voir  madame  Marboy,  répondis- je 
en  ôtant  mon  chapeau...  Oui,  madame  Gérard  est 
venue,  et  vous  saurez  pourquoi. 

—  Tu  ris  ? 

—  Comme  vous  allez  rire...  Imaginez-vous,  mon 
oncle,  que  cette  bonne  dame  allait  vous  demander 
ma  main. 

—  Vraiment,  et  pour  qui  donc  ? 

—  Pour  un  monsieur  qui  sera  ministre,  acadé- 
micien, etc. 

—  Lancelot  ? 

—  Lui-même. 

—  Et...  tu  as  dit  non  ? 

—  Si  j'avais  dit  oui,  mon  oncle,  vous  seriez  bien 
étonné. 

Je  racontai  à  l'oncle  Sylvain  les  projets  et  les 


114  HELLÉ 

ambitions  de  M.  Lancelot  et  la  fuite  éperdue  de 
madame  Gérard  après  l'échec  de  son  candidat. 
Avec  de  grands  éclats  de  rire  et  avant  que  j'eusse 
deviné  son  intention  : 

—  Genesvrier  !  cria-t-il  en  poussant  la  porte 
du  salon,  Genesvrier,  ma  nièce  est  revenue.  Elle 
ne  s'est  point  fait  écraser  par  les  voitures,  comme 
vous  en  aviez  petu,  mais  elle  Ta  échappé  belle  : 
la  mère  Gérard  a  voulu  la  marier  à  un  futur  mi- 
nistre, à  un  futur  académicien  ! 

—  Oncle  Sylvain,  taisez-vous,  je  vous  en  prie  ! 
dis-je  en  apercevant  Antoine  Genesvrier  assis  dans 
le  salon. 

—  Bah  !  il  faut  bien  nous  divertir  un  peu  aux 
dépens  des  barbares  !  répHqua  l'oncle  qui  ne  pou- 
vait manifester  assez  la  joie  que  lui  causait  ma 
résolution.  Hellé  épouser  le  petit  Lancelot  !  Hellé 
devenue  la  <!  dame  »  du  ministre  !  Hellé  préparant 
des  élections  !  Hein  !  Genesvrier,  voyez- vous  cela  ? 
Il  n'est  pas  bête,  le  jeune  Lancelot,  il  n'est  pas 
bête  ! 

—  Monsieiu,  fis-je  en  riant  malgré  moi,  je 
n'aurais  pas  divulgué  le  secret  de  monsieur  Lance- 
lot, mais  mon  oncle  est  impitoyable.  Il  voudrait 
me  donner  pour  femme  à  Phébus  Apollon. 

Genesvrier  sourit  : 

—  Je  ne  répandrai  point  le  bruit  de  l'échec  de 
monsieur  Lancelot,  dit-il,  mais  je  connais  les  Hvres 


HELLÉ  115 

de  ce  jeune  homme  et  serais  fort  étonné  qu'une 
personne  de  votre  caractère  se  laissât  prendre  au 
piège  de  cette  littérature. 

—  L'œuvre  fait  juger  l'auteur.  Mais  soyons 
charitables,  mon  oncle.  Cessez  d'accabler  monsieur 
Lancelot,  puisqu'il  ne  vous  prendra  point  votre 
trésor  ! 

—  Certes,  tu  es  mon  trésor,  dit  l'oncle  Sylvain, 
posant  d'un  geste  affectueux  sa  main  sur  ma 
chevelure...  Je  ne  t'ai  point  couvée  précieusement 
pour  un  Lancelot.  N'est-ce  pas,  Genesvrier,  que 
j'ai  le  devoir  d'être  difficile  et  le  droit  d'être  fier? 
N'est-elle  pas  deux  fois  ma  fille  ? 

—  Vous  faites  beaucoup  d'envieux,  dit  Genes- 
vrier. 

Il  nous  regardait,  l'oncle  et  moi,  appuyés  l'un 
à  l'autre  et  pour  la  première  fois,  sur  ce  grand 
visage  sombre,  passait  une  étrange  douceur. 

—  Venez,  mon  oncle,  venez  à  table,  et  vous, 
monsieur,  pardonnez-moi  ;  j'ai  oublié  l'heure  près 
de  votre  tante  ;  écoutez  Babette  qui  grogne  toute 
seule  parce  que  le  potage  refroidit. 

L'oncle  Sylvain  m'expHqua  qu'il  avait  eu  l'idée 
d'aller  chercher  son  ami.  Il  ne  se  passait  guère  de 
semaine  sans  qu'il  l'amenât  ainsi,  à  l'improviste, 
et  ces  visites  fréquentes  avaient  fort  intrigué 
madame  Gérard. 

Le  repas  fut  plus  gai  que  de  coutume.  Je  sen- 


ii6  HELLÉ 

tais,  dans  les  manières  de  Genesvrier,  je  ne  sais 
quelle  mystérieuse  détente.  Lui  qui  parlait  peu  et 
rarement  se  laissait  aller  à  raconter  quelques 
détails  de  sa  vie,  et  Torigine  de  ce  livre  du  Pauvre 
auquel  il  travaillait  depuis  si  longtemps.  C'était 
sous  une  forme  très  simple,  accessible  à  tous, 
l'histoire  de  la  misère  telle  que  l'ont  faite  les  con- 
ditions économiques  contemporaines,  misère  du 
corps  et  de  l'âme,  misère  de  l'artiste  et  de  l'ouvrier, 
misère  de  l'homme  et  de  la  femme,  —  et  la  sinistre 
épopée  aux  innombrables  figures  réelles  et  symbo- 
liques se  déroulait  de  l'hôpital  où  Ton  naît  à  l'hôpi- 
tal où  Ton  meurt,  à  travers  les  écoles,  les  ateliers, 
les  asiles,  les  bouges  et  les  prisons.  Genesvrier  avait 
observé  d'après  nature  tous  les  types  du  «  pauvre  j> 
contemporain.  Il  avait  montré  les  forces  perdues, 
les  intelligences  inutilisées,  tous  ces  éléments  de 
haine  et  de  mort  avec  quoi  on  pourrait  faire,  de  la 
vie,  du  bonheur  et  de  la  beauté. 

Je  le  regardais  en  l'écoutant,  il  n'avait  point  ces 
quahtés  de  conversation  qui  charment  les  mondains 
et  les  femmes,  la  grâce  alerte,  l'abondance  des 
images,  l'esprit,  l'ingéniosité.  Il  semblait  arracher 
du  fond  de  son  âme,  comme  avec  un  pic,  l'expres- 
sion fruste,  forte  et  vivante.  Parfois  son  discours 
bref,  haché,  atteignait  à  l'éloquence  par  des  rac- 
courcis de  phrase  qui  concentraient  la  pensée, 
vigoureusement.  Alors  les  yeux  enfoncés  sous  de 


HELLÉ  117 

saillantes  arcades,  la  bouche  aux  grands  plis  tristes, 
le  vaste  front  martelé,  s'illuminaient  d'un  flam- 
boiement intérieur. 

Après  dîner,  mon  oncle  passa  dans  la  biblio- 
thèque pour  écrire  quelques  lelitres. 

Genesvrier  continua  pour  moi  le  récit  commencé... 
Soudain  il  s'arrêta,  comme  saisi  d'une  gêne  singu- 
lière. 

Je  l'interrogeai  des  yeux. 

—  Je  crains  de  vous  fatiguer,  mademoiselle 
Hellé,  dit-il  pendant  que  je  lui  tendais  une  tasse 
de  café.  Votre  oncle  veut  bien  s'intéresser  à  mes 
travaux,  mais  vous  !...  Pour  vous  les  choses  dont 
je  vous  parle  sont  plus  lointaines,  plus  inconnues 
que  l'Amérique...  et  tout  aussi  indifférentes. 

—  Me  supposez-vous  incapable  de  m'intéresser 
à  ce  que  j'ignore?  dis- je  d'un  ton  piqué.  Vous 
partagez  la  commune  opinion  sur  la  médiocrité 
intellectuelle  des  femmes. 

—  Vous  vous  trompez,  répondit-il  gravement. 
J'ai  vu  des  femmes  très  intelligentes,  y  compris 
ma  tante  Marboy  et  vous-même  qui  représentez 
deux  types  opposés  ;  mais  l'éducation  de  la  femme 
la  rend  indifférente  à  toute  question  générale. 
Oui,  la  femme  s'émeut  pour  ce  qui  la  touche,  l'of- 
fense, ou  la  flatte  directement.  Ellle  ne  déborde 
pas  sa  propre  vie. 

—  C'est  moins  un  défaut  de  nature  qu'un  vice 


ii8  HELLÉ 

d'éducation.  On  concentre  sur  le  foyer  familial 
toutes  les  énergies  de  l'âme  féminine,  et  c'est  pour- 
quoi elle  ne  voit  rien  au  delà.  Cependant,  il  y  a 
des  femmes  plus  riches  en  énergie  et  qui,  sans  frus- 
trer leur  famille,  se  dépensent  dans  les  arts,  les 
affaires,  la  charité. 

— Sans  frustrer  leur  famille?  Il  n'est  point  de 
famille  qui  ne  se  croie  frustrée  si  la  femme  ne 
s'asservit  à  elle,  uniquement.  C'est  la  tare  du  senti- 
ment famihal,  cet  égoïsme  à  plusieurs,  ces  affec- 
tions jalouses  de  propriétaires.  Aussi  les  femmes 
riches  d'énergie,  comme  vous  dites,  sont-elles  le 
plus  souvent  exclues  des  petits  groupes  humains, 
obligées  d'appartenir  à  tous  et  à  personne.  J'en 
ai  connu  quelques-unes,  véritables  Sœurs  de 
charité  dont  j'ai  admiré  le  zèle  apostolique.  Celles- 
là  n'avaient,  pour  la  plupart,  ni  mari  ni  enfants. 
L'homme,  lâche,  avait  eu  peur  de  ne  point  les 
réduire  à  son  seul  service.  Elles  vivaient  et 
mouraient  isolées,  comme  vivent  et  meurent  les 
grands  artistes,  les  saints...  Et,  pourtant,  que  ne 
ferait  point  la  pensée  soutenue  par  l'amour,  le 
génie  de  l'homme  uni  au  sublime  instinct  de  la 
femme  !  Mais  ceux  qui  pourraient  s'associer  ainsi 
ne  se  rencontrent  jamais...  ou,  s'ils  se  rencontrent, 
ils  ne  se  reconnaissent  point. 

Il  rêva  un  instant  et  reprit  : 

—  Je  vous  parle  franchement,  d'abord,  parce  que 


HELLÉ 


119 


je  ne  sais  point  flatter,  ensuite  parce  que  je  vous 
estime. 

—  Je  vous  en  remercie. 

—  Eh  bien,  —  il  hésitait,  —  je  dois  vous  le 
dire  :  si  je  me  suis  laissé  entraîner  à  parler  comme 
j'ai  parlé,  ce  soir,  c'est  parce  que  j'espérais  éveiller 
en  vous  une  curiosité...  des  aspirations... 

—  Comment  cela  ? 

—  Vous  êtes  très  intelligente,  mademoiselle, 
et  l'éducation  que  vous  avez  reçue  a  développé 
en  vous  d'extraordinaires  facultés...  Pourtant  j'ai 
des  raisons  de  croire  que  ces  facultés  seront  stériles 
et  que  vous  les  emploierez  seulement  à  votre  plaisir 
intellectuel...  C'est  le  vice  unique  de  votre  éduca- 
tion... 

Je  rougis  un  peu  : 

—  Expliquez- vous,  monsieur  Genesvrier. 

—  Monsieur  de  Riveyrac,  que  la  Grèce  a  fasciné, 
a  tenté  d'incarner  en  vous  l'âme  antique.  Je  crois 
qu'il  y  a  presque  réussi.  Mais,  pour  arriver  à  ce 
résultat,  il  a  dû  vous  cloîtrer  dans  une  forteresse 
idéale,  et  vous  vous  êtes  trouvée  si  bien  que  vous 
n'en  savez  plus  sortir.  Je  le  regrette,  malgré  moi, 
parce  que  je  devine  ce  que  vous  êtes,  ce  que  vous 
valez,  ce  que  vous  pourriez  faire...  Vous  avez  vécu 
avec  les  morts  ;  ils  ont  gardé  votre  âme,  cette  âme 
que  vous  devez  aux  vivants.  Permettez-moi  de 
dire  toute  ma  pensée  :  pour  que  l'œuvre  de  votre 


120 


HELLÉ 


oncle  portât  des  fruits,  pour  que  votre  éducation 
ne  fût  pas  stérile,  il  vous  faudrait,  dès  maintenant 
entrer  dans  la  vie...  il  faudrait... 
Il  se  leva. 

—  Non,  oubliez  ce  que  j'ai  dit.  Vous  ne  pouvez 
savoir...  Il  n'est  pas  temps  encore...  Je  vous  parais 
étrange,  importun  ;  n'est-ce  pas  ? 

—  Je  crois  que  vous  voulez  me  convertir  à  une 
religion  inconnue,  dis-je  en  souriant.  Vous  par- 
lez comme  un  apôtre  qui  veut  faire  des  prosé- 
lytes. 

—  Peut-être  me  suis- je  fort  maladroitement 
exprimé...  Mais  nous  recauserons  de  cela,  plus 
tard...  à  moins  qu'un  courant  d'événements 
imprévus  ne  vous  entraîne... 

—  Vous  êtes  donc  bien  timide,  monsieur  ? 

—  Je  crains  de  vous  blesser  par  ma  brutale 
franchise. 

—  Nullement.  Je  ne  me  crois  point  parfaite 
et  tout  à  l'heure  vous  m'avez  fait  plaisir  en  disant 
que  vous  m'estimiez. 

Il  fixa  sur  moi  ses  yeux  dont  jamais  je  n'avais 
discerné  la  couleur,  car  ils  variaient  par  l'éclat, 
non  par  la  nuance,  prunelles  d'ombre  le  plus 
souvent  et  parfois  prunelles  de  lumière.  A  cette 
minute,  ils  rayonnaient,  et  c'était,  comme  dans  un 
éclair  aussitôt  évanoui,  la  brève,  la  magique  trans- 
figuration de  tout  ce  visage. 


HELLÉ  121 

— '  Puisque  vous  ne  me  gardez  point  rancune  de 
ma  sincérité,  dit-il,  laissez-moi  vous  présenter 
une  requête. 

—  En  faveur  de  qui  ? 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  moi,  mais  d'une  femme. 

—  Une  femme...  que  vous  connaissez  ? 

Il  parut  surpris  de  ma  sotte  question,  et  je  me 
sentis  rougir  sans  savoir  pourquoi. 

—  Cette  jeune  femme,  dit-il,  a  vécu  longtemps 
avec  un  de  mes  amis,  un  typographe,  un  ouvrier 
intelligent  et  bon.  Il  est  mort,  la  laissant  enceinte, 
malade,  sans  ressources.  Elle  vient  d'accoucher  à 
la  Maternité.  C'est  une  femme  du  peuple,  coura- 
geuse et  simple,  très  habile  ouvrière.  Elle  va  sortir 
de  l'hôpital  avec  son  enfant.  Il  faut  lui  procurer 
du  travail.  J'ai  pensé  que  vous  pourriez  vous  in- 
téresser à  elle. 

—  Très  volontiers.  Il  sufht  qu'elle  soit  recom- 
mandée par  vous. 

—  Je  vous  remercie.  J'avais  songé  à  vous  faire 
parler  par  ma  tante  Marboy,  mais...  toute  bonne 
qu'elle  est,  madame  Marboy  n'a  pu  se  défaire  de 
certaines  superstitions...  Elle  ne  refuserait  pas 
d'aider  une  fille-mère,  mais  eUe  refuserait  de  vous 
mettre  en  rapport  direct  avec  eUe,  vous,  une  jeune 
fille,  une  jeune  fille  honnête,  pure,  bien  élevée  et 
qui  devez  ignorer  le  mal. 

—  Vous  croyez  que... 


122 


HELLÊ 


—  J'en  suis  sûr,  mademoiselle.  Ma  tante  me 
blâmerait  fort  de  vous  avoir  parlé  de  ceci  fran- 
chement, sans  pruderie.  Mais  c'est  à  vous,  à  vous 
particulièrement,  que  je  voulais  m' adresser.  Je 
sais  que  vous  n'avez  aucun  préjugé,  que  vous 
saurez,  d'instinct,  discerner  celle  qu'il  faut  plaindre 
de  celle  qu'on  peut  mépriser...  si  l'on  a  le  droit  de 
mépriser  quelqu'un,  ce  dont  je  doute.  La  jeune 
femme  dont  je  vous  parle  est  une  vaillante  créature, 
et,  malgré  l'abominable  préjugé  qui  la  marque 
d'infamie,  elle  a  doublement  droit  au  respect,  par 
la  maternité  et  son  infortune. 

—  Eh  bien,  dis-je,  comptez  sur  moi.  Pourrai-je 
voir  votre  protégée  ? 

—  Elle  est  encore  à  l'hôpital. 

—  Qui  s'occupe  d'elle  ? 

—  Personne. 

—  Excepté  vous. 

—  Je  ne  compte  pas.  Vous  ne  soupçonnez  point 
ce  que  peut  souffrir  une  femme  isolée  parmi  les 
mercenaires  de  l'Assistance,  une  femme  qui  a  été 
aimée,  et  qui  a  été  heureuse...  Assurément  mes 
visites  la  consolent  un  peu  ;  elle  ne  se  sent  pas 
complètement  abandonnée  mais  que  puis-je  lui 
dire  ?  Je  ne  sais  pas  lui  parler  de  son  enfant...  Il 
faudrait  la  présence,  la  bienveillante  compassion 
d'une  femme...  Dans  ces  circonstances  délicates, 
tout  homme  est  un  peu  maladroit. 


HELLÊ  123 

—  Si  j'osais...  je  vous  accompagnerais  bien. 

—  Et  pourquoi  n'oseriez- vous  pas  ?  Parce  que 
vous  êtes  une  jeune  fille  ?  parce  que  vous  crai- 
gnez le  spectacle  de  la  douleur  ? 

—  Alors  emmenez-moi. 

—  Si  votre  oncle  l'autorise... 

—  Mon  oncle  me  laisse  entièrement  libre,  et,  de 
plus,  il  a  une  extrême  amitié  pour  vous. 

—  Vous  savez  que  ce  ne  sera  point  gai. 

—  Peu  importe. 

—  Je  viendrai  vous  chercher  demain. 
J'attendais  quelques  paroles  d'éloge  et  de  remer- 
ciement, mais  Genesvrier  ne  me  dit  rien  de  tel. 

Mon  oncle,  en  rentrant,  interrompit  notre 
causerie.  Nous  lui  racontâmes  notre  projet,  qu'il 
approuva. 

«  Et  c'est  l'homme  que  madame  Gérard  croit 
amoureux  !  me  disais- je  après  le  départ  de  Genes- 
vrier. Quelle  sottise  !  Sa  passion  dépasse  la  femme  ; 
elle  se  hausse  et  s'élargit  pour  embrasser  l'humanité. 
Pourtant  il  s'intéresse  à  moi.  Sa  sollicitude,  sa 
sévérité  tendent  à  m'entraîner  par  une  voie  mys- 
térieuse vers  un  but  qu'il  connaît  seul.  Vous  avez 
vécu  avec  les  morts;  ils  ont  gardé  votre  âme,  cette  âme 
que  vous  devez  aux  vivants.  Et  n'a-t-il  pas  dit  : 
«  Que  ne  ferait  le  génie  de  l'homme  aidé  par  le 
sublime  instinct  de  la  femme  ?  »  Je  vous  ai  bien 


124 


HFXLÉ 


compris,  monsieur  Genesvrier.  Parce  que  j'ai 
refusé  d'épouser  Lancelot,  vous  espérez  me  con- 
quérir à  vos  théories  ! 

<i  Mais  je  n'aime  pas  l'humanité,  moi,  j'aime  des 
choses  et  des  gens...  Je  ne  suis  pas  faite  pour  le 
sacrifice  et  le  dévouement  perpétuel.  J'ai,  trop 
violemment,  le  goût  de  la  vie  heureuse...  Pourquoi 
ai-je  promis  à  Genesvrier  de  l'accompagner  demain 
à  cet  hôpital?  En  réahté,  cela  n'émeut  que  ma 
curiosité,  non  mon  cœur.  Peut-être  ne  suis- je  pas 
très  bonne  !  J'aurais  préféré  envoyer  des  secours 
à  la  malade,  lui  procurer  du  travail  plus  tard.  Que 
dirai-je  à  cette  femme  que  je  ne  connais  pas? 
Et  cet  enfant  ?  Jamais  je  n'ai  touché  un  enfant. 

a  Voilà  mon  crime,  selon  Genesvrier.  Voilà  le 
vice  de  mon  éducation.  Je  me  plais  dans  mes  livres, 
dans  mes  rêves,  dans  l'illusion  d'un  univers  sans 
souffrances  et  sans  laideurs.  Il  veut  m'arracher 
à  cet  asile  idéal  où  je  vis  «  avec  les  morts  ».  Et  je 
lui  ai  cédé,  j'ai  subi,  malgré  moi,  l'ascendant  in- 
explicable qu'il  exerce  sur  l'oncle  Sylvain. 

«  Pourquoi?  Si  j'aimais  Genesvrier,  ce  serait 
naturel  et  tout  simple.  Aimer,  c'est  l'épanouis- 
sement joyeux  de  l'âme.  Je  n'aime  pas  cet  homme, 
—  mais,  tout  à  l'heure,  je  l'ai  presque  admiré.  & 


XVI 

—  Ces  bâtiments  que  vous  voyez  composaient 
r  abbaye  de  Port-Royal  de  Paris,  me  dit  M.  Ge- 
nesvrier  comme  nous  entrions  dans  la  cour  de  la 
Maternité.  Ici  vécurent  la  mère  Angélique,  Jac- 
queline Pascal,  et  cette  duchesse  de  Roannez  que 
Pascal  aima,  dit-on.  Ces  deux  pavillons  garnis  de 
treillage  vert,  adossés  au  mur  du  boulevard, 
reçoivent  les  enfants  débiles...  Regardez  ces  gens 
qui  traversent  la  cour  :  ce  sont  les  parents,  les  amis, 
qui  viennent  visiter  leurs  malades.  Ils  apportent 
les  friandises  autorisées  par  le  règlement  :  des 
oranges,  du  chocolat  et  aussi  des  fleurs.  Vous  avez 
vu  les  marchandes,  sous  le  porche,  avec  leurs 
paniers  de  violettes  à  deux  sous  ?  Les  femmes 
de  toutes  classes,  les  convalescentes  surtout,  ont 
la  passion  des  fleurs.  Les  fleurs,  c'est  un  peu  de 
nature,  c'est  l'œuvre  de  la  terre  et  du  soleil,  le 
S3anbole  charmant  de  la  vie... 
—  Vous  avez  raison,  dis-je,  frappée  d'une  idée 


126  HELLÉ 

imprévue.    Attendez-moi    une    minute.    Je    vais 
chercher  des  violettes  pour  votre  protégée. 

—  Ne  vous  en  préoccupez  donc  pas,  répondit-il 
gaiement.  Je  n'ai  pas  oublié  le  petit  bouquet  du 
jeudi.  Je  Tai  mis  en  sûreté  dans  les  vastes  pro- 
fondeurs de  ma  poche.  Cela  vous  étonne?  Mais, 
mademoiselle,  ces  petits  plaisirs  sont  de  grands 
bonheurs  pour  les  malades.  Songez  que  Marie 
Lamirault  est  ici  depuis  trois  mois,  qu'elle  a  failli 
mourir,  et  qu'on  la  garde  pour  protéger  sa  con- 
valescence. 

—  Pauvre  femme  ! 

—  Louis  Florent,  dont  je  vous  ai  parlé  déjà, 
m'a  fourni  un  des  types  les  plus  curieux  de  mon 
livre.  C'était  un  ouvrier  à  demi  cultivé,  fier,  om- 
brageux, sensible,  qui  souffrait  de  son  infériorité 
intellectuelle  au  contact  des  gens  plus  instruits, 
et  de  sa  supériorité  morale  au  contact  des  gens 
plus  grossiers  que  lui-même.  Il  sentait  la  médio- 
crité de  sa  vie  et  s'en  irritait.  Il  voulait  étudier, 
comprendre...  Pauvre  diable  !  La  mort  a  déçu 
ses  ambitions.  Celui-là  fut  une  force  stérile... 
Comme  il  avait  peu  d'amis,  étant  morose  et 
hautain,  malgré  sa  réelle  bonté  de  cœur,  sa 
femme  est  demeurée  seule,  sans  ressources...  et 
l'enfant  allait  venir  !  J'ai  pu  faire  admettre  ici 
cette  malheureuse,  et  je  voudrais  la  sauver  de 
la  misère,  du  désespoir,  des  tentations  qui  l'at- 


HELLÉ  127 

tendent.    Elle   est   jolie,   elle   a   vingt   ans.    C'est 
terrible. 

—  Vous  la  sauverez. 

—  Avec  votre  aide.  Vous  pourrez  pour  elle 
beaucoup  plus  que  je  ne  peux.  Je  serais  bien  sur- 
pris qu'elle  ne  vous  fît  pas  une  impression  favo- 
rable. 

« 

La  découpure  des  vieux  toits  couverts  de  tuiles 
se  dessinait  sur  l'azur  acide  d'un  ciel  de  mars.  Les 
bourgeons  éclataient  dans  l'air  tiède.  C'était  une 
de  ces  journées  qui  sentent  le  printemps  proche, 
où  l'âme  et  le  corps  semblent  s'épanouir. 

M.  Genesvrier  gravit  quelques  marches,  et 
nous  nous  trouvâmes  dans  le  cloître  qui  ferme  sur 
trois  côtés  la  cour  intérieure  de  l'hôpital. 

Une  galerie  régnait  au-dessus  des  arcades, 
et  j'apercevais  des  blancheurs  de  rideaux,  des 
silhouettes  d'infirmières,  des  nourrices  riant  au 
soleil  avec  leurs  poupons.  Par  moments,  des 
relents  de  cuisine  et  de  pharmacie  se  répandaient 
par  les  couloirs.  Des  filles  de  service  passaient, 
emportant  des  plats  dans  des  paniers,  du  lait  dans 
des  vases  de  fer  battu  qui  s'entrechoquaient 
bruyamment  sous  la  galerie  sonore. 

Près  de  la  cuisine,  une  grande  porte  ouvrait 
sur  le  jardin  aux  charmilles  taillées  dans  le  goût 
du  XVII®  siècle.  Nous  montâmes  un  escalier  majes- 
tueux dont  les  marches  usées  avaient  vu  passer 


Ï28  HELLÉ 

les  processions  des  religieuses  jansénistes,  et  nous 
parvînmes  sur  un  palier  devant  une  porte  surmontée 
de  cette  inscription  :  Salle  Baudelocque. 

M.  Genesvrier  me  précéda. 

La  salle  où  je  pénétrai  à  sa  suite  ne  ressemblait 
pas  aux  salles  des  hôpitaux  neufs.  Formée  par  les 
anciennes  cellules  dont  on  avait  abattu  la  cloison, 
elle  présentait  une  sorte  de  couloir  entre  une  double 
série  de  logettes  opposées,  peintes  d'une  couleur 
vert  tendre.  Chaque  logette,  éclairée  d'une  large 
fenêtre,  contenait  un  Ht  et  un  berceau. 

Dans  chaque  Ht  il  y  avait  une  femme  ;  dans 
chaque  berceau,  un  nouveau-né.  L'atmosphère 
était  douce,  lourde,  saturée  de  l'odeur  des  anti- 
septiques. Parfois,  parmi  les  chuchotements  des 
visiteurs  et  les  appels  des  infirmières,  parmi  les 
tintements  clairs  de  la  porcelaine  et  du  cristal, 
im  vagissement  grêle  montait  et,  tout  au  fond 
de  la  longue  saUe,  répondait  un  vagissement  pareil. 
Une  lumière  crue  tombait  des  hautes  vitres  sur 
les  figures  pâles  et  les  Hnges  blancs. 

Assises  sur  leur  Ht,  quelques  femmes  causaient 
avec  des  visiteurs  qui  roulaient  entre  leurs  mains 
l'humble  cadeau  traditionnel,  les  oranges  envelop- 
pées de  papier  de  soie.  C'étaient  des  femmes 
d'ouvriers  ou  de  petits  employés,  de  placides 
ménagères  qui  étaient  venues  là,  en  habituées, 
pour  la  cinquième  ou  sixième  fois.  EUes  faisaient 


HELLÉ  129 

soupeser  leur  mioche,  dont  on  ne  voyait  qu'un 
peu  de  chair  rouge  dans  un  lange  crémeux,  et  les 
aînés,  rangés  derrière  le  père,  contemplaient, 
stupides  de  surprise,  les  yeux  agrandis  et  ronds. 

D'autres  étaient  seules  dans  leur  logette,  et 
celles-là  semblaient  n'attendre  personne.  Il  y 
en  avait  de  très  jeunes  aux  yeux  naïfs  de  madones 
campagnardes,  toutes  hâlées  encore  par  l'air  des 
champs.  Il  y  en  avait  de  presque  vieilles  dont  les 
bandeaux  gris,  les  rides  d'aïeules,  le  sein  flétri, 
affligeaient  mon  regard.  Il  y  en  avait  de  farouches, 
allongées  sur  le  flanc,  le  poing  dans  leur  chevelure, 
de  résignées  qui  fermaient  les  yeux  comme  des 
bêtes  malades  ;  et  d'autres,  dont  les  belles  dents 
avaient  trop  aimé  à  rire,  et  d'autres  dont  les  yeux 
tragiques  avai  nt  dû  beaucoup  pleurer.  Chacune 
me  regardait  au  passage,  d'un  air  d'envie,  de 
curiosité,  d'indifférence,  et  je  songeais  à  la  destinée 
qui  les  avait  :  assemblées  là,  lamentable  troupeau 
maternel,  épaves  de  la  misère,  épaves  de  l'amour, 
par  qui  se  perpétuent  la  vie  et  la  souffrance. 

Au  bout  du  dortoir.  Genesvrier  s'arrêta  : 

—  Bonjour,  Marie  !  dit-il.  Je  vous  amène  une 
visiteuse. 

Une  tête  inclinée  se  leva,  pâle  et  charmante. 

Je   vis   une    jeune    femme    de    mon    âge,    brune, 

délicate,  vêtue  d'une  camisole  de  toile  largement 

ouverte.  Elle  allaitait  son  enfant,  et  je  compris 

5 


130  HELLÊ 

qu'elle  devait  souffrir,  à  la  contraction  de  sa  bouche. 
Elle  ne  dit  rien,  peut-être  par  timidité,  peut- 
être  parce  qu'elle  était  toute  ta  sa  belle  tâche 
douloureuse,  toute  à  l'enfant  dont  la  bouche 
vorace  suçait  son  sein  en  le  blessant. 

—  Vous  souffrez  toujours,  Marie  ?  demanda 
Antoine,  avec  im  accent  de  douceur  qui  me  surprit. 

—  Toujours,  monsieur  Genesvrier...  C'est  cette 
crevasse  qui  ne  guérit  pas...  J'ai  très  mal,  mais  le 
petit  pousse  bien,  n'est-ce  pas  ? 

—  A  merveille. 

Il  se  tourna  vers  moi  : 

—  Cette  jeune  fille,  Marie,  est  une  de  mes 
amies  :  mademoiselle  de  Riveyrac.  Elle  voulut 
vous  voir  parce  que  vous  êtes  malheureuse.  Elle 
vous  donnera  du  travail.  Qu'avez-vous,  Marie? 
Ne  pleurez  pas.  C'est  très  mauvais  pour  votre 
enfant.  Une  femme  ne  devrait  jamais  pleurer 
quand  elle  est  nourrice.  Il  faut  avoir  du  courage. 
On  ne  vous  abandonnera  pas. 

—  Je  sais...  je  sais...  Mais  ça  me  fait  de  la  peine 
quand  je  vous  vois,  monsieur  Genesvrier,  du  plaisir 
et  de  la  peine...  Je  pense  à  l'ancien  temps,  à  mon 
pauvre  Louis...  Ah  ! 

Elle  baissait  la  tête,  et  je  voyais  avec  une  émo- 
tion inconnue  des  larmes  glisser  sur  la  joue  et 
tomber  sur  la  tête  fragile  du  nourrisson.  Bien 
qu'eUe  ne  m'eût  point  parlé,  qu'elle  m'eût  regardée 


HELLÉ  1C31 

à  peine,  sa  jeunesse,  son  malheur  m'attiraient.  Je 
souhaitais  la  consoler,  et  je  ne  savais  que  lui  dire. 

—  Savez-vous,  Marie,  que  mademoiselle  de 
Riveyrac  est  très  curieuse  de  voir  votre  petit 
enfant.  Elle  n'a  jamais  vu  un  nouveau-né.  Cela 
vous  paraît  drôle  ?...  Oh  !  il  ne  faut  pas  le  lui 
donner.  Elle  le  laisserait  tomber.  Les  jeunes  filles 
sont  maladroites. 

—  Mais  non,  dis-je,  vous  me  calomniez.  J'oserai 
tenir  ce  bébé.  Il  faut  bien  que  je  le  connaisse, 
puisque  nous  l'adoptons,  vous  et  moi.  Donnez-le- 
moi,  madame.  Oh  !  qu'il  est  lourd,  qu'il  est  beau  ! 

—  N'est-ce  pas  ?  fit-elle. 

Et  un  éclair  d'orgueil  passa  dans  son  doux 
œil  noir  tout  humide. 

Il  me  paraissait  bien  léger,  le  pauvre  petit, 
et  parfaitement  horrible  avec  sa  peau  cramoisie, 
ses  traits  tuméfiés,  la  dépression  molle  de  son 
crâne.  Cependant,  d'instinct,  j'avais  trouvé  le 
mot  qui  réjouit  les  mères,  le  double  hommage 
à  leur  vertu  de  créatrices  :  «  Oh  !  qu'il  est  lourd  ! 
qu'il  est  beau  !  » 

Je  le  tenais  gauchement  sur  mes  genoux,  et 
des  limbes  obscurs  de  mon  âme  émergeait  pour 
la  première  fois  une  pensée,  si  vague  :  «  Un  jour, 
peut-être,  moi  aussi...  »  Jamais  je  n'avais  désiré, 
imaginé,  rêvé  cela.,.  J'en  ressentais  un  malaise 
intérieur,  une  gêne  comme  le  travail  secret  d'une 


132  HELLÉ 

éclosion.  Et  pourtant  cela  n'avait  rien  de  singulier, 
puisque  j'étais  une  femme,  puisque  j'avais  un 
cœur  et  des  entrailles,  et  que  l'espoir  de  la  mater- 
nité ne  m'était  pas  interdit.  A  force  de  contempler 
ce  petit  être,  cette  larve  qui  d'abord  m'avait 
émue  de  dégoût,  je  ne  sais  quelle  douceur  me  venait 
à  l'âme,  de  la  pitié,  de  la  peur  et  le  respect  tendre 
qu'inspire  un  objet  sacré.  Elle  ne  me  semblait 
plus  si  laide,  mamtenant,  la  frêle  fleur  humaine, 
et,  soulevant  l'enfant  avec  maladresse,  je  baisai 
le  bout  de  ses  petits  doigts. 

Il  bougea,  et  j'en  fus  si  effrayée  que  Genesvrier 
se  hâta  de  le  prendre  et  de  le  replacer  dans  son 
berceau. 

La  mère,  accoudée,  nous  regardait,  oubHant 
son  sein  nu  dont  la  pointe  blessée  dardait  une 
rougeur  sanglante.  Ses  yeux,  fixés  sur  Antoine 
et  sur  moi,  trahissaient  les  pensées  vagues  qui 
flottaient  en  elle,  déférence,  stupeur,  curiosité, 
prescience  obscure. 

Je  lui  adressai  encore  quelques  mots  d'en- 
couragement auxquels  elle  répondit  par  des 
monosyllabes  et  par  l'éloquence  de  ses  grands 
yeux.  Quand  nous  nous  retirâmes,  je  remarquai 
que  Genesvrier  avait  tiré  des  oranges  de  sa  poche 
et  les  avait  posées  sur  le  lit  avec  des  violettes, 
comme  faisaient  les  pauvres  gens.  Cette  délicatesse 
me  toucha. 


HELLÉ  133 

Dehors,  sous  les  platanes  du  boulevard,  dans  le 
clair  soleil,  je  respirai  avec  délices.  Mon  compagnon 
marchait  près  de  moi  la  tête  inclinée.  Il  parla 
enfin  : 

—  Regrettez-vous  votre  visite  ? 

—  Non,  certes.  Tout  ce  que  j'ai  vu  est  émouvant 
et  instructif,  quoique  bien  pénible...  Cette  jeune 
femme  me  plaît.  Elle  a  un  air  de  candeur  et  de 
grâce. 

—  Et  si  elle  était  laide  ?  dit  Genesvrier  en 
souriant.  Vous  eût-elle  intéressée  au  même  point  ? 

—  Pas  tout  de  suite  !  répondis- je  en  rougissant, 
car  je  sentais  l'injustice  de  mon  sentiment  et  ne 
savais  point  mentir. 

—  Eh  bien,  mademoiselle  Hellé,  il  faudra 
vaincre  cette  espèce  de  sensualité  de  l'esprit  qui 
est  le  vice  de  beaucoup  d'artistes.  Vous  n'aimez 
que  ce  qui  est  beau,  c'est-à-dire  agréable  aux 
yeux.  Il  y  a  des  infortunes  dignes  de  pitié  sous  une 
forme  hideuse.  Il  y  a  des  laideurs  sacrées. 

—  Vous  parlez  comme  un  chrétien. 

—  Je  parle  comme  un  homme  de  mon  temps. 
Croyez- vous  qu'on  puisse  supprimer  dix-neuf 
siècles  d'histoire,  mademoiselle  HeUé  ?  Je  ne  suis 
pas  chrétien,  mais  je  n'ai  pas  oublié  l'Évangile. 
Ah  !   si  vous  vouliez  !... 

—  Vous  me  convertiriez  ? 

—  A  l'éternelle  religion  qui  subsiste  sous  toutes 


134  HELLÉ 

les  religions  et  que  ne  détruit  pas  la  chute  des 
temples  :  à  la  religion  de  la  justice...  Non  pas 
la  froide  Thémis  de  l'antiquité,  mais  la  justice 
éclairée  par  l'amour...  J'ai  bien  vu  que  vous  vous 
êtes  attendrie  sur  cette  jeune  mère  et  sur  ce  petit 
enfant.  Si  je  vous  montrais,  dans  des  endroits 
que  je  sais,  des  misères  moins  poétiques  et  plus 
terribles,  ne  détoumeriez-vous  pas  les  yeux  ? 
Hellé,  si  vous  pouviez  surmonter  certaines  répu- 
gnances, quelles  émotions  j'offrirais  à  votre  cœur  i 

—  Essayez. 

—  Ce  qui  me  plaît  en  vous,  c'est  que  l'éducation 
qui  ne  vous  a  point  achevée,  à  mon  sens,  ne  vous 
a  pas  gâtée  irrémédiablement.  Vous  n'êtes 
ni  romanesque,  ni  sentimentale,  tant  mieux  ! 
Sans  fausse  sensiblerie,  sans  préjugés,  vous 
n'invoquerez  pas  contre  moi  cette  pudeur  bour- 
geoise des  jeunes  filles,  qui  répugne  à  certaines 
révélations.  J'ai  vu  des  femmes  du  monde  ;  de 
votre  monde  qui  fut  le  mien.  Elles  sont  élégiaques 
et  charitables  pour  les  pauvres  d'opéra-comique, 
les  bons  pauvres  bien  propres  et  bien  polis,  pour 
les  filles  qui  se  conduisent  bien  et  les  ouvriers  point 
ivrognes.  Ces  attendrissements  ne  suffisent  plus. 
Il  y  a  —  et  vous  devez  le  savoir  —  des  pauvres 
qui  ne  nous  pardonnent  point  leurs  misères,  des 
ivrognes  à  qui  la  dure  vie  n'a  laissé  d'autre  joie 
que  l'alcool,  des  enfants  martyrisés,  des  aïeules 


HELLÉ  135 

qui,  après  soixante  ans  de  labeur,  d'abrutissement, 
de  maternité  animales,  de  deuils  et  de  déchéances, 
n'ont  pas  un  grabat  pour  mourir.  Il  y  a  des  mères 
qui  se  suicident  avec  leurs  petits.  Il  y  a  des  femmes 
jeunes  encore  comme  vous,  aussi  belles,  qui... 
Nos  éclatantes  civilisations  ont  un  envers  effroyable. 

—  On  ne  m'avait  pas  dit  cela... 

—  Il  est  convenu  que  les  jeunes  filles  de  votre 
monde  doivent  ignorer  ces  choses.  Et  les  gens  qui, 
comme  moi,  crient  la  vérité  dans  les  journaux,  dans 
leurs  Hvres,  on  les  appelle  trouble -fête  et  per- 
turbateurs. 

Nous  traversions  le  Luxembourg,  Genesvrier 
toujours  impassible,  moi  songeuse  et  frémissante. 
Il  m'accompagna  jusqu'à  la  maison  et  se  retira. 

J'étais  un  peu  étonnée  qu'il  ne  m'eût  pas  re- 
merciée davantage,  mais  je  commençais  à  com- 
prendre cet  homme  singulier.  Je  sentais,  par  un 
obscur  instinct,  qu'il  ne  me  prodiguerait  jamais 
des  éloges  inutiles,  mais  que  pas  ime  de  mes  actions 
ne  lui  serait  indifférente.  Je  lui  devrais  de  connaître 
des  aspects  de  la  vie  que  ni  mon  oncle,  ni  madame 
Marboy,  ni  des  savants  comme  Lampérier,  ni 
des  artistes  comme  Clairmont,  n'auraient  pu  me 
révéler.  Il  m'avait  intrigué  d'abord,  par  son  carac- 
tère, par  ses  idées,  par  son  existence  exceptionnelle  ; 
il  m'intéressait  maintenant  plus  directement, 
comme  un  initiateur.  En  acceptant  de  le  suivre 


136  HELLÉ 

auprès  de  sa  protégée,  j'avais  tacitement  promis 
de  m 'associer  à  ce  que  j'appelais  encore  une  œuvre 
charitable,  et  c'était  un  lien  —  le  premier  —  entre 
nous. 

Le  soir  de  ce  même  jour,  je  ne  fus  pas  étonnée 
de  le  voir  reparaître,  sous  un  prétexte  assez  peu 
justifié.  Une  bizarre  intuition  m'avait  avertie 
qu'il  ne  pourrait  rester  longtemps  sans  me  revoir. 

Notre  vieil  ami  Lampérier  l'avait  précédé 
de  quelques  minutes  à  peine,  et,  pendant  qu'il 
causait  avec  mon  oncle,  je  me  rapprochai  du 
fauteuil  de  Genesvrier.  Je  lui  exprimai  encore 
mon  désir  d'être  bienfaisante  à  la  malade  qu'il 
protégeait. 

—  Que  ce  ne  soit  point  à  cause  de  moi,  dit-il. 
Marie  Lamirault  est,  par  elle-même,  digne  de  votre 
estime  et  de  vos  secours. 

—  vSoyez  tranquille,  ce  n'est  pas  seulement  à 
cause  de  vous.  La  charité... 

—  Voilà  un  mot  qui  me  surprend  dans  votre 
bouche.  Je  ne  nie  point  la  charité  ;  mais  en  pro- 
curant du  travail  à  ime  femme,  en  l'aidant  à  ne 
pas  mourir,  vous  faites  œuvre  de  justice,  made- 
moiselle Hellé.  C'est  pourquoi  je  ne  vous  ai  point 
louée  aujourd'hui.  Votre  raison  s'est  révoltée 
devant  la  misère  d'un  être  faible  et  innocent  : 
c'est  bien  ;  mais  cela  prouve  seulement  que  vous 


HELLÉ  137 

n'êtes  pas  un  monstre.  Beaucoup  de  gens  se  ren- 
dent à  eux-mêmes  le  témoignage  du  pharisien 
quand  ils  ont  réparé,  en  quelque  mesure,  l'injustice 
naturelle  ou  sociale.  Il  n'y  a  là  rien  d'héroïque, 
ni  même  de  vraiment  méritoire.  Un  homme  n'a 
pas  à  s'enorgueillir  parce  qu'il  est  humain,  fût-ce 
au  milieu  d'inconscientes  brutes.  On  confond 
étrangement  le  devoir  de  justice  et  la  chanté. 

—  Mais,  dans  un  monde  où  la  justice  serait 
parfaitement  réalisée,  la  charité  ne  serait  plus 
nécessaire. 

—  Croyez- vous  ?  La  justice  n'est  que  la  loi 
d'ordre  et  d'équilibre  ;  la  charité,  c'est  le  miracle 
de  l'amour.  Et  si  l'œuvre  de  justice  appartient 
à  l'homme,  à  la  femme  surtout  appartient 
l'amour. 

—  Je  connais  votre  théorie  d'association  idéale, 
dis-je  en  souriant.  Vous  me  l'avez  expliquée  hier. 
Je  vous  parais  une  créature  inutile,  égoïste,  un 
être  de  luxe,  n'est-ce  pas  ?  Et  vous  avez  voulu, 
aujourd'hui,  me  donner  une  leçon  pratique. 

Il  sourit  à  son  tour  : 

—  Merci  d'avoir  deviné  juste.  Cela  me  prouve 
que  j'ai  réussi.  Si  vous  étiez  demeurée  réfractaîre 
à  l'indignation... 

—  Qu'auriez-vous  fait  ? 

—  Je  me  serais  désintéressé  de  vous,  autant 
que  possible.  C'est  une  manie  que  j'ai  d'éprouver 


138  HELLÊ 

mes  amis.  Je  vous  savais  supériem-ement  intelli- 
gente. Je  ne  savais  pas  si  vous  étiez  bonne. 

—  Suis- je  bonne  ? 

—  Je  commence  à  Tespérer. 

—  Vous  espérez  seulement  ? 

—  L'expérience  montrera  ce  dont  vous  êtes 
capable...  Mais  non,  —  fit-il,  comme  cédant  à 
une  impulsion  irrésistible,  —  il  n'est  plus  besoin 
d'épreuves.  Je  vous  ai  entrevue,  aujourd'hui, 
telle  que  vous  serez  un  jour... 

Il  hésita  une  seconde,  et  ajouta  : 

—  Cette  vision  m'a  été  douce. 

Je  le  tins  sous  mon  regard,  et,  dans  le  clair- 
obscur  que  répandait  la  lointaine  lampe,  il  me 
sembla  voir  trembler  cet  intrépide.  Au  même 
moment,  j 'entendis  mon  oncle  appeler  : 

—  HeUé  ! 

—  Que  voulez-vous,  oncle  Sylvain  ? 

—  Lampérier  me  dit  qu'il  a  reçu  une  lettre 
de  Walter.  Celui-ci  a  rencontré  monsieur  Clair- 
mont,  à  Delphes,  coimne  ils  en  étaient  convenus. 

Je  me  tournai  vers  M.  Lampérier  : 

—  Est-ce  que  monsieur  Clairmont  lui  a  raconté 
ses  aventures  ?  demandai- je. 

—  Oui,  mademoiselle.  Le  jeune  poète  (il  pro- 
nonçait :  pouâté),  le  jeune  pouâte  a  été  enlevé  par 
des  brigands,  et  il  les  a  subjugués  en  leur  récitant 
des   chœurs   de   Sophocle.   Ces   braves   gens,   qui 


HELLÊ  139 

font  partie  de  VHétairia  Ethnike,  ont  voulu  le 
prendre  comme  chef  pour  rançonner  les  Turcs. 
Sorti  sain  et  sauf  d'entre  leurs  mains,  le  pouâfe 
est  allé  se  reposer  en  visitant  les  Cyclades,  après 
un  voyage  dans  le  Péloponèse  et  la  Morée.  Il  a 
chargé  Walter  de  mettre  ses  hommages  à  vos 
pieds. 

—  Doit-il  bientôt  revenir  ? 
Lampérier  fit  un  geste  d'ignorance. 

—  Je  savais  cela,  dis- je,  par  une  lettre  que 
m'a  lue  madame  Marboy.  J'avais  oubHé  de  vous 
en  faire  part,  mon  oncle. 

Antoine  Genesvrier,  d'un  brusque  mouvement, 
avait  reculé  son  fauteuil  dans  l'angle  de  la  cheminée. 
Il  tournait  à  demi  la  tête,  et  je  ne  distinguais 
pas  ses  traits. 

—  Nous  avons  passé  une  soirée  charmante  en 
compagnie  de  ce  pouâte  !  reprit  Lampérier.  Il 
m'a  envoyé  ses  vers  avant  de  partir.  C'est  fort 
JDeau.  Il  y  a,  dans  le  premier  volume,  un  joli 
sentiment  de  l'antiquité  et  la  marque  d'excellentes 
études.  Je  serai  fort  heureux  de  revoir  monsieur 
Clairmont. 

—  Oui,  dis- je.  Il  a  beaucoup  de  talent.  Nous 
le  verrons  souvent  quand  il  sera  de  retour. 

—  A  propos  de  monsieur  Clairmont,  je  pense 
à  cette  belle  page  musicale  dont  vous  l'aviez 
enchanté,  mademoiselle  Hellé. 


140  HELLÉ 

—  Le  Ballet  des  Ombres  ? 

—  Pourquoi  le  jouez- vous  si  rarement? 

—  Parce  que  c'est  toute  une  affaire  que  de 
décider  mon  oncle  à  m 'accompagner. 

—  Je  crains  de  manquer  de  souffle,  répondit 
l'oncle  Sylvain. 

—  Bah  !  bah  !  essayez  tout  de  même.  Vous  nous 
ferez  plaisir,  Riveyrac. 

J'ou\Tis  le  clavecin,  et  j'allumai  les  bougies. 
Mes  doigts,  mal  exercés  depuis  quelques  mois, 
tremblaient  un  peu,  et  la  plainte  déUcieuse  de 
la  flûte  me  troublait  comme  un  énervant  souvenir. 
Un  an,  déjà  un  an,  depuis  qu'elle  avait  évoqué 
pour  Clairmont  et  pour  moi,  le  rêve  errant  des 
Ombres  heureuses  dans  le  crépuscule  élyséen. 
Mais  ce  n'était  plus  le  décor  idéal  des  bois  de  m57rtes 
et  des  champs  d'asphodèles  qui  surgissait  en  ma 
pensée.  C'était  le  jardin  clos  entre  les  murailles 
gnses,  la  masse  grise  des  hautes  tours,  la  nuit 
argentée  et  vaporeuse,  et  deux  ombres  enlacées 
sur  le  sable  et,  sous  la  noire  charmille,  la  statue 
mutilée  de  l'Amour...  Nuit  de  silence  mystérieux, 
nuit  d'enchantements  et  de  présages  ! 

J'avais  cessé  de  jouer.  ]\Ion  oncle  replaçait  la 
flûte  dans  son  étui,  et  je  demeurais  pensive,  mes 
mains  oubHées  siu"  le  cla\àer.  Soudain  je  me  levai, 
et,  avant  qu'il  pût  tourner  la  tête,  j'aperçus 
Genesvrier  muet,  dans  l'ombre,  comme  un  grand 


HELLÉ  141 

sphinx  douloureux.  La  clarté  de  ses  yeux  s'était 
éteinte,  mais  j'y  sentais  une  ardeur  sombre,  un 
foyer  noir  et  brûlant.  Il  se  leva  aussi  et  passa  sa 
main  sur  son  front,  creusé  tout  à  coup  d'une  ride 
profonde. 

Nous  ne  nous  parlâmes  plus,  ce  soir-là. 


XVII 

Un  mois  plus  tard,  j'entrai  dans  la  bibliothèque, 
où  Genesvrier  et  mon  oncle  s'étaient  réfugiés  pour 
causer. 

—  Oncle,  dis- je,  prêtez-moi  monsieur  Genes- 
vrier pour  cinq  minutes.  Je  veux  lui  montrer 
quelque  chose. 

—  Allez,  Antoine,  dit  mon  oncle  en  souriant  ; 
je  sais  ce  dont  il  s'agit. 

Genesvrier,  surpris,  me  suivit  jusqu'au  pre- 
mier étage.  Trois  portes  donnaient  sur  le  palier  : 
celles  des  chambres  et  celle  du  vaste  cabinet  de 
toilette  qui  les  séparait.  J'ouvris  cette  porte. 

—  Regardez. 

C'était  ime  pièce  un  peu  longue,  tendue  d'une 
grosse  toile  dont  le  bleu  tendre,  le  doux  bleu 
lavé  seyait  à  mon  teint  de  blonde. 

Près  de  la  fenêtre,  une  femme  cousait,  les  pieds 
appuyés  à  une  chaise  qui  supportait  une  cor- 
beille remplie  de  hnge.  Tout  à  côté  d'elle,  dans 
un  berceau  d'osier  très  bas,  dormait  un  petit 
enfant. 


HELLÊ  143 

Genesvrier  eut  une  exclamation  : 

—  Marie  !...  Et  l'enfant  !... 

—  Préféreriez-vous  qu'il  fût  à  la  crèche  ?  Mon 
^lleul,  notre  filleul,  est  vraiment  trop  jeune  pour 
qu'on  puisse  le  séparer  de  sa  mère.  Je  vous  assure 
qu'il  est  très  bien  ici,  et  que  Marie  peut  l'allaiter 
sans  presque  quitter  son  ouvrage.  Trois  fois  par 
semaine,  nous  avons  le  plaisir  de  le  recevoir. 

Marie  Lamirault  s'était  levée. 

—  Ah  !  fit-elle,  mademoiselle  Hellé  et  vous, 
monsieur  Antoine,  vous  nous  avez  sauvés  tous 
les  deux.  J'ai  du  travail  chez  moi  quand  je  ne 
viens  pas  ici.  Je  puis  me  nourrir  comme  il  faut, 
et  c'est  tout  profit  pour  le  petit  Pierre...  Voyez, 
monsieur,  est-il  beau  ! 

Elle  écarta  le  rideau  d'étamine,  et  Genesvrier 
admira  le  bébé,  qui  dormait  serrant  ses  menottes 
roses,  tout  frais  dans  sa  robe  de  piqué  blanc. 

—  Vous  osez  le  toucher,  maintenant  ?  dit-il,  et 
ses  yeux  me  couvraient  d'une  douceur  de  caresse. 
Il  ne  vous  fait  plus  peur  ?  J'avais  remarqué  votre 
répugnance,  la  première  fois. 

—  Répugnance  faite  d'ignorance  et  de  sur- 
prise. J'ai  l'habitude  de  manier  ce  petit  être 
maintenant.  D'ailleurs,  il  n'a  plus  sa  mine  ren- 
frognée. Il  prend  un  aspect  humain. 

—  Mademoiselle  Hellé  s'en  amuse  beaucoup,  dit 
Marie. 


144  HELLÊ 

—  Vous  commencez  à  l'aimer,  peut-être  ?  fit 
Genesvrier. 

—  Il  me  serait  difficile  de  ne  pas  m'y  atta- 
cher, mais  surtout  il  m'intéresse.  Sa  lente  éclo- 
sion  me  rappelle  mes  curiosités  de  petite  fille. 
J'observais  passionnément  les  fleurs.,,  et,  bien 
que  je  ne  sois  pas  une  âme  tendre... 

—  Qu'en  savez- vous  ?  Cette  émotion  de  ten- 
dresse que  vous  subissez,  c'est  le  prime  éveil  de 
l'instinct  maternel...  Un  jour... 

Il  se  tut.  Je  secouai  la  tête. 

—  Ne  me  jugez  pas  meilleure  que  je  ne 
suis.  Autrefois  je  n'aimais  pas  les  enfants,  par 
ignorance.  Si  j'aime  celui-ci,  je  n'en  éprouve 
pas  davantage  ce  désir,  ce  besoin  de  la  mater- 
nité, si  vif  chez  certaines  jeunes  filles  de  mon 
âge. 

—  Votre  heure  viendra,  dit  Genesvrier. 

Nous  redescendîmes  en  silence.  Sur  le  palier 
du  rez-de-chaussée,  mon  compagnon  s'arrêta. 

—  Vous  avez  fait  plus  que  je  n'espérais,  dit- 
il.  Je  ne  saurais  vous  dire  la  joie  que  j'éprouve  en 
voyant  Marie  Lamirault  heureuse,  bien  portante, 
conciliant,  grâce  à  vous,  ses  devoirs,  ses  droits  de 
mère,  et  la  nécessité  du  travail.  J'ai  \'ti  tant 
d'abominations  et  d'injustices,  depuis  quelques 
années,  que  ce  spectacle  m'a  réconforté  com.me 
un  verre  d'eau  pure  par  un  midi  brûlant...  Ah  ! 


HELLÉ  145 

Hellé,  que  de  miracles  on  accomplit  avec  un  peu 
de  bonne  volonté!  J'ai  connu  d'amers  décou- 
ragements, en  comparant  mon  impuissance  à 
l'immensité  du  mal,  mais  chaque  grain  de  blé  con- 
tribue à  la  future  moisson.  Je  sais  que  toute 
semence  ne  lève  pas,  qu'une  grande  part  en  est 
perdue...Mais  il  n'est  pas  de  terre  si  aride  qu'elle 
ne  donne  au  moins  un  épi. 

—  Et  Ton  vous  croit  pessimiste  !  dis- je,  frappée 
par  l'exaltation  de  ses  yeux. 

—  Pessimiste,  moi  ?  Je  ne  crois  pas  que  tout 
soit  mal  ni  bien  nécessairement.  Nous  devons  créer 
le  bien,  sans  cesse,  à  mesure  que  les  fatalités 
naturelles,  les  vices  des  sociétés  et  des  individus 
le  détruisent  J'ai  beaucoup  souffert,  Hellé  ;  oui, 
j'ai  souffert  du  doute  et  du  désespoir...  Mais  j'en 
suis  arrivé,  par  un  ferme  propos,  à  ne  plus  m'in- 
terroger  sur  la  valeur  et  l'effet  de  mon  effort.  On 
m'a  dit  :  «  Pourquoi  ne  pas  vivre  paisible,  in- 
offensif, bienveillant  même,  mais  paisible?...» 
Paisible  !...  je  pourrais  vivre  paisible,  après  ce 
que  j'ai  vu,  entendu,  senti  !  Je  pourrcds  oublier  !... 
Jamais.  Certains  me  prennent  pour  un  fou.  Je 
suis  un  révolté,  seulement,  poussé  par  ime  force 
que  je  subis  en  l'adorant,  une  surhumaine,  une 
torturante  aspiration  vers  la  Justice.  J'ai  la  foi, 
Hellé,  j'ai  l'espoir  ;  eux  seuls  me  soutiennent.  Oui, 
après  les  heures  de  lassitude  et  d'inertie,  je  me 


146  HELLÉ 

sens  soulevé  par  un  espoir  insondable,  immense, 
fort  comme  l'Océan. 

La  lumière  de  ses  yeux  flamboya  et  s'éteignit 
sous  un  voile.  Il  murmura  : 

—  Quelle  femme  se  fût  livrée  à  ce  courant 
formidable  ?  J'ai  vécu,  je  vivrai  seul. 

Ainsi  peu  à  peu  s'ouvrait  à  moi  l'âme  de  cet 
homme.  De  la  région  sereine  où  je  me  complai- 
sais à  vivre,  je  me  penchais  sur  elle,  invincible- 
ment attirée  par  la  flamme,  l'ombre,  la  lave  de 
ce  volcan  dont  les  étrangers,  les  amis  eux-mêmes, 
n'apercevaient  que  les  parois  de  granit.  Ce  n'était 
plus  de  l'effroi  qu'il  m'inspirait,  ce  n'était  pas 
encore  de  l'affection.  C'était  plus  et  moins  :  une 
vénération  bientôt  craintive,  des  attractions  et 
des  répulsions  singulières,  des  sentiments  obscurs 
et  confus,  où  parfois,  à  la  lueur  d'un  éclair,  je 
sentais  s'ébaucher  quelque  chose  de  divin  et  de 
terrible,  je  me  rejetais  dans  le  clair  passé,  dans 
le  doux  présent,  toute  frémissante,  épouvantée 
par  le  mystère  à  venir. 

Déjà  je  ne  me  refusais  plus  à  l'influence  de 
Genesvrier.  Il  me  mettait  en  face  de  la  misère, 
de  la  maladie,  de  la  mort.  Il  suscitait  des  êtres 
qui  étaient  les  vivants  témoignages  du  mal  sans 
cesse  perpétué  autour  de  ma  vie  heureuse,  autour 
de  ma  vie  close  conome  un  palais  enchanté.  Et 


HELLÊ  147 

pour  échapper  à  cette  obsession  poignante,  je  me 
réfugiais  vainement  dans  la  poésie,  dans  l'art. 
L'assaut  de  la  réalité  avait  brisé  les  portes  d'ivoire 
de  ma  citadelle.  Moi  non  plus,  je  ne  pouvais  oublier. 

Désormais  je  ne  goûtai  de  repos  réel  et  de  vrais 
rafraîchissements  qu'auprès  de  Marie  Lamirault 
et  de  son  fils.  L'enfant  me  représentait  la  nature 
innocente,  réjouie,  qui  ne  soupçonne  ni  la  douleur, 
ni  le  mal,  —  et  j'aimais  la  simplicité,  la  résignation 
de  la  mère.  J'écoutais  parfois  cette  humble  femme 
que  la  vie  avait  façonnée  et  qui,  presque  aussi 
jeune  que  moi,  savait  déjà  l'amour,  la  souffrance, 
la  maternité.  L'enseignement  qu'elle  me  donnait 
à  son  insu  complétait  les  enseignements  que 
j'avais  reçus  de  mon  oncle  et  de  Genesvrier. 

Quand  le  moment  fut  venu  de  partir  pour  la 
Châtaigneraie,  je  persuadai  mon  oncle  d'em- 
mener Marie  Lamirault.  Babette  vieillissait,  Marie 
lui  serait  d'une  aide  efficace,  car  son  fils,  robuste 
et  bien  réglé,  lui  laissait  quelques  loisirs.  L'oncle 
Sylvain  ne  refusa  pas.  Souvent  il  m'observait  dans 
un  étrange  silence,  gros  de  pensées  et  d'espoirs 
inconnus. 

Autant  que  Tannée  précédente,  le  séjour  à  la 
Châtaigneraie  me  parut  délicieux.  Je  saluai  le 
vieux  figuier,  le  puits  où  la  mousse  s'épaississait 
sur  la  margelle  disjointe,  les  fleurs  éclatantes,  les 
premiers  fruits  des  espaliers.   L'enfant  de  Marie 


148  HELLÊ 

dormait  dans  une  couchette  rustique,  abrité  du 
soleil  par  une  mousseline  d'azur  que  tachetait 
l'ombre  des  feuilles  flottantes.  La  mère,  rede- 
venue forte,  étendait  les  toiles  blanches  des 
lessives  sur  des  ficelles  tendues  au-dessus  du 
potager.  Babette  régnait  siu:  les  cuivres  somp- 
tueux et  les  faïences  fleuries  de  la  cuisine.  Mon 
oncle  hsait  ou  rêvait.  Alors  je  m'évadais  vers  la 
forêt  chérie,  vers  la  source  où,  par  une  incanta- 
tion mystérieuse,  j'avais  cru  éveiller  une  nymphe 
jeune  et  vierge  comme  moi. 

J'étais  heureuse.  Pourtant  je  ne  retrouvais  pas 
cette  sensation  d'épanouissement  et  de  plénitude 
que  m'avaient  donnée  les  derniers  étés.  Au  fond 
de  ma  gaieté  passait  parfois  une  obscure  nos- 
talgie. Ni  la  naïade  du  bois,  ni  la  Cérès  féconde  ne 
me  suffisaient  plus.  Il  y  avait  en  moi  des  regrets, 
des  aspirations  indéfinissables. 

Août  s'achevait.  L'oncle  Sylvain  eut  un  jour 
la  curiosité  d'aller  à  quelques  kilomètres  de  Cas- 
tillon,  à  Gillac,  visiter  un  timiulus  celtique 
récemment  découvert  et  presque  intact.  Les 
journaux  annonçaient  d'autres  fouilles  dirigées 
par  un  savant  de  Paris.  Tout  le  pays  était  en 
rumeur. 

La  route  était  longue.  Babette  loua  un  cheval 
pour  l'oncle  Sylvain.  Il  partit  dès  l'aube.  La  jour- 
née s'annonçait  radieuse,  un  peu  trop  chaude,  sans 


HELLÉ  149 

doute,  mais  pourvu  qu'il  eût  des  habits  légers,  M. 
de  Riveyrac  ne  redoutait  pas  le  bon  soleil.  A 
midi,  le  ciel  parut  s'embraser  ;  l'azur  devint  blanc 
comme  le  métal  à  l'extrême  ardeur  des  four- 
naises. Vers  quatre  heures,  sur  les  champs  mois- 
sonnés, sur  les  troupeaux  et  les  hommes  haletants, 
pesa  la  menace  de  l'orage. 

J'étais  à  la  fenêtre  de  ma  chambre,  qu'agran- 
dissait un  bcJconnet  de  bois.  Mon  peignoir  de 
batiste  collait  à  mes  épaules  trempées  de  sueur. 
J'entendais,  au  rez-de-chaussée,  crier  l'enfant  de 
Marie  Lamirault,  énervé  par  cette  atmosphère 
saturée  d'électricité.  L'espace  immense  que  je 
découvrais  était  vide,  car  bêtes  et  gens  s'étaient 
enfuis  vers  les  fermes  ou  cachés  en  des  abris  de 
hasard.  Les  oiseaux  mêmes  et  les  insectes  se  tai- 
saient, et  l'effrayant  silence  régnait,  précurseur  de 
cataclysmes. 

Bientôt  tout  un  côté  du  ciel  sembla  noircir  ; 
l'obscurité  gagna  de  place  en  place.  Un  grondement 
de  tonnerre  roula  très  loin,  puis  se  propagea, 
s'accrut  en  se  rapprochant,  pendant  que  de  vastes 
éclairs  ouvraient  et  refermaient  des  perspectives 
phosphorescentes.  Un  fracas  terrible  éclata  sou- 
dain, un  zigzag  de  feu  zébra  l'espace,  tomba  sur 
un  châtaignier  isolé  dont  la  cime  s'enflamma. 
Puis  les  cataractes  de  l'averse  croulèrent. 

— ■  Ah  !    le  pauvre  monsieur  !  Pourvu  qu'il  soit 


150  HELLÊ 

rentré  à  Gillac  !   s'écria  Babette  qui   se  cachait 
la  face  dans  son  tablier. 

—  Mon  oncle  a  dû  prévoir  Forage,  Babette.  S'il 
n'est  pas  à  Gillac,  il  s'est  mis  à  l'abri  dans  quelque 
maison. 

—  C'est  le  déluge,  c'est  le  jugement  dernier  ! 
gémissait  la  paysanne,  prise  d'un  effroi  super- 
stitieux. Ah  !  si  j'avais  un  cierge  et  un  buis  bénit, 
ça  protégerait  la  maison. 

Pendant  plus  d'une  heure,  la  pluie  et  le  vent 
firent  rage.  Clouée  derrière  les  vitres,  le  cœur 
étreint  d'angoisse,  je  regardais  la  plaine  disparue 
dans  un  brouillard  d'eau.  A  six  heures,  l'averse 
cessa  presque  aussi  brusquement  qu'elle  était 
venue.  J'aperçus  le  jardin  ravagé,  des  rigoles 
d'eau  jaunâtre  dévalant  par  les  allées  et  noyant 
dans  un  limon  sale  des  pétales  de  fleurs,  des 
brindilles,  des  petits  fruits  verts,  et  les  ailes 
souillées  d'un  grand  papillon  blanc  que,  le  matin 
même,  j'avais  vu  frémir  au  cœur  des  roses.  A  l'ho- 
rizon, des  gazes  grises  s'élevaient  lentement, 
découvrant  la  ligne  des  coteaux.  Un  tronçon 
d'arc-en-ciel  émergeait,  comme  l'arche  mutilée 
d'un  pont  céleste,  détruit  par  la  foudre. 

Je  descendis  sur  la  route.  Une  fraîcheur  mon- 
tait de  la  terre  humide,  et  je  frissonnai  sous  mon, 
léger  peignoir.  Babette  m'apporta  un  châle.  An- 
xieuse, je  regardais  du  côté  de  Gillac,  souhaitant 


HELLÊ  151 

que  mon  attente  fût  trompée  et  que  l'oncle  Syl- 
vain ne  revint  pas  avant  la  nuit.  Bientôt  je  vis 
paraître  un  cavalier  que  je  n'avais  pas  entendu 
venir,  car  le  sol  mouillé  amortissait  le  trot  de  sa 
monture.  Mon  oncle  mit  pied  à  terre.  Ses  vête- 
ments ruisselaient  ;  ses  dents  claquaient.  Il  était 
livide. 

—  Vite,  du  feu,  dit-il,  des  habits  secs,  du 
linge.  Qu'on  prépare  un  verre  de  vin  chaud. 

J'avais  fait  mettre  dans  la  chambre  de  mon 
oncle  un  fagot  qui  s'enflamma  rapidement.  Pen- 
dant que  M.  de  Riveyrac  changeait  de  costume, 
je  fis  chauffer  le  vin  sucré,  avec  un  brin  de  can- 
nelle et  une  tranche  de  citron. 

—  Merci,  dit  l'oncle  Sylvain.  Je  suis  glacé. 
L'averse  m'a  saisi  en  pleins  champs,  et  je  n*ai 
pas  voulu  me  réfugier  sous  les  arbres  comme 
certain  berger  imbécile  que  j'ai  vu  foudroyer 
avec  ses  moutons...  Ma  bête  tremblait  de  peur 
et  avançait  tant  bien  que  mal...  Bref,  je  suis 
revenu,  mouillé  jusqu'aux  os.  Heureusement  je 
suis  solide,  Hellé.  J'en  serai  quitte  pour  une  cour- 
bature. 

—  Il  faut  vous  coucher,  mon  oncle.  Vous  fris- 
sonnez. Je  vais  faire  bassiner  votre  lit. 

—  Me  coucher,  moi,  en  plein  joiu*  !  Me  prends- 
tu  pour  une  femmelette?  Laisse,  Hellé...  Dans 
un  instant  je  serai  tout  à  fait  réchauffé. 


152  HELLÉ 

—  Mon  oncle,  vous  êtes  pâle.  Vos  dents  claquent. 
Je  vous  en  prie,  couchez- vous  une  heure  ou  deux. 

—  Ça  va  se  passer.  Ne  t'inquiète  pas,  ma  bonne 
petite. 

Ne  pouvant  vaincre  son  obstination,  je  remis 
un  fagot  dans  la  cheminée  et  je  jetai  une  cou- 
verture sur  les  genoux  de  mon  oncle.  Peu  après 
je  vis  qu'il  frissonnait  encore,  tandis  qu'une  rou- 
geur ardente  couvrait  ses  pommettes.  Je  pris  sa 
main,  elle  était  ;  èche  et  brûlante  ;  le  pouls  mon- 
tait avec  rapidité. 

—  Oncle,  dis- je,  vous  avez  la  fièvre...  Si  vous 
m'aimez,  obéissez-moi.  Vous  allez  vous  mettre  au 
Ut  et  Babette  ira  chercher  le  médecin. 

—  Soit,  je  me  coucherai  puisque  tu  Texiges  et 
puisque  j'ai  la  fièvre,  mais  pas  de  médecin,  Hellé  [ 
Si  tu  m'amènes  cet  âne,  je  le  flanqae  à  la  porte... 
Que  j'aie  bien  chaud,  que  je  dorme  une  bonne 
nuit  et  demain  il  n'y  paraîtra  plus. 

Le  lendemain,  mon  oncle  déhrait,  et  le  mé- 
decin, appelé  à  son  insu,  diagnostiquait  une 
pleurésie. 

Bien  que  ce  mot  seul  m'épouvantât,  je  ne 
perdis  point  l'espérsaice.  Assistée  de  Babette  et 
de  Marie  Lamirault,  je  suivis  les  prescriptions  du 
docteur  avec  une  ponctualité  qui  impatientait 
parfois  mon  oncle.  La  maladie  ne  l'effrayait  pas, 
ni  la  mort,  —  mais  se  sentir  immobile,  impuis- 


HELLÉ  153 


sant,  livré  à  cet  âne  de  médicastre  qu'il  injuriait 
dès  que  le  pauvre  homme  avait  quitté  sa  chambre, 
—  cela  mettait  en  rage  l'oncle  Sylvain.  Il  m'aimait 
trop  pour  se  refuser  à  mes  soins,  à  mes  prières  ; 
mais  quand  vers  le  miUeu  du  jour,  la  fièvre  lui 
laissait  un  peu  de  lucidité  et  de  répit,  il  s'affligeait 
de  ma  pâleur,  de  ma  fatigue. 

Une  semaine  s'écoula  sans  apporter  aucune 
amélioration,  et,  vers  le  neuvième  jour,  comme 
le  médecin  me  quittait  en  hochant  la  tête,  mon 
oncle  me  fit  appeler.  C'était  dans  un  de  ces  in- 
tervalles, entre  les  accès  de  fièvre  où,  malgré  le 
bienfait  d'un  repos  relatif,  l'extraordinaire  fai- 
blesse du  malade  apparaissait.  Mon  cœur  se  serra 
quand  je  remarquai  la  maigreur  du  beau  visage 
romain  enfoncé  dans  les  oreillers,  le  sifflement  qui 
interrompait  les  paroles  de  mon  oncle.  Je  sentis 
trembler  mes  lèvres  et  des  sanglots  me  monter  à 
la  gorge.  Mais  il  fallait  réprimer  ces  signes  d'une 
inquiétude  que  je  n'osais  me  formuler  à  moi- 
même.  Avec  un  effort  d'énergie  je  me  domptai. 

—  Hellé...  balbutia  l'oncle  Sylvain.  Écoute...  je 
suis  très  malade...  Tu  vas...  écrire... 

Une  quinte  de  toux  l'arrêta.  Il  étouffait.  Je 
le  soulevai,  je  le  soutins  dans  mes  bras,  contre 
ma  poitrine. 

—  Mon  oncle,  je  vous  en  conjure.  Ne  parlez 
plus.  Cela  vous  fait  mal. 


t54  HELLÉ 

—  Il  faut...  écrire... 

—  Dites  un  nom  seulement.  Vous  désirez  voir 
quelqu'un  ?  Vous  craignez  que  je  ne  suf&se  pas  à 
vous  soigner?  C'est  cela,  n'est-ce  pas?... 

Il  fit  un  signe  d'assentiment,  et  im  souffle  passa 
entre  ses  lèvres  : 

—  Genesvrier. 

—  Vous  voulez  que  j'écrive  à  monsieur  Genes- 
vrier ?... 

—  Genesvrier,  reprit  l'oncle...  notre  ami... 

—  Je  vais  écrire  tout  de  suite,  je  vais  même 
télégraphier,  parce  que  je  n'ai  pas  le  temps  d'ex- 
pliquer par  lettre  ce  qui  vous  est  arrivé.  Soyez 
sûr  que  monsieur  Genesvrier  viendra. 

Il  sourit  faiblement  et,  fermant  les  paupières, 
plus  calme,  il  parut  s'assoupir. 

Babette  courut  au  télégraphe.  La  réponse  de 
Genesvrier  arriva  bientôt.  Il  annonçait  son  départ. 

Quand  il  entra  dans  la  maison,  le  lendemain, 
je  descendis  le  recevoir,  toute  pâle,  brisée  d'une 
nuit  épouvantable,  oubliant  ma  robe  froissée,  mes 
cheveux  dont  la  longue  natte,  à  demi  dénouée, 
tombait  sur  mon  dos.  A  voir  ce  ferme  visage,  ces 
yeux  où  je  Hsais  clairement  une  anxiété  presque 
égale  à  la  mienne,  je  sentis  l'espoir  et  la  faiblesse 
m'envahir  à  la  fois.  Je  fondis  en  plerus. 

—  Oh  !  merci,  merci  d'être  venu...  Il  est  bien 
mal... 


HELLÊ  155 

—  Ne  pleurez  pas,  chère  Hellé  !  Nous  ferons 
l'impossible.  Pourquoi  ne  pas  m 'avoir  prévenu 
plus  tôt  ? 

—  Je  n'osais  pas...  C'est  lui  qui  vous  a  de- 
mandé. 

—  Et  vous  n'avez  pas  songé  que  je  serais  heu- 
reux de  partager  vos  fatigues  !  murmura-t-il  d'un 
ton  de  reproche. 

—  Venez,  dis-je.  Il  nous  attend. 

Nous  montâmes  au  premier.  Une  joie  éclaira 
les  yeux  de  mon  oncle  lorsque  Genesvrier  serra 
doucement  la  main  qu'il  n'avait  plus  la  force  de 
soulever.  D'un  mouvement  de  tête  il  me  fit  signe 
de  me  retirer.  Je  les  laissai  seuls. 

—  Babette  reste  auprès  de  monsieur  de  Rivey- 
rac,  me  dit  Antoine  Genesvrier,  quand  il  sortit  de 
la  chambre.  Votre  oncle  repose.  Il  souhaite  que 
vous  me  fassiez  visiter  le  jardin  et  la  maison. 
Feignons  d'accéder  à  son  désir. 

—  Comment  le  trouvez- vous  ? 
Il  hésita  : 

—  Pas  bien...  Ne  vous  désolez  pas,  Hellé.  Son 
état  est  grave,  mais  il  n'est  pas  désespéré...  Venez. 
Racontez-moi  en  détail  les  phases  de  sa  maladie. 

Tout  en  parcourant  le  jardin,  je  fis  à  mon 
compagnon  le  récit  qu'il  me  demandait.  Bien 
qu'il  se  composât  un  visage  impénétrable,  je 
devinai  qu'il  était  profondément  inquiet. 


156  HELLÊ 

Ensemble,  au  chevet  de  mon  oncle,  nous  veil- 
lâmes de  longues  nuits,  et,  quand  mes  forces 
défaillaient,  il  suf&sait  d'un  mot  de  Genesvrier 
pour  me  rendre  sinon  l'espoir,  du  moins  le  cou- 
rage. A  peine  nous  parlions-nous  ;  dans  le  silence 
de  la  chambre,  où  parfois  je  sentais  passer  la  mort, 
nous  avions  appris  à  nous  comprendre  par  le 
geste  et  le  regard. 

A  travers  la  première  léthargie  qui  précède  le 
sommeil,  entre  mes  cils  lourds,  je  voyais  Antoine, 
immobile  au  pied  du  lit,  dans  le  tremblant  reflet 
de  la  veilleuse  ;  je  sentais  la  douceur  de  ses  yeux 
graves  qui  ne  se  détournaient  du  malade  que  pour 
se  reposer  sur  moi. 

Un  matin,  à  l'éveil  blanchissant  du  jour,  mon 
oncle  parut  soulagé.  La  fièvre  avait  presque  dis- 
paru ;  l'oppression  diminuait,  la  respiration  était 
moins  sifflante. 

Tandis  que  Genesvrier,  penché  sur  lui,  pre- 
nait sa  températiire,  je  respirai,  envahie  d'im 
joyeux  espoir. 

—  Monsieur  de  Riveyrac  s'assoupit,  dit  An- 
toine en  se  relevant.  Appelez  Babette  ou  Marie 
pour  nous  remplacer  un  instant.  Je  voudrais 
vous  parler,  Hellé. 

Marie  Lamirault  s'assit  dans  mon  fauteuil. 
Genesvrier  lui  dit  quelques  mots,  puis  il  m'em- 
mena. 


HELLÉ  157 

Nous  entrâmes"dans  l'ancienne  chambre  de  tante 
Angélie,  que  j'avais  attribuée  à  notre  hôte. 

—  Eh  bien  !  dis- je,  il  est  mieux,  il  va  guérir  ? 

—  Hellé,  murmura  Genesvrier,  il  est  temps  de 
vous  avertir...  l'heure  approche  où  vous  aurez 
besoin  de  tout  votre  courage... 

—  Mon  oncle  ! 

—  Il  est  très  mal...  Cette  accalmie  m'inquiète 
plus  que  les  crises  d'hier...  Soyez  forte,  Hellé. 

Il  me  sembla  que  la  maison  croulait.  Je  ne 
criai  pas  ;  je  ne  pleurai  pas.  Muette,  je  regardai 
Antoine  avec  des  yeux  qui  voulaient  l'interroger 
encore. 

Il  me  prit  la  main. 

—  Hellé,  ma  pauvre  chère  Hellé,  que  j'ai  pitié 
de  vous  ! 

—  Mon  oncle...  mourir... 
J'éclatai  en  sanglots  déchirants. 

—  Il  va  mourir...  lui  qui  était  tout  pour  moi, 
mon  père,  mon  maître,  mon  ami...  lui  que  je  ché- 
rissais, lui  que  je  vénérais...  Oh  !  faites  quelque 
chose,  Antoine,  tentez  l'impossible,  je  vous  en  prie, 
sauvez-le  ! 

Il  posa  sa  main  sur  mon  épaule,  et  je  me  trouvai 
appuyée  contre  sa  poitrine,  comme  dans  le  seul 
refuge  où  l'instinct  pût  me  jeter.  Et  pendant  que 
mes  larmes  coulaient,  j'entendis  sa  voix  près  de 
mon  oreille  : 


158  HELLÉ 

—  Pleurez  maintenant,  Hellé,  pleurez  sans  con- 
trainte, car  il  ne  faudra  pas  pleurer  devant  lui. 
Je  ne  vous  donnerai  pas  de  consolations  banales, 
mais  au  moins  vous  sentirez  que  vous  n'êtes  pas 
seule,  qu'un  ami  vous  reste  et  qu'il  partage  votre 
deuil...  Chère  Hellé,  je  souffre  de  l'amitié  qui  va 
se  briser,  mais  je  souffre  aussi  de  votre  souffrance. 

—  Vous  êtes  bon...  balbutiai-je  sans  savoir  ce 
que  je  disais. 

Nous  demeurâmes  ainsi  un  long  moment,  lui 
silencieux,  moi  gémissante,  presque  dans  les  bras 
l'un  de  l'autre.  Soudain  je  m'écartai,  j'essuyai 
mes  yeux. 

—  Puisqu'il  le  faut,  je  serai  forte.  Je  veux 
que  mon  cher  oncle  finisse  en  paix,  comme  il  a 
vécu...  Moi  seule... 

Les  larmes  encore  une  fois  m'étouffèrent. 

—  Je  ne  pleurerai  pas  devant  lui...  je  vous 
obéirai...  Mais,  Antoine,  quelle  douleur  ! 

Le  jour  s'écoula,  puis  la  nuit.  Si  je  n'avais 
cru  aveuglément  Genesvrier,  j'aurais  confondu 
dans  mon  inexpérience  le  répit  annonciateur  de 
la  mort  avec  l'apaisement  qui  promet  une  proche 
convalescence.  La  fièvre  avait  brisé  les  ressorts  de 
la  vie  :  mon  oncle  mourait  de  faiblesse,  calme, 
affranchi  des  souffrances,  presque  gai  parfois  ;  et 
sans  que  ni  Genesvrier  ni  moi  eussions  laissé  percer 
notre  inquiétude,  il  comprit  que  c'était  la  fin. 


HELLÉ  159 

Toute  la  nuit  je  veillai,  sortant  quelquefois  sur 
le  palier,  pour  appuyer  mon  front  aux  murailles 
et  sangloter  à  cœur  perdu.  Au  matin  je  n*avais 
plus  de  larmes.  J'entrais  peu  à  peu  dans  ce  demi- 
songe  qui  succède  aux  crises  extrêmes  de  l'an- 
goisse, où  la  sensation  de  la  réalité  s'amortit,  où 
le  désespoir  épuisé  s'ennoblit  de  silence  grave. 
J'étais  debout  au  chevet  de  l'oncle  Sylvain.  Genes- 
vrier  se  tenait  de  l'autre  côté  du  lit,  et  le  malade, 
abandonnant  ses  mains  à  l'étreinte  des  nôtres, 
parla  tout  à  coup,  d'une  voix  distincte,  avec  un 
accent  inexprimable  : 

—  Hellé,  mon  enfant  bîen-aimée,  je  vais  mou- 
rir. Je  bénis  la  nature  de  me  laisser  ferme  et 
lucide  pendant  les  derniers  instants  que  je  pas- 
serai près  de  toi...  J'aurais  beaucoup  de  choses  à 
te  dire  :  il  faut  les  résumer  en  peu  de  mots.  J'ai 
ime  prière  à  t 'adresser,  Hellé  :  reste  fidèle  à  mon 
rêve  ;  réalise  en  toi  la  femme  que  j'ai  tenté  de 
former.  Fuis  le  médiocre,  ne  déchois  point,  re- 
doute la  passion  avec  ses  sophismes  et  ses  mirages, 
et  donne  le  trésor  de  ton  âme  à  celui  seul  qui  le 
méritera. 

—  Ah  !  m'écriai- je  en  baisant  son  front  déjà  perlé 
de  moiteur  froide,  qui  me  consolera  de  vous  perdre, 
où  retrouverai- je  un  maître  tel  que  vous  ? 

—  Un  maître,  Hellé  ?  Tu  n'as  plus  besoin  de 
maître.  Il  te  faut  un  guide  et  un  ami.  Tu  le  trou- 


i6o  HELLÉ 

veras,  je  le  sais,  et  cette  certitude  m*est  douce... 
Ne  pleure  pas,  chère  petite.  Tu  as  été  la  couronne 
de  ma  vieillesse,  ma  joie,  ma  lumière,  mon  rêve 
vivant...  Et  je  ne  te  laisse  pas  seule  et  abandonnée... 
Ses  yeux  désignèrent  Genesvrier  : 

—  Un  ami...  Antoine,  je  vous  la  confico  Rem- 
placez-moi auprès  d'elle...  Soyez... 

Il  suffoqua.  Genesvrier  lui  fit  boire  un  cordial. 
Par  un  effort  de  volonté,  il  parut  rappeler  à  lui 
la  vie  déjà  fuyante. 

—  Hellé  sera  ma  sœur,  dit  Antoine  en  se  re- 
dressant. 

Un  éclair  avait  brillé  dans  ses  yeux.  Les  yeux 
du  moribond  reflétèrent  cette  flamme.  Comme 
fortifié  soudain,  allégé,  soulagé,  il  nous  fit  signe 
de  rehausser  sa  tête  affaissée  dans  les  coussins. 
Sa  voix  vibra  plus  claire,  ses  lèvres  s'essayèrent 
à  sourire. 

—  Pensez- vous,  dit-il  à  Antoine,  que  je  pourrai 
vivre  jusqu'au  jour  ?  J'aimerais  à  revoir  la  lu- 
mière ;  je  suis  un  vieux  païen,  cher  ami,  et  il 
me  plaît  que  mon  âme  s'unisse  à  l'Âme  univer- 
selle sous  les  beaux  auspices  du  soleil.  Éteignez 
la  lampe.  Ouvrez  la  fenêtre.  Il  me  semble  que  le 
ciel  blanchit. 

L'aube  allait  naître.  Vénus  déclinait  dans  une 
brume  déjà  tout  imprégnée  de  lumière.  Une  fraî- 
cheur délicieuse,  comme  l'odeur  même  de  la  rosée 


HELLÉ  i6i 

évaporée  sur  les  fleurs,  montait  du  jardin  invisible. 

—  Enfin,  dit  mon  oncle,  je  vais  savoir  le  mot  de 
la  grande  énigme...  à  moins  que  je  n'aille  de  planète 
en  planète  et  de  mystère  en  mystère  découvrir  la 
vérité.  J'aime  à  me  rappeler  le  grand  rêve  des 
anciens  sages,  et  je  veux  croire  que  je  franchis 
un  des  degrés  de  l'échelle  infinie  par  laquelle 
l'animalité  arrive  à  l'humanité  et  l'humanité  au 
divin...  Voyez  comme  cette  étoile  est  blanche  et 
belle  !  Je  ne  l'ai  jamais  contemplée  sans  penser 
qu'elle  doit  être  le  séjour  des  poètes,  des  sages,  qui 
y  satisfont  leur  amour  de  la  Beauté...  C'est  là  que 
je  serai  demain,  peut-être,  et  fausse  ou  vraie,  cette 
rêverie  enchantera  ma  mort. 

Il  se  tut,  à  bout  d'haleine  ;  mais  ses  yeux  sou- 
riants ne  se  voilaient  pas.  Je  sentis  sous  mes  doigts, 
peu  à  peu,  son  pouls  décroître,  son  poignet  se 
refroidir...  Cependant  je  ne  pleurais  plus,  et  Genes- 
vrier,  qui  tenait  l'autre  main  du  malade,  semblait 
participer  comme  moi  à  l'admirable  sérénité  de 
cette  agonie,  qui  nous  pénétrait  de  respect. 

Le  disque  glorieux  dépassa  les  crêtes  des  collines. 
Mon  oncle  fit  un  mouvement.  Je  vis  ses  traits  se 
figer  dans  une  extase  suprême.  Antoine,  incliné,  lui 
ferma  les  yeux. 

La  mort  était  venue  avec  le  jour,   et  l'aube, 
ouvrant  les  portes  d'or  d'un  mystérieux  Olympe, 
accueillait  l'Esprit  triomphant. 
6 


X\1II 

Dans  la  bibliothèque  vaste  et  vide  où  j'évoquais, 
mieux  que  partout  ailleurs,  la  chère  image  du  maître 
disparu,  j'étais  assise,  en  habits  de  deuil.  Depuis 
le  matin  tombait  la  fine  pluie  d'automne  sur  les 
tours  de  Saint-Sulpice,  sur  les  toits  ruisselants,  sur 
le  jardin  jaune  et  noyé.  Mon  âme  sombrait  dans 
la  tristesse. 

Le  coude  sur  l'appui  du  fauteuil,  ma  main 
pressant  ma  tempe  douloureuse  que  la  migraine 
étreignait,  je  regardais  crépiter  et  s'écrouler  les 
braises  du  premier  feu  de  novembre,  et  j'écoutais 
Genesvrier  assis  en  face  de  moi. 

—  Vous  me  demandez  pourquoi  j'ai  prolongé 
mon  absence,  disait-il.  Vous  m'adressez  des  re- 
proches, Hellé.  Savez-vous  que  votre  petite  colère 
me  plaît  mieux  qu'un  gracieux  accueil  ? 

—  Vous  plaisantez,  je  crois,  bien  que  ce  ne  soit  i 
point    votre    habitude.  Que   vous    soj^ez    resté   à 
Bruxelles  près  de  Jacques  Laurent,  très  malade, 
qu'il  ait  insisté  pour  vous  retenir,  il  n'y  a  là  rien 


HELLÊ  163 

qui  m'étonne...  Mais  pourquoi  ne  point  m'écrira? 
Votre  indifférence  m'a  surprise  péniblement. 

—  Mon  indifférence  ?  Sérieusement,  Hellé,  pou- 
vez-vous  supposer  que  je  sois  devenu  indifférent  ? 

—  Mais  oui,  monsieur  Genesvrier. 

—  Vous  m'appelez  «  monsieur  &,  maintenant  !... 
Vous  êtes  tout  à  fait  fâchée  ? 

—  Expliquez-vous,  défendez-vous. 

A  grands  pas,  de  long  en  large,  il  marchait,  les 
mains  croisées  derrière  le  dos. 

—  J'ai  un  secret,  Hellé. 

—  Un  secret  que  vous  ne  pouvez  me  confier  à 
moi,  votre  sœur  d'élection  ? 

—  Un  secret  que  vous  allez  connaître.  Je  n'ai 
pas  voulu  vous  écrire,  là-bas,  parce  que  je  devais 
me  recueillir,  m'interroger,  me  juger,  avant  de 
faire  une  démarche  si  grave  qu'elle  peut  troubler 
toute  ma  vie.  La  solitude  où  je  vivais,  près  de  mon 
vieil  ami,  était  plus  favorable  à  cet  examen  de 
conscience,  à  cette  épreuve  de  mes  forces  que  mon 
ermitage  de  Paris.  J'aime  à  savoir  où  je  vais  ;  je 
ne  veux  ni  m'abuser  ni  abuser  personne,  parce 
qu'à  mon  âge  aucune  action  n'est  indifférente, 
parce  que  je  suis,  plus  que  tout  autre  peut-être, 
conscient  des  responsabilités  que  j'assume. 

n  s'arrêta  devant  moi  : 

—  Excusez-moi  si  je  n'ose  parler,  je  ne  suis  guère 
éloquent,  ma  petite  amie,  et  je  ressens,  à  exprimer 


i64  HELLÉ 

tout  haut  des  sentiments  intimes,  je  ne  sais  quelle 
ridicule  et  maladroite  pudeur.  J'ai  préféré  vous 
écrire,  et  voici  ma  confession  —  ajouta-t-il  en 
tirant  une  lettre  de  sa  poche.  —  Ne  riez  pas  du 
procédé,  qui  peut  vous  sembler  romanesque.  Lisez 
lentement,  réfléchissez,  et  ne  vous  hâtez  pas  de 
répondre. 

—  Quel  homme  étrange  vous  êtes,  dis-je  en 
prenant  la  lettre  qu'il  me  tendait.  Quand  dois- je 
lire  ceci  ? 

—  Tout  à  l'heure.  Il  faut  que  je  vous  quitte. 

—  Vous  reviendrez  ce  soir  ?  J'attends  madame 
Marboy. 

—  Je  reviendrai. 

—  Soyez  ici  de  bonne  heure,  pour  que  nous  puis- 
sions causer  seuls  im  instant. 

—  Volontiers.  Au  revoir,  Hellé. 

—  Au  revoir,  Antoine. 

Il  tenait  ma  main  dans  les  siennes,  et  je  sentis 
qu'il  tremblait. 

—  Au  revoir  !  répéta-t-il. 

Et  il  sortit  si  brusquement  que  j'en  restai  toute 
surprise. 

Je  repris  ma  place  au  coin  du  feu,  et  je  lus  : 

Paris,  8  novembre. 

«  En  m'interdisant  toute  correspondance  avec 
vous,  pendant  mon  séjour  à  Bruxelles,  j'avais  un 


HELLÉ  165 

but,  chère  Hellé.  Je  voulais  découvrir  les  causes 
stables  et  profondes,  la  réelle  nature  du  sentiment 
que  vous  m'inspirez.  Je  voulais  me  juger  et  des- 
cendre seul  dans  cette  citadelle  close  de  ma  pensée 
où  votre  chère  image  porte  le  charme  et  le  trouble 
à  la  fois.  Je  voulais  vous  juger  aussi,  mettre  votre 
àme  en  face  de  mon  âme  ;  maintenant  je  crois  vous 
connaître  :  il  faut  que  vous  me  connaissiez  tout  à 
fait. 

<i  On  vous  a  raconté  mon  histoire.  Moi-même 
je  vous  ai  confié,  par  fragments,  le  secret  des 
crises  morales  qui  ont  marqué  les  grandes  étapes 
de  ma  vie,  et  je  sais  que  je  ne  vous  apparais  point 
sous  la  figure  d'un  amoureux  sentimental  et 
passionné.  Je  ne  me  fais  aucune  illusion  sur  ma 
personne,  et  longtemps,  en  considérant  mon  âge, 
mon  aspect,  mes  cheveux  déjà  grisonnants,  j'ai 
connu  l'évidente  invraisemblance  de  mes  espoirs. 
J'avais  résolu  de  les  taire  ;  je  me  contenterais 
d'être  votre  ami. 

«D'où  vient  que  j'aie  aujourd'hui  cette  audace 
de  vous  dire  à  vous,  jeune,  belle,  riche  :  —  Je  vous 
aime,  Hellé.  Voulez-vous  partager  ma  vie  de  labeur, 
d'effort,  de  pau\Teté  ? 

«  Ces  paroles,  je  ne  les  ai  jamais  dites  à  aucune 
femme.  Aucune  n'aurait  pu  les  entendre  sans  sourire 
ou  se  révolter.  Aucune  n'était  digne  de  comprendre 
le  vœu  hardi  de  mon  cœur. 


i66  HELLÊ 

«  Dès  mon  adolescence/  je  brûlais  pour  les 
idées,  et  nulle  beauté  de  chair  n'effaçait  pour  moi 
leur  beauté  abstraite.  Ces  larmes  chaudes  qu'on 
verse,  à  dix-huit  ans,  pour  des  amantes  d'un  jour, 
les  historiens  et  les  poètes,  seuls,  me  les  arrachaient. 
J'aimais  d'amour  ces  grandes  figures  héroïques  qui 
surgissent  sur  les  peuples  et  dont  le  verbe  enflammé 
dit  :  «  Patrie,  Vertu,  Liberté,  Justice.  »  Je  vouais 
mon  existence  aux  causes  qu'elles  avaient  senries 
et  dont  le  triomphe,  combattu  par  le  mal,  n'est 
jamais  définitif. 

«  Autour  de  moi,  mes  amis,  ma  famille  s'inquié- 
taient» Ils  me  disaient  : 

«  —  Choisis  une  carrière  honorable,  puisque  tu 
ne  veux  pas  vivre  dans  le  luxe  et  l'oisiveté.  Ta 
fortune,  ton  intelligence  te  permettent  de  hautes 
ambitions, 

«J'écoutais  ces  conseils  en  silence,  et  je  sentais 
en  moi  une  tristesse  d'exilé. 

«Étranger  parmi  les  miens,  je  gardai  jusqu'à 
l'âge  d'homme  un  triple  sceau  sur  mes  lèvres  et 
sur  mon  cœur.  Bientôt,  je  me  trouvai  maître  de 
moi.  Avide  d'employer  poiu*  la  justice  ces  jeunes 
forces  que  je  devais  en  moi,  intactes,  naïves, 
capables,  me  semblait-il,  de  soulever  le  monde, 
j'étais  pourtant  tiraillé  d'opinions  contradictoires. 
J'allai  consulter  les  hommes  célèbres  dont  les 
œuvres  résumaient,  sans  les  résoudre,  les  problèmes 


HELLÉ  167 

moraux  et  sociaux  qui  me  hantaient.  Je  voulus 
m 'orienter  aux  rayons  de  ces  grands  phares,  mais 
chacun  n'éclairait  qu'une  partie  de  l'ombre.  Quand 
je  demandais  la  justice,  le  savant  me  montrait 
la  Nécessité  reine  de  l'iuiivers,  des  lois  fatales 
régissant  les  astres  et  les  esprits,  toute  liberté 
illusoire,  la  guerre  entre  les  espèces,  la  guerre  entre 
les  individus,  l'égoïsme  vital  à  la  racine  de  tous  les 
sentiments.  L'historien  me  révélait  le  mensonge 
des  codes.  Le  prêtre  transportait  la  réahsation  de 
la  justice  dans  un  au  delà  problématique.  Les 
politiciens  vantaient  chacun  leur  système,  et  pro- 
posaient soit  la  table  rase,  soit  le  retour  aux  tradi- 
tions mortes,  soit  des  compromis  qui  ne  pouvaient 
contenter  personne. 

«  Ainsi,  quand  ma  raison  semblait  satisfaite, 
quelque  chose  protestait  dans  mon  cœur  ;  quand 
mon  cœur  était  séduit,  ma  raison  opposait  des 
arguments  à  mes  enthousiasmes. 

«  J'errais  ainsi,  plein  d'idées  et  de  sentiments 
inconciliables,  quand,  au  cours  d'un  voyage  à 
travers  l'Europe,  je  me  présentai  chez  Tolstoï. 
Bien  que  mon  esprit  n'inclinât  point  au  néo- 
évangélisme  prêché  par  ce  grand  homme,  j'avais 
subi  la  secousse  qu'il  imprimait  aux  jeunes  gens 
de  ma  génération.  Il  était  un  des  dieux  de  ce 
Panthéon  idéal  que  je  portais  en  moi-même,  et 
je  l'aimais  de  réveiller  les  âmes  engourdies  dans  le 


i68  HELLÉ 

brutal  utilitarisme  de  ce  temps.  De  tous  les  coins 
de  la  Russie  et  de  l'Europe,  de  jeunes  hommes  et 
de  jeunes  femmes  venaient  réclamer  de  lui  un  con- 
seil, un  mot  qui  décidât  le  sens  de  leur  vie.  Beau- 
coup, parmi  mes  compagnons  de  pèlerinage, 
étaient  venus  dans  cette  intention.  Le  maître  leur 
répondit  par  ces  paroles  qui,  paraît-il,  lui  sont 
si  familières  qu'elles  sont  devenues  proverbiales 
dans  son  pays  :  «  Simplifiez- vous.  Asseyez- vous  sur 
la  terre.  » 

«Je  ne  partageais  point  toutes  les  doctrines  de 
Tolstoï,  ni  sa  théorie  de  l'amour,  ni  sa  théorie  de 
la  non-résistance  au  mal,  ni  ce  mysticisme  parti- 
culier aux  peuples  slaves.  Mon  âme  était  facile  à 
la  tendresse,  à  la  pitié,  mais  j'étais  à  la  fois  un 
rêveur  et  un  combatif  ;  je  ne  séparais  pas  la  pensée 
de  l'action  Pourtant  le  \deillard  en  blouse  de 
moujik,  penchant  sur  un  établi  de  cordonnier  son 
front  génial  et  sa  barbe  de  prophète,  m'apparut 
comme  l'annonciateur  de  ma  destinée.  Ne  devais-je 
pas,  dépouillant  tout  orgueil  personnel,  «  m 'asseoir 
sur  la  terre  »  entre  les  humbles  et  les  petits,  vivre 
de  leur  \'ie,  les  connaître,  les  aimer  —  et  me  relever 
plus  fort  pour  les  défendre  ?  Vainement  j'avais 
cherché  la  justice  auprès  des  savants,  dans  la 
nature,  auprès  des  poHtiques,  dans  l'État.  Au 
spectacle  de  la  souffrance  humaine,  l'amour  et 
l'indignation  la  révéleraient  à  mon  cœur. 


HELLÉ  169 

«  J'étais  riche  et  je  me  sentais  peu  de  besoins. 
Avec  l'enthousiasme  naïf  qui  appartient  à  la 
jeunesse  et  qui  en  rachète  les  erreurs,  je  me  plus 
à  réparer  le  mal  autant  qu'il  était  en  mon  pouvoir. 
Je  me  plus  à  remettre  quelques  égarés  dans  la 
voie  de  leur  vocation  véritable,  donnant  à  celui-ci 
le  loisir  nécessaire,  à  cet  autre  des  instruments  de 
travail,  pareil  au  jardinier  qui  déracine  les  plantes 
semées  au  hasard  et  rend  chacune  au  sol  qui  lui 
convient. 

«N'ayant  conservé  que  les  ressources  indispen- 
sables, ne  souffrant  point  de  ma  pauvreté,  je  com- 
mençai une  descente  dantesque  dans  les  cercles  de 
l'enfer  social.  J'en  garde  encore  l'épouvante.  Par- 
tout je  vis  le  fort  écraser  le  faible,  l'homme  opprimer 
la  femme,  l'injustice  naturelle  et  conventionnelle 
peser  sur  l'enfant.  En  haut,  je  trouvai  l'indifférence 
et  le  mépris  ;  en  bas,  l'abrutissement  et  la  haine. 
Je  parcourus  les  hôpitaux,  les  prisons,  les  ateliers, 
les  bouges.  Souvent  méconnu,  suspect  à  ceux-là 
que  je  voulais  servir,  je  vis  parfois  mes  efforts 
tourner  contre  moi-même.  Et,  pleurant  sur  mes 
déceptions  et  mon  impuissance,  je  compris  l'énorme 
dif&culté  de  l'œuvre  de  rénovation  qui  ne  s'accom- 
plira qu'au  prix  d'inconnus  cataclysmes  et  par 
l'effort  collectif  de  plusieurs  générations. 

«C'est  alors  que  je  connus  Jacques  Laurent.  Il 
avait   souffert  les  mêmes  angoisses,   traversé  les 


170 


HELLÊ 


mêmes  épreuves.  li  m'enseigna  le  désintéressement 
supérieur,  la  philosophie  du  semeur  jetant  le  grain 
qu'il  ne  verra  pas  lever. 

«  J'avais  achevé  mes  études  de  médecine  et  de 
droit.  Un  livre  sur  la  Psychologie  du  Criminel,  mes 
articles  de  V Avenir  social  avaient  répandu  mon  nom. 
J'avais  des  ennemis,  déjà  !  Mais  je  sentis  bientôt 
que  les  ouvrages  de  théorie  pure  convenaient  mal 
à  mon  tempérament.  Je  revêtis  donc  de  chair  et 
d'os  mes  idées,  je  les  incarnai  dans  une  forme  hu- 
maine, je  mêlai,  dans  le  vaste  cadre  d'une  aventure 
fictive,  l'imaginaire  et  le  réel.  Ainsi  j'ébauchais  ce 
livre  du  Pauvre;  il  contient  mes  révoltes  et  mes 
rêves. 

«  Me  voici  presque  à  la  fin  de  ma  jeunesse,  seul, 
n'ayant  donné  à  mon  âme  que  l'amour  du  juste 
et  du  vrai  pour  aliment.  J'avais  banni  les  femmes  de 
ma  vie  ;  celles  que  je  rencontrais  libres,  souvent 
intelligentes  et  séduisantes,  avaient  des  ambitions 
de  plaisir  que  je  ne  pouvais  satisfaire.  D'autres, 
humbles  d'esprit,  grandes  de  cœur,  étaient  des 
créatures  tout  instinctives  et  tout  inconscientes. 
Aucune  n'était  de  ma  race, 

«  Mais  je  vous  rencontrai,  Hellé,  et  je  ne  pus 
oublier  votre  front  de  déesse,  beau  de  sa  pâleur 
mate  et  de  son  noble  contour,  plus  beau  de  la 
pensée  qui  l'anime.  J'adorai  en  vous  la  pureté, 
l'intelligence,  la  fierté.  Pour  la  première  fois,  dans 


HELLÊ  171 

le  secret  de  mon  cœur,  je  me  dis  :  «  Celle-là,  et 
celle-là  seulement  pourrait  être  ma  compagne.  & 

«J'eus  le  bonheur  de  gagner  la  sympathie  de 
M.  de  Riveyrac.  Je  vous  observai,  Hellé,  avec 
d'étranges  alternatives  d'espoir  et  de  crainte. 
Connaissant  votre  esprit,  je  voulus  éprouver  votre 
cœur.  Peut-être,  accoutumé  à  l'émotion  esthétique 
seulement,  n'eût-il  pas  vibré  au  choc  de  la  vie, 
au  spectacle  de  l'infortune  humaine.  Peut  être 
deviez-vous  représenter,  dans  les  sphères  supé- 
rieures de  la  société,  le  modèle  vivant  de  la  beauté 
faite  pour  s'épanouir,  jouir,  briller,  éprise  d'elle- 
même. 

«  Si  je  vous  avais  trouvée  telle,  ah  !  je  vous 
aurais  admirée  de  loin,  mais  je  n'aurais  pu  vous 
aimer. 

«  Et  je  vous  aime.  J'ai  vu  la  pitié  naître  en  vous, 
devant  Marie  Lamirault,  devant  son  enfant  :  ils 
vous  découvraient  la  misère  et  la  faiblesse  que  vous 
ignoriez.  Au  spectacle  des  injustices,  j'ai  vu  briller 
vos  yeux,  et  votre  poitrine  se  gonfler.  J'ai  entendu  — 
avec  quelle  joie  !  —  le  battement  de  votre  cœur. 
La  statue  devenait  femme.  Elle  pouvait  aimer  et 
souffrir. 

«  Hellé,  si  vous  sentez  en  vous  les  forces  sur- 
humaines que  crée  et  qu'entretient  l'amour,  venez 
à  moi,  dévouez-vous  à  mon  œuvre.  Ensemble, 
nous  pourrions  faire  de    grandes  choses,   et  nos 


172  HELLÉ 

luttes  et  nos  déceptions  auraient  de  merveilleuses 
revanches.  Nous  serions  ce  couple  dont  je  vous 
parlais  autrefois,  non  plus  le  maître  et  l'esclave, 
mais  les  époux  égaux  et  différents,  associés  pour  le 
bien  et  le  bonheur,  fortifiés,  meilleurs  l'un  par 
l'autre. 

<i  Ne  vous  hâtez  pas  de  répondre.  Songez  que  je 
ne  vous  propose  point  un  médiocre  idéal.  Si  votre 
âme  généreuse  se  soulève  dans  un  grand  espoir, 
songez  qu'il  faut  vous  recueillir  et  vous  bien  éprou- 
ver, car  notre  union  ne  saurait  être  que  sublime 
ou  désastreuse. 

«  Je  voudrais  achever  cette  lettre  par  des  mots 
qui  exprimeraient  mon  immense  tendresse.  Tous 
me  paraissent  vulgaires.  Hélas  !  je  suis  gauche  et 
timide  devant  vous.  Mais  ce  que  vous  êtes,  ce  que 
vous  serez  pour  moi,  éternellement,  l'angoisse  où 
je  suis  vous  le  révélerait,  bien-aimée.  » 

Qu'Antoine  m'aimât,  je  n'en  étais  point  sur- 
prise ;  qu'il  voulût  m'épouser,  ceci  dépassait  mes 
prévisions,  car  je  m'étais  accoutumée  à  le  con- 
sidérer comme  un  solitaire  capable  seulement 
d'attachement  intellectuel.  Sa  tendresse,  austère 
et  chaste  comme  son  âme,  était  pourtant  un  hom- 
mage que  je  ne  recevais  pas  sans  orgueil.  Mais  il 
ne  me  promettait  point  cette  adoration  aveugle, 
cette  soumission  de  dévot  par  quoi  les  hommes 


HELLÉ  173 

captent  le  frivole  esprit  des  femmes.  Il  ne  me 
dissimulait  point  les  âpretés  de  sa  vie,  les  sacrifices 
que  notre  mariage  m'imposerait.  Il  n'avait  ni 
l'aspect  ni  le  charme  vainqueur  de  l'amant  rêvé 
par  ma  jeunesse,  beau  de  la  beauté  des  héros,  roi 
par  le  génie,  dompteur  adoré  de  la  foule.  Les  vertus 
sérieuses  d'Antoine  effrayaient  un  peu  mes  vingt 
ans.  A  cet  âge,  l'amour  qu'on  appelle,  si  pur  qu'il 
soit,  participe  du  désir  sensuel  et  de  l'exaltation 
poétique.  C'est  la  printanière  églantine  qui  s'épa- 
nouit à  mi-côte,  sous  le  ciel  clément.  L'amour  de 
Genesvrier  était  la  fleur  plus  rare,  éclose  dans 
l'éther  orageux,  sur  les  cimes. 

Je  me  demiandais,  pour  m*éprouver,  ce  que  je 
ressentirais  si  quelque  événement  imprévu  ban- 
nissait Antoine  de  ma  vie.  Cette  idée  m'était  dou- 
loureuse, et  je  sentais  que  nos  liens,  resserrés  sans 
cesse,  ne  se  rompraient  plus  sans  déchirement. 
Depuis  la  mort  de  mon  oncle,  notre  affection  s'était 
fortifiée  dans  la  solitude.  Insoucieuse  du  préjugé 
qui  oblige  toute  fille  jeune  à  demeurer  sous  la  tutelle 
d'un  chaperon,  j'avais  conservé  mon  appartement, 
mes  habitudes  et  l'indépendance  d'allures  et  d'idées 
que  la  présence  de  mon  oncle,  jadis,  n'entravait 
point.  Madame  Marboy,  un  peu  choquée,  m'en 
avait  fait  des  remontrsmces,  et  ma  décision  sem- 
blait monstrueuse  à  madame  Gérard.  Mais  le  blâme 
latent  que  je  devinais  ne  me  gênait  guère,  et  rien 


174  HELLÊ 

ne  m'était  plus  précieux  que  l'intimité  affectueuse 
d'Antoine  et  la  fréquence  de  nos  entretiens.  Je  ne 
me  cachais  ni  de  le  recevoir  chez  moi,  ni  de  lui 
faire  de  longues  visites.  Plus  que  jamais  je  m'in- 
téressais à  ses  travaux  ;  j 'essayais  de  participer 
aux  œuvres  actives  de  sa  vie.  J'avais  des  protégées 
qui  occupaient  mes  loisirs.  A  voir  des  types  divers, 
—  surtout  des  femmes,  —  j'apprenais  à  rectifier  et 
à  motiver  mes  opinions,  à  connaître  les  âmes, 
leurs  beautés,  leurs  défauts,  l'effet  des  cruelles 
réactions  de  la  vie.  Avec  une  curiosité  croissante, 
j'épelais  ces  livres  vivants. 

Ma  bonne  volonté  avait  enhardi  mon  guide.  Puis- 
que j'avais  franchi  tant  d'étapes  sur  la  route  où  il 
m'avait  entraînée  presque  malgré  moi,  pourquoi 
ne  le  suivrais-je  point  jusqu'au  bout  de  son  rêve? 

Mais,  dans  le  secret  de  ma  conscience,  je  redou- 
tais presque,  avec  une  inquiétude  un  peu  lâche, 
qu'il  accomplît  ce  miracle  de  m'élever  si  haut. 
«  Je  serais  plus  brave,  —  me  disais- je,  —  si  j'aimais 
Antoine  passionnément.  Mais,  à  bien  m'examiner,  je 
ne  décou\Te  en  moi  que  de  l'admiration,  du  respect, 
quelque  frayeur,  des  velléités,  des  aspirations, 
et  le  tout  compose  im  sentiment  indéfinissable. 
C'est  le  présage  de  l'amour,  peut-être  ;  ce  n'est 
point  encore  l'amour.  s> 

Je  dînai  seule  dans  un  état  d'âme  plutôt  mélan- 


HELLÉ  175 

colique  ;  vers  huit  heures,  je  retrouvai  Genesvrier 
au  sabn.  Appuyé  à  la  fenêtre,  il  contemplait  la 
pluie  qui  tombait  sur  le  jardin.  Il  vint  à  moi  et 
m'attira  près  de  la  haute  lampe  qui  traçait  autour 
de  la  table  un  grand  cercle  lumineux. 

—  Il  faut  que  je  vous  voie  bien  en  face,  chère 
HeUé  !  me  dit-il. 

Sa  pâleur  m'étonna. 

—  Qu'avez  -  vous  résolu  ?  .  .  .  Acceptez  -  vous 
l'épreuve  ? 

—  Oui  ;  je  veux  attendre  et  réfléchir  avant  de 
prendre  aucune  décision. 

—  Fixez  le  délai  vous-même.  Prenez  trois 
mois,  quatre  mois,  s'il  le  faut.  Si  nous  étions  des 
gens  ordinaires,  je  me  montrerais  plus  impatient. 
Mais  la  partie  que  nous  jouons  est  grave,  à  con- 
sidérer la  valeur  des  enjeux.  Ne  cédez  pas,  mon 
amie,  à  un  entraînement  d'imagination,  à  un  en- 
thousiasme généreux  et  passager.  Si  vous  devez 
être  à  moi,  je  veux  vous  tenir  de  vous-même,  par 
un  don  volontaire  et  conscient. 

—  Je  vous  reconnais  bien  là,  Antoine,  et  je  vous 
sais  gré  de  votre  probité  morale.  Je  vous  promets 
donc  d'éprouver  mes  forces,  d'étudier  mon  cœur. 
Dans  trois  mois,  je  vous  répondrai.  D'ici  là  je 
ne  m'engagerai  à  personne. 

—  Je  ne  vous  demande  pas  cela,  dit-il  avec 
vivacité,  vous  devez  rester  libre. 


T76  HELLÊ 

Il  pressait  ses  mains,  et,  transfiguré  d'espoir, 
il  m 'éblouissait  de  sa  joie,  de  sa  tendresse  con- 
centrées comme  un  faisceau  de  rayons  dans  la 
lumière  de  ses  yeux. 

—  Je  ne  sais  pas  être  galant,  Hellé.  Devant 
la  femme  que  j'aime,  j'ai  peu  de  paroles...  Mais 
que  serait  le  bonheur,  si  le  seul  espoir  du  bonheur 
m'ébranle  aussi  profondément  ! 

—  Antoine,  dis-je,  je  ne  puis  rien  promettre, 
mais  vous  pouvez  tout  espérer.  Je  ne  connais 
pas  mon  cœur  ;  je  voudrais  vous  aimer,  je  le 
voudrais...  Mais,  quoi  que  je  vous  réponde  dans 
trois  mois,  sachez  ceci  :  je  vous  aime  d'une  étemelle 
amitié  ;  je  vous  estime  au-dessus  de  tous  les 
hommes,  et  je  vous  remercie  de  vous  être  attaché 
à  moi.  Si  je  ne  deviens  pas  votre  femme,  je  resterai 
votre  sœur. 

—  Merci,  Hellé  !  fit-il  d'une  voix  étouffée. 

Il  baisa  mes  mains  et  détourna  la  tête  pour 
cacher  son  émotion. 

—  J'entends  qu'on  vient,  murmura-t-il  en 
reprenant  son  attitude  impassible. 

—  C'est  madame  Marboy. 

La  porte  s'ouvrit.  C'étaient  madame  Marboy 
et  Maurice  Clairmont. 


\ 


XIX 

—  Je  vous  amène  un  revenant,  Hellé  !  dit  ma 
vieille  amie.  Maurice  est  à  Paris  depuis  quelques 
jours.  Il  est  venu  me  demander  à  dîner  ce  soir  ; 
je  l'ai  prié  de  m 'accompagner. 

—  Vous  avez  bien  fait,  chère  madame...  Vous 
voilà  revenu  sain  et  sauf,  monsieur  Clairmont  ? 
Êtes-vous  content  de  votre  voyage  ?  Nous  ne 
nous  attendions  pas  à  vous  revoir  si  tôt. 

—  Je  vous  expliquerai  les  raisons  de  mon 
brusque  retour,  répondit  le  jeune  homme  en 
serrant  la  main  que  je  lui  tendais.  J'ai  appris 
le  malheur  qui  vous  a  frappé,  mademoiselle,  et 
j'en  ai  ressenti  une  peine  sincère.  Monsieur  de 
Riveyxac  était  un  de  ces  hommes  qu'on  n'oublie 
point  et  qu'on  voudrait  revoir. 

Il  demanda  quelques  détails  sur  la  mort  de  mon 
oncle,  d'un  accent  de  sympathie  vraie.  Puis  il 
échangea  quelques  mots  avec  Genesvrier. 

—  n  paraît,  dis- je,  que  vous  avez  été  pris  par 
des  brigands  ?  Il  y  a  encore  des  brigands  en  Grèce  ? 
Mon  pauvre  oncle  en  était  charmé. 


178  HELLÊ 

—  Les  brigands  que  j'ai  rencontrés  étaient  de 
fort  bons  diables,  mademoiselle.  Je  leur  ai  payé 
rançon,  et  nous  nous  sommes  quittés  dans  les 
meilleurs  termes. 

—  On  m'avait  conté  que  vous  les  aviez  enrôlés 
contre  les  Turcs. 

—  Il  y  a  toujours  un  peu  d'exagération  dans  les 
histoires  de  voyage...  En  réalité,  je  n'ai  pas  vu 
l'ombre  d'un  soldat  turc...  J'ai  visité  la  Grèce  ; 
j'ai  salué,  en  passant,  votre  ami  monsieur  Walter, 
l'homme  en  bois,  qui  me  faisait  penser  à  Vhomim- 
culiis  de  Faust  égaré  dans  le  sanctuaire  de  Phébus 
Apollon.  J'ai  vu  les  grottes  du  Parnasse,  où  les 
habitants  de  Delphes  se  réfugièrent  pendant 
l'invasion  médi  ue,  lorsque  le  Dieu  écrasa  les 
Perses  sous  une  pluie  de  rochers.  J'ai  vu  l'aube 
et  le  soir  dorer  le  Parthénon.  J'ai  erré,  comme 
Ulysse,  sur  la  mer  des  Cyclades...  Enfin  je  me  suis 
reposé  à  Corfou,  Corfou  la  déhcieuse,  et  j'y  ai 
achevé  un  drame  que  Noémi  Robert  va  jouer. 

—  Bientôt  ? 

—  Cet  hiver.  Imaginez-vous,  mademoiselle,  que 
la  grande  tragédienne  comptait  représenter  une 
comédie  lyrique  de  Pierre  Cabanis.  C'était  l'unique 
ouvrage  en  vers  de  la  saison  ..  Mais  Cabanis  est 
tombé  malade,  et  il  a  fallu  remettre  les  répétitions 
au  printemps.  Un  ami  bienveillant  et  influent  m'a 
averti.  Sapho  était  prête.  J'ai  pris  le  premier  bateau 


HELLÊ  179 

pour  Marseille.  Je  suis  tombé  chez  Noémi  comme 
un  aérolithe.  Et,  lundi  dernier,  la  divine  personne 
m'a  déclaré  qu'elle  allait  mettre  mon  drame  à 
l'étude  et  qu'elle  créerait  le  rôle  de  Sapho. 

—  Vous  voilà  sur  le  chemin  de  la  gloire  !  dit 
en  souriant  Genesvrier, 

—  Maurice  ira  jusqu'au  bout  du  chemin,  fit 
madame  Marboy.  Il  paraît  qu'en  haut  lieu  on 
s'intéresse  fort  au  succès  de  sa  pièce. 

—  En  haut  lieu  ? 

—  Parfaitement...  Rébussat,  le  nouveau  mi- 
nistre des  Beaux- Art  s.., 

—  C'est-à-dire,  interrompit  Maurice,  que  je 
Tai  rencontré  chez  ma  cousine  de  Nébriant... 
Mais  vous  le  connaissez,  Genesvrier  !  Je  crois 
même  que  vous  n'êtes  pas  très  bien  ensemble.., 

—  Je  l'ai  connu  autrefois,  assez  pour  le  mépriser. 

—  Mon  Dieu,  fit  Clairmont  après  un  silence, 
je  sais  qu'on  dit  beaucoup  de  mal  de  Rébussat. 
Cela  ne  prouve  rien...  A  Paris,  dans  le  monde  des 
lettres,  on  se  calomnie  comme  on  s'encense. 

—  J'ai  pu  juger  Rébussato  C'est  un  homme 
de  palinodies  et  de  mensonges.  Le  père  Lethierry 
l'avait  accueilli,  patronné  à  ses  débuts...  Quand 
Lethierry  est  tombé  en  disgrâce,  Rébussat  l'a 
abandonné  et  accablé,  lâchement.  Rébussat, 
mon  cher,  c'est  un  Tartufe  aux  souplesses  de 
Scapin. 


iSo  HELLÉ 

—  Un  homme  intelligent  ! 

—  Très  intelligent  !  Il  a  de  l'élégance,  du 
charme,  de  la  verve,  toutes  les  qualités  qui  abusent 
les  hommes  et  séduisent  les  femmes.  Aussi  quelle 
rapide  et  brillante  carrière  !  Député  à  trente  ans, 
le  voilà  ministre. 

—  N'avez- vous  pas  écrit  un  article  contre 
lui,  Antoine  ? 

—  Oui,  pour  répondre  à  celui  dont  il  honorait 
la  mémoire  de  Lethierry,  son  ex-protecteur... 
Nous  avons  failli  nous  battre  ;  mais  Rébussat  n'y 
tenait  guère.  Il  m'a  gardé  une  noire  rancune,  je 
le  sais. 

—  Mon  pauvre  Antoine,  dit  madame  Marboy, 
vous  avez  l'art  de  vous  faire  des  ennemis. 

—  Et  des  amis  !  dis- je  en  rompant  la  dis- 
cussion. Que  vous  importe  monsieur  Rébussat  ? 
Je  vais  calmer  les  colères  avec  une  tasse  de  thé. 

—  Puis-je  vous  aider,  mademoiselle?  dit  Clair- 
mont. 

Madame  Marboy,  dans  une  causerie  affectueuse, 
continuait  de  taquiner  Genesvrier.  Pendant  que 
je  préparais  le  samovar,  Maurice  Clairmont  se 
rapprocha  : 

—  Votre  solitude  doit  vous  attrister,  made- 
moiselle !  me  dit-il. 

—  La  mort  de  mon  oncle  a  laissé  un  grand  vide 
dans  ma  vie,  mais  il  a  bien  fallu  me  créer  des 


HELLÉ  i8i 

occupations.    J'étudie   toujours  ;    je   lis  ;   je   vois 
souvent    la    bonne    madame    Marboy,    monsieur 
Genesvrier  et  les  vieux  amis  de  mon  oncle. 
Il  sourit. 

—  J'ai  envie  de  vous  dire,  comme  Athalie  au 
jeune  Éliacin  : 

Eh  quoi  !  vous  n'avez  pas  de  passe- temps  plus  doux  ? 

—  Je  vous  affirme  que  je  ne  m'ennuie  point. 

—  L'ennui  viendra  tôt  ou  tard. 

—  Pourquoi  ? 

—  Parce  que  l'étude,  les  livres,  la  musique, 
la  conversation  des  gens  \'énérables,  ne  peuvent 
longtemps  suffire  au  bonheur  d'une  jeune  fille  de 
vingt  ans.  Étrange  destinée  que  la  vôtre,  made- 
moiselle Hellé.  Vous  êtes  parmi  nous  comme  une 
héroïne  du  passé,  une  fenune  de  Pompéi  ressuscitée 
après  plusieurs  siècles.  Cela  me  rappelle  un  incident 
de  mon  voyage. 

—  Racontez  ! 

—  Je  vous  ai  vue,  telle  que  je  vous  vois. 

—  Où  donc  ? 

—  A  Delphes,  près  du  temple  d'Apollon,  là 
même  où  les  ouvriers  découvrirent  devant  moi 
YAurige  de  bronze,  œuvre  du  sculpteur  Euphronios, 
offert  à  Phébus  par  Polyzalos,  frère  du  roi  syracusain 
Gélon,  ami  de  Pindare...  Vous  voyez  que  je  suis 


i82  HELLÊ 

devenu  érudit.  Je  parle  comme  un  livre...  d'ax- 
chéologie  ! 

—  Vous  rendriez  des  points  à  Walter  lui-même. 

—  Cet  Aiirige  faisait  partie  d'un  groupe  brisé 
par  ravalanche  de  rochers  qui  détruisit  le  temple 
des  Alcméonides.  On  a  retrouvé  le  timon  du  char, 
les  rênes,  des  membres  rompus  de  chevaux  et  le 
bras  de  la  Victoire,  qui  tenait  un  diadème,  une 
palme  et  une  couronne. 

—  Vous  étiez  là  ? 

—  Oui,  et  je  prenais  à  ces  fouilles  l'intérêt  le 
plus  passionné.  Je  vis  mettre  au  jour  des  fragments 
innombrables,  et,  parmi  ces  fragments,  un  torse  de 
femme.  Les  ouvriers  l'arrosaient  d'eau,  sans  cesse, 
pour  désagréger  la  croûte  limoneuse  qui  lui  formait 
un  masque  épais.  Peu  à  peu,  la  face  apparaissait  ; 
on  devinait  la  ligne  des  bandeaux,  le  reUef  d'un 
diadème,  le  ym  sourire  que  l'éboulement  et  la 
pioche  avaient  respecté.  Il  me  semblait  le  recon- 
naître... Était-ce  aux  musées  de  Paris  ou  de  Rome 
que  j'avais  admiré,  naguère,  ce  calme  visage  de 
marbre,  à  la  fois  humain  et  divin  ?  Je  prêtais 
à  ces  yeux  la  lumière  d'un  regard  vivant,  à  cette 
bouche  la  mélodie  d'une  parole  entendue  autrefois. 

—  Et  c'était... 

—  Attendez  !  L'eau,  inondant  les  tempes, 
découvrit  enfin  la  couronne  :  je  reconnus  Persé- 
phone  à  son  diadème  de  narcisses,  —  et  ie  vous 


HELLÊ  183 

revis,  Hellé,  dans  le  jardin  printanier,  au  clair 
de  lune,  parée  de  fleurs  étoilées,  comme  la  vierge 
d'Eleusis.  Pareille  à  votre  sœur  de  marbre,  vous 
m'étiez  apparue  à  travers  les  laideurs  et  les  fanges 
de  la  vie  moderne,  comme  un  type  de  beauté 
éternelle.  Mais  vous  viviez.  Un  jeune  sang  courait 
dans  vos  veines.  Une  âme  habitait  votre  front. 
Delphes  avait  gardé  la  Perséphone  souterraine  ; 
j'avais  rencontré  la  déesse  elle-même  échappée 
de  THadès  et  ressuscitée  sous  un  autre  ciel. 

—  Rêve  de  poète,  dis- je  en  souriant,  rêve 
flatteur  et  gracieux. 

Il  baissa  la  voix  : 

—  Cette  ressemblance  m'émut  comme  un  pré- 
sage. Tout  le  jour,  puis  toute  la  nuit,  je  pensai 
à  vous,  parmi  les  rochers  prophétiques,  sous 
l'éther  où  tournaient  les  constellations  sacrées  aux 
noms  sonores...  Que  faisiez- vous  ?  Où  étiez- vous  ? 
M'aviez-vous  tout  à  fait  oublié  ? 

Le  thé  noircissait  dans  la  théière  refroidie... 
Par  quel  prodige  l'ancien  enchantement  s'était-il 
renouvelé  ?  Je  ne  pouvais  détacher  mes  yeux  des 
yeux  de  Maurice,  bleus  comme  la  mer  où  naquit 
Tamour, 

—  Non,  murmurai- je  malgré  moi,  je  ne  vous 
avais  pas  oublié. 

—  Eh  bien,  Hellé  !  fit  madame  Marboy. 
Je  crus  m 'éveiller,  tressaillante. 


i84  HFXLÊ 

—  Nous  parlions  des  fouilles  de  Delphes,  dit 
Maurice  en  se  levant.  Je  racontais  à  mademoiselle 
de  Riveyrac  que  j'avais  assisté  à  la  découverte  du 
fameux  Aurige  de  bronze. 

—  J'ai  vu  une  gravure  de  cet  Aurige,  dit 
Genesvrier.  N'est-ce  pas,  la  draperie...  ? 

Je  ne  les  écoutais  plus.  Machinalement,  je  versais 
le  thé,  éclairci  d'eau  chaude.  En  l'offrant,  je  ren- 
contrai le  regard  paisible  d'Antoine,  et  je  compris 
que  ma  causerie  à  mi-voix  avec  Maurice  n'avait 
éveillé  en  lui  aucun  émoi  jaloux...  Pourquoi  donc, 
sous  ce  regard  confiant,  tendre,  heureux,  un  re- 
mords opprima-t-il  mon  âme  ? 


XX 

Antoine  avait  déjeuné  avec  moi.  Il  allait  me 
quitter,  quand  Babette  introduisit  Maurice  Clair- 
mont. 

—  M'excuserez-vous,  mademoiselle  ?  Je  viens 
vous  demander  conseil,  —  dit  le  poète  qui  semblait 
un  peu  gêné  de  la  rencontre  et  désireux  d'expliquer 
sa  visite  inattendue.  Les  répétitions  de  Sapho 
vont  commencer,  et  Noémi  Robert  souhaite  quel- 
ques modifications.  Je  voudrais  lire  à  mademoiselle 
de  Rive5n:ac  certains  passages  de  mon  drame  et 
prendre  son  avis. 

—  Assurément,  Hellé  vous  sera  de  bon  conseil  ! 
dit  Genesvrier,  sans  que  je  pusse  distinguer  dans 
son  accent  une  nuance  d'ironie. 

Il  se  leva  pour  partir. 

—  Et  vous,  Genesvrier,  dit  Clairmont,  que 
faites- vous  ?  Je  sais  que  vous  dirigez  Y  Avenir 
social.  Mais  votre  livre  va-t-il  enfin  paraître  ? 

—  Bientôt.  J'ai  malheureusement,  moi  aussi, 
des  retouches  à  faire,  auxquelles  mademoiselle 
de  Riveyrac  ne  peut  m' aider. 


i86  HELLÊ 

Ils  échangèrent  une  poignée  de  main,  et  j'ac- 
compagnai Genesvrier  jusqu'à  la  grille  extérieure. 

—  Vous  n'attendiez  pas  monsieur  Clairmont 
aujourd'hui  ?  me  dit-il. 

—  Antoine,  est-ce  que  vous  êtes  fâché  contre 
moi  ? 

—  Contre  vous,  chère  petite  ?  dit-il  avec  ten- 
dresse. Et  pourquoi  donc  ? 

—  J'ai  craint...  une  minute...  que  la  visite  de 
monsieur  Clairmont  ne  vous  ait  déplu. 

—  Et  vous  êtes  assez  loyale  pour  m'avouer  ce 
souci...  Eh  bien,  je  vous  en  estime  davantage, 
chère  Hellé.  Non,  dit-il  en  redressant  sa  haute 
taille,  —  ne  vous  y  trompez  pas  ;  je  ne  prétends 
avoir  aucun  privilège  d'amoureux;  je  n'y  ai  aucun 
droit  et,  si  j'étais  capable  de  jalousie,  je  dompterais 
ce  vilain  sentiment...  Vous  êtes  libre,  Hellé, 
jusqu'au  jour  où  vous  mettrez  votre  main  dans  la 
mienne,  si  ce  jour  doit  jamais  venir.  Vous  pouvez 
recevoir  qui  vous  plaît,  autant  qu'il  vous  plaît. 
D'ailleurs,  je  ne  crains  personne,  Hellé...  Hormis 
vous-même,  et  l'imagination  qui  veille  sous  ce 
beau  front...  Allons,  ma  petite  amie,  rentrez. 
Vous  allez  prendre  froid...  et  puis,  que  dirait 
votre  hôte  ?  Vous  vous  compromettez  beau- 
coup ! 

Il  souriait.  A  travers  la  grille,  je  le  regardai 
s'éloigner;  puis  je  rejoignis  Maurice. 


HELLÊ  187 

Babette  desservait  la  table.  Je  priai  Clairmont 
de  m'accompagner  dans  la  bibliothèque,  où  je 
me  tenais  habituellement. 

C'était  un  de  ces  jours  d'hiver,  purs  et  glacés 
qui  brodent  de  givre  l'arête  des  toits  et  les  rameaux 
noirs.  Un  grand  feu  brûlait.  Nous  nous  assîmes 
près  de  la  cheminée  monumentale,  que  dominait 
la  Pallas  d'Olympie,  entre  deux  flambeaux  en 
cuivre  massif. 

—  Quelle  noble  sévérité  règne  ici  !  dit  Maurice, 
Paris  semble  loin.  Quand  je  vous  regarde,  made- 
moiselle, toute  jeune,  toute  blanche,  et  blonde 
dans  ce  cadre  austère,  je  crois  vivre  un  conte 
d'Hoffmann. 

—  Je  me  plais  ici.  J'aime  ces  meubles  sombres 
et  luisants,  ces  rayons  chargés  de  livres,  ces  frises 
de  plâtre  où  défilent  des  cavaliers.  Ici  je  retrouve 
l'image  de  mon  oncle.  J'y  relis  ses  livres  préférés, 
et  parfois  je  crois  entendre  un  pas,  un  grincement 
de  plume,  un  frôlement  de  feuillets. 

—  Oui,  c'est  votre  refuge,  votre  tour  d'ivoire. 
Vous  n'y  recevez  pas  les  importuns... 

—  Je  vois  si  peu  de  monde  depuis  mon  deuil. 

—  Vous  n'allez  plus  chez  madame  Gérard  ? 

—  A  ses  soirées  ?  Non. 

—  Et  chez  madame  Marboy  ? 

—  Souvent.  Mais  madame  Marboy  est  une 
véritable  amie. 


i88  HELLÉ 

—  Vous  êtes  liée  avec  Genesvrier,  fit-il  d'un 
ton  affirmatif,  comme  s'il  entendait  bien  constater 
un  fait,  et  non  poser  une  question. 

—  ]\Ion  oncle  l'aimait  beaucoup. 

—  C'est  un  homme  de  valeur...  évidemment  ; 
mais  ce  n'est  pas  un  artiste.  Je  le  trouve  chimérique 
et  violent. 

—  II  ne  me  paraît  pas  que  monsieur  Genesvrier 
soit  indifférent  aux  choses  de  l'art.  C'est  un 
remarquable  écrivain.  Il  a  un  sentiment  juste  et 
fin  de  la  poésie,  de  la  musique,  de  la  sculpture. 
S'il  était  un  barbare,  il  n'aurait  pas  mis  dans  son 
cabinet  de  travail  la  Mélancolie  de  Durer  et  l' Esclave 
de  I\Iichel-Ange. 

—  Vous  êtes  allée  chez  lui  ?  fit  vivement  Clair- 
mont. 

—  Oui.  Je  m'intéresse  à  des  œuvres  qu'il 
patronne,  à  des  gens  qu'il  secourt. 

—  Si  vous  l'écoutez,  mademoiselle  Hellé,  il 
vous  transformera  en  nonne  laïque,  et  ce  sera 
grand  dommage  pour  vous...  et  pour  nous. 

—  Si  nous  parlions  de  vous,  monsieur  Clair- 
mont  ?  Où  est  votre  manuscrit  ? 

Il  posa  un  portefeuille  sur  la  table. 

—  Vous  pensez  bien  que  je  ne  veux  pas  vous 
infliger  la  lecture  de  trois  actes.  J'ai  détaché 
quelques  fragments. 

—  Eh  bien,  lisez. 


HELLÊ  189 

—  Soit...  Mais,  quoique  je  sois  venu  pour 
travailler,  je  n'en  ai  aucune  envie. 

Il  m'expliqua  le  sujet  du  drame,  insistant  sur 
les  modifications  scéniques  que  demandait  Noémi 
Robert.  Peu  à  peu  ses  yeux  s'éclairèrent,  sa  voix 
sonna  plus  haut.  Il  lut  un  chœur,  divisé  en  strophes 
et  en  antistrophes,  à  la  manière  antique,  —  une 
scène  entre  Alcée  et  Sapho,  —  un  dialogue  entre 
Phaon  et  Mélissa.  Je  le  priai  de  continuer. 

—  Mais  c'est  tout. 

—  Comment  ? 

—  Je  n'ai  rien  apporté  d'autre. 

—  C'est  dommage  ! 

—  Mon  drame  vous  plaît  donc  ? 

—  Je  suis  dans  l'émerveiUement.  Tandis  que 
vous  lisiez,  tout  à  l'heure,  je  voyais  la  mer  violette, 
la  conque  d'or  de  la  grève,  le  bois  sacré,  le  chœur 
des  jeunes  fiUes...  toutes  mes  visions  enfantines... 
A  peine  savais- je  lire  que,  sous  le  figuier  de  notre 
jardin,  je  m'enchantais  à  répéter  les  vers  de 
Chénier  et  de  Lamartine.  Oui,  déjà,  j'étais  sensible 
au  rythme,  au  choc  des  syUabes  sonores,  à  la 
douceur  ondoyante  et  longue  des  grands  vers 
élégiaques...  Je  savourais,  sans  la  bien  comprendre, 
la  beauté  mystérieuse  des  mots...  Mais  vous  allez 
me  trouver  pédante  et  rire  de  moi. 

—  Ah  !  dit-il,  les  applaudissements  de  la  foule 
ne  valent  pas  votre  silence  attentif,  votre  émotion, 


igo  HELLÉ 

le  songe  que  je  vois  passer  dans  vos  yeux.  Je  vous 
remercie  de  toute  mon  âme,  mademoiselle  Hellé. 
Maintenant,  critiquez,  et  sévèrement  ! 

—  Cela  me  serait  bien  difficile,  aujourd'hui 
surtout.  Et  puis  je  n'ai  pas  qualité. 

—  Alors,  dit-il  vivement,  vous  me  permettrez 
de  revenir  ? 

—  Oui. 

—  Demain  ? 

—  Volontiers. 

Il  se  leva  et  s'adossa  à  la  cheminée  : 

—  C'est  une  heureuse  fortune  pour  moi  de 
vous  avoir  rencontrée  î  s'écria-t-il  gaiement.  Ne 
pensez- vous  pas,  Hellé...  pardon,  je  vous  nomme 
tout  haut  comme  j'ose  vous  nommer  dans  ma 
pensée...  ne  pensez- vous  pas  qu'il  y  a  entre  nous 
des  affinités  secrètes  et  charmantes,  puisque 
les  mêmes  mots  font  vibrer  nos  âmes,  qui  rendent 
le  même  son  ? 

—  Peut-être...  mais  vous  êtes  un  artiste,  un 
créateur,  et  moi,  sans  génie,  sans  talent,  je  ne 
puis  qu'admirer  et  me  taire.  J'aurais  honte  de 
vous  donner  des  conseils,  moi  qui  n'ai  rien  fait 
et  qui  ne  suis  rien  ! 

—  Comptez-vous  donc  pour  rien  le  miracle 
d'être  devenue,  en  ce  siècle  brutal  et  laid,  la 
créature  que  vous  êtes  ?  Votre  œuvre,  c'est  vous- 
même,    Hellé.    Vous   avez   la   beauté   du   marbre 


HELLÊ  191 

et  la  grâce  ailée  de  la  strophe.  Vous  êtes  la  sta- 
tue et  le  poème  à  la  fois.  Exilée  parmi  les  bar- 
bares,  vous   vivez   un   rêve   plus   beau   que   nos 
œuvres. 
Il  se  rapprocha  : 

—  Rêvez  un  peu  tout  haut,  je  vous  en  prie, 
dit-il  avec  l'irrésistible  sourire  de  l'homme  qui 
connaît  sa  force  et  pressent  sa  victoire.  Rêvez 
votre  avenir  ;  je  resterai  silencieux,  à  mon  tour 
pour  vous  écouter. 

—  Hélas  !  dis-je,  je  ne  saurais  vous  répondre... 
Mon  avenir  !  Un  voile  le  couvre,  tour  à  tour 
sombre  et  brillant.  Autrefois  je  n'imaginais  point 
d'autre  bonheur  que  d'enclore  ma  vie  dans  les 
beaux  horizons  de  la  Châtaigneraie,  hre,  étudier, 
regarder  les  fleurs,  saluer  par  leurs  noms  les  étoiles 
familières.  Je  ne  demandais  rien  de  plus.  Mais, 
depuis,  j'ai  vu  les  hommes,  leurs  douleurs,  le  mal 
qu'ils  renouvellent  perpétuellement,  et  ma  sérénité 
s'est  troublée  à  ce  spectacle. 

—  Ah  î  je  reconnais  ici  l'action  de  Genesvrier. 

—  Il  est  vrai...  monsieur  Genesvrier  m'a  suggéré 
des  scrupules  que  j'ignorais.  Il  m'a  dit  que  l'art 
tenait  à  la  vie  par  des  racines  profondes  :  que, 
séparé  d'elle,  il  n'était  plus  qu'une  fleur  morte 
et  sans  parfum.  Il  a  voulu  me  jeter  dans  la  réalité. 

—  Sacrilège  !  Ah  !  je  reconnais  sa  chère  théorie... 
Mais  nous  parlions  de  votre  avenir. 


ig2  HELLÉ 

—  Que  j'ignore. 

—  Que  je  vois  nettement.  Votre  avenir,  c'est 
le  triple  triomphe  de  la  beauté,  de  l'intelligence, 
de  l'amour.  Je  vous  vois  et  je  vois  le  compagnon 
élu  par  vous  entre  les  élus  de  la  gloire.  Il  adore 
en  vous  son  idéal  réalisé,  la  forme  vivante  de 
son  génie.  Il  règne  sur  les  âmes,  et  vous  régnez 
sur  lui. 

Je  souris. 

—  Chimère  î 

—  Qui  sait  ?  répondit-il. 

Maurice  revint  le  lendemain,  et  ses  visites 
furent  bientôt  quotidiennes. 

Parfois,  je  souhaitais  qu'il  les  espaçât,  mal- 
gré l'extrême  plaisir  qu'elles  m'apportaient. 
J'espérais,  par  un  effort  que  je  m'imposais  comme 
un  devoir,  reculer  son  image  à  l'arrière-plan  de 
ma  vie.  Déjà,  je  ne  trouvais  plus  le  goût  ni  le 
loisir  de  me  recueillir  comme  je  l'avais  promis  à 
Antoine.  J'aUais  moins  souvent  rue  Clovis  ;  je 
délaissais  mes  protégés.  Tout  mon  temps  était 
pris  par  les  lectures  et  les  causeries  que  prolongeait 
habilement  Clairmont,  au  nom  de  l'art,  au  nom 
de  notre  amitié  naissante.  Les  heures  qui  s'é- 
coulaient ainsi  étaient  des  heures  d'enchantement. 
Mais  pourquoi,  dès  que  le  jeune  homme  avait 
franchi  mon  seuil,  une  tristesse  me  prenait-elle. 


HELLÊ  193 

au  souvenir  des  heures  pareilles  que  j'avais  passées 
près  de  Genesvrier. 

Celui-ci  ne  pouvait  ignorer  les  brusques  phéno- 
mènes de  révolution  morale  qui  se  succédaient 
en  quelques  semaines,  contrariés  par  ma  volonté, 
aidés  par  un  obscur  désir.  Je  me  reprochais  de  ne 
point  savoir  équilibrer  mes  plaisirs,  mes  devoirs, 
mes  affections.  Mais  Genesvrier,  dont  je  devinai 
l'inquiétude,  semblait  refréner  sa  passion  pour 
respecter  ma  liberté.  Que  de  fois,  émue  par  sa 
tristesse,  j'étais  prête  à  me  réfugier  vers  lui,  à  lui 
découvrir  les  œntradictions  de  mon  cœur  !  Une 
pudeur  mêlée  de  honte,  de  pitié,  d'incertitude 
aussi,  scellait  mes  lèvres,  —  et  peu  à  peu  je  sentais 
une  gêne  dans  mon  attitude,  et,  dans  celle  de 
Genesvrier,  un  étonnement  plus  cruel  pour  moi 
qu'un  reproche. 

La  nouvelle  année  commença  :  madame  Mar- 
boy,  souffrante,  ne  sortait  guère  ;  elle  se  plut 
à  nous  réunir,  Maurice  et  moi.  Sensible  à  la  gaieté 
de  son  filleul,  à  sa  courtoisie,  aux  attentions 
dont  il  l'entourait,  elle  favorisait  tous  ses  desseins. 
Elle  s'appliquait  à  incliner  mon  âme  vers  Maurice. 
N'était-il  pas  tout  pareil,  peut-être,  à  son  ancien 
idéal  de  jeune  fille,  à  l'homme  qu'à  mon  âge 
elle  eût  aimé  ? 


XXI 

Seule  dans  la  baignoire  dont  la  grille  dorée, 
levée  à  demi,  me  dérobait  à  l'indiscrétion  des 
lorgnettes,  inattentive  à  la  foule  houleuse  qui 
refluait  dans  la  salle  avant  le  lever  du  rideau, 
je  relisais  un  billet  envoyé  par  Maurice  avec 
une  gerbe  de  lilas  blanc  : 

«  Comme  un  soldat  grec,  avant  la  bataille, 
suspendait  l'offrande  fleurie  au  piédestal  de 
Pallas  victorieuse,  je  mets  à  vos  pieds  ces  fleurs, 
chère  Hellé.  Que  votre  présence  invisible  me 
soit  un  favorable  augure.  J'ai  voulu  que  vous 
fussiez  seule  pour  entendre  mon  œuvre  et  la 
juger.  Ma  pensée,  à  travers  le  tumulte  ou  le  silence, 
ira  constamment  vers  vous. 

«  J'aurais  aimé  m'asseoir  à  votre  côté,  dans 
l'ombre  où  ne  vous  devineront  pas  les  specta- 
teiu"s.  Je  ne  puis.  Je  suis  la  proie  de  mes  amis, 
de  mes  interprètes,  de  toute  espèce  de  gens  jaloux 
d'épier  ma  sérénité  dans  le  succès  ou  la  déroute. 
Pourtant   la   soirée   ne   se   passera   pas   sans   que 


HELLÊ  195 

j'aille  chercher  près  de  vous  la  consolation  de  ma 
défaite  ou  le  prix  de  ma  victoire.  » 

La  salle,  peu  à  peu,  s'était  rempHe.  Accou- 
dée, le  front  dans  mes  mains,  je  savourais  l'ivresse 
légère  qu'exhalaient  les  frais  lilas,  blancs  comme 
ma  robe  blanche.  Je  ne  regardais  pas  le  public 
particulier  des  premières,  ce  public  mêlé,  tur- 
bulent, amusant  pour  les  vrais  Parisiens,  parce 
qu'ils  y  reconnaissent  des  journalistes,  des  artistes, 
des  comédiens,  des  snobs,  des  femmes  de  tous 
les  mondes  et  des  types  qui  n'appartiennent 
à  aucim  «  monde  »  défini.  Les  gens  qui  causaient, 
riaient,  songeaient  autour  de  moi,  m'étaient 
inconnus  ou  indifférents.  En  toute  autre  circon- 
stance, j 'aurais  désiré  qu'on  me  les  nommât  ; 
leur  histoire,  racontée  par  Maurice,  m'eût  étonnée, 
instruite  ou  divertie...  Mais  Maurice  n'était  pas 
avec  moi,  dans  cette  petite  loge  où  il  m'avait  relé- 
guée si  jalousement,  si  tendrement,  pour  que 
rien  ni  personne  ne  prît  un  peu  de  mon  attention, 
im  peu  de  ma  pensée  qu'il  voulait  tout  entière 
à  son  œuvre.  Et  rien  ni  personne  ne  pouvait 
m'intéresser. 

Tout  à  coup  le  lustre  baissa.  Un  invisible  or- 
chestre, adroitement  dissimulé,  commença  un 
bref  prélude,  d'un  caractère  pastoral,  et  le  rideau 
se  leva  sur  le  noble    décor  d'un  bois  sacré,  aux 


196  HELLÉ 

environs  de  Mj^ilène.  Par  une  échancnire  de 
rochers  on  voyait  au  loin  bleuir  la  mer.  A  Tombre 
des  mjrrtes  d'Aphrodite,  le  chœur  des  vierges, 
conduit  par  une  chorège  blonde,  évoluait  lente- 
ment. Soudain,  salué  par  l'hymne  des  lyres,  le 
grand  \"ieillard  Alcée  sortait  du  bois.  Il  interrogeait 
les  vierges  sur  Sapho,  qui,  dévorée  d'ennuis  mys- 
térieux, fuyait  les  temples  et  les  places  de  Mytilène. 

Sur  im  rythme  lent,  scandé  par  les  lyres,  le 
chœur  traversa  la  scène  et  disparut.  Seule  la 
vierge  Mélissa  demeura  près  de  la  fontaine,  in- 
voquant la  Naïade  et  murmurant  des  vers  qui 
exprimaient  la  douceur  et  le  tourment  d'aimer. 
Comme  évoqué  par  elle,  apparut  le  beau  chasseiu" 
Phaon.  Oubliant  son  arc,  ses  flèches  et  l'ivresse 
de  la  poursuite,  il  vint  se  désaltérer  à  la  source 
entie  les  arches  et  les  iris. 

Un  dialogue  déhcieux  s'engagea,  interrompu 
par  Alcée,  qui  renvoyait  la  jeune  fille  près  de 
ses  compagnes  et  emmenait  Phaon. 

Ce  premier  acte,  tout  parfumé  de  poésie  antique, 
disposa  favorablement  le  public.  En  observ-ant 
le  mouvement  de  la  salle,  j'y  sentis  circuler  cette 
électricité  de  sympathie  qui  est  le  sûr  présage  du 
succès. 

Abritée  par  le  grillage  d'or,  je  cherchai  des 
visages  connus,  et,  peu  à  peu,  je  découvris  madame 
Gérard,    assise    entre    madame    >larbov    et    une 


HELLÉ  197 

jeune  femme,  sur  le  devant  d'une  loge.  A  l'or- 
chestre, mon  vieil  ami  Lampérier  causait  avec 
le  critique  d'un  journal  grave.  Dans  une  avant- 
scène,  somptueuse  comme  un  boudoir,  des  dames 
agitaient  des  éventails  et  croquaient  des  pastilles 
qu'un  monsieur  leur  offrait  dans  une  bonbonnière 
d'or.  Parmi  ces  dames,  je  devinai,  d'après  les 
indications  de  Maurice,  cette  fameuse  baronne 
de  Nébriant,  sa  cousine,  dont  il  m'avait  souvent 
parlé.  C'était  elle,  à  n'en  pas  douter,  qui  occupait 
le  centre  de  la  loge  ;  une  femme  assez  corpulente, 
qui  ressemblait  à  un  portrait  de  Largillière,  avec 
son  teint  fleuri  d'un  léger  fard,  ses  beaux  yeux 
sombres,  ses  épais  cheveux  gris  d'argent.  Une 
agrafe  de  diamants  brillait  dans  les  dentelles  du 
col  ;  un  chiffre  de  diamant  ornait  le  manche  de 
l'éventail  tout  en  plumes  blanches  et  en  écaille 
blonde.  J'avais  entendu  vanter  les  réceptions 
de  la  baronne,  les  comédies  qu'elle  faisait  jouer 
par  des  amateurs,  et  les  petits  livres  de  Pensées 
et  d'Impressions  qu'elle  pubHait  chaque  année,  sous 
des  titres  précieux  :  Papillons  bleus,  ou  Fleurs 
effeuillées. 

Détourné  de  madame  de  Nébriant,  mon  regard 
fouillait  l'orchestre,  les  demi-cercles  des  galeries, 
cherchant  celui  qui  n'osait  pas,  sans  doute,  me 
rejoindre  :  Antoine  Genesvrier.  Pourquoi,  dans 
l'entr'acte,    ne    venait-il    pas    me    saluer  ?    Nous 


iq8  HELLÉ 

nous  étions  vus  bien  rarement,  depuis  quelques 
semaines,  et  l'on  eût  dit  que,  par  im  accord  tacite, 
nous  reculions  une  explication  douloureuse  qui 
bientôt  deviendrait  nécessaire.  Je  ne  pouvais  pas 
me  dissimuler  que  notre  sérénité  fraternelle 
s'altérait  déjà,  qu'il  y  avait  entre  nous  je  ne  sais 
quel  obstacle. 

J'aperçus  enfin  sa  tête  pensive  qu'un  secret 
souci  vieillissait,  ses  cheveux  bruns,  marqués 
de  gris  vers  les  tempes,  son  vaste  front,  sa  main 
crispée  sur  le  rebord  du  balcon.  Et,  pour  échapper 
au  malaise  qui  montait  d'une  profondeur  inconnue 
de  mon  âme,  je  plongeai  mon  visage  dans  la 
caresse  embaumée  des  lilas,  qui  m'enveloppèrent 
comme  d'un  subtil  et  jeune  amour.  J'entendis 
la  rumeur  de  la  salle  s'apaiser,  l'orchestre  élever 
cent  voix  douloureuses  :  harpes,  cors  et  violons 
gémissaient  en  sourdine  la  mélancolie  nostalgique 
des  vaines  amours. 

J'ou\Tis  les  yeux.  Couchée  sur  le  flanc,  dans 
sa  longue  draperie  blanche,  les  cheveux  mal 
retenus  par  une  résille  d'or,  la  célèbre  tragédienne 
prêtait  aux  langueurs  de  Sapho  sa  plastique 
superbe,  l'eurythmie  de  ses  poses,  la  musique 
de  sa  voix.  Le  décor  représentait  la  terrasse  d'une 
maison  ;  la  lune  planait  au  ciel  crépusculaire. 
Trois  jeunes  filles,  vêtues  de  lin  transparent, 
vert,   bleu,   mauve,   se  tenaient   droites  et  silen- 


HELLÉ  199 

cieuses  dans  un  angle,  entre  de  hautes  jarres 
d'argile  d'où  s'élançaient  des  lis  sauvages.  Un 
laurier  découpait  sur  les  claires  dalles  de  marbre 
l'ombre  noire  et  fatidique  de  ses  rameaux.  Tout 
à  coup,  comme  appelée  par  les  flûtes  invisibles, 
Sapho  se  soulevait  à  demi  —  et  c'était  la  délicieuse 
cantilène  élégiaque,  les  stances  du  souvenir, 
puis  le  furieux  transport,  l'invocation  à  Aphrodite, 
clamée  d'une  voix  de  colère  et  de  désir,  avec  un 
redressement  du  corps,  un  geste  des  bras  tendus 
qui  faisaient  éclater  en  bravos  la  salle  conquise  et 
haletante. 

En  quelques  minutes,  Noémi  Robert  avait 
assuré  le  triomphe  du  poète,  si  étroitement  associé 
à  son  triomphe  personnel  que  ni  le  pubhc  ni 
moi-même  ne  distinguions  plus  le  génie  de  l'in- 
terprète du  génie  de  l'auteur. 

Le  drame  continua,  mêlant  aux  amours  de 
Phaon  et  de  Mélissa  les  angoisses  jalouses  de 
Sapho,  les  tristesses  d'Alcée.  Et  quand  le  rideau 
retomba  sur  les  imprécations  de  la  poétesse, 
éclairée  enfin,  ce  furent  des  trépignements,  des 
rappels,  une  folie  déchaînée  et  contagieuse  qui 
me  saisit  malgré  moi.  Prise  de  vertige,  incapable 
de  maîtriser  mes  nerfs,  je  sentis  couler  des  larmes 
involontaires... 

Si  violente  fut  cette  crise  d'exaltation  inté- 
rieure que  je  n'entendis  point  s'ouvrir,  puis  se 


200  HELLÉ 

refermer,  la  porte  de  la  petite  loge.  Une  main 
toucha  mon  épaule,  un  souffle  brûla  ma  joue, 
une  voix  frémissante  appela  : 

—  Hellé  ! 

C'était  Maurice,  pâle,  ému,  mais  rayonnant 
de  la  double  victoire  que  la  clameur  grondante 
et  mes  larmes  lui  promettaient.  Sans  que  j'eusse 
rien  dit,  sans  qu'il  eût  murmuré  une  prière,  je  me 
trouvai  dans  ses  bras  ;  la  rumeur  de  la  salle  souleva 
vers  lui  mon  âme  éperdue...  Deux  mots,  un  baiser, 
une  promesse...  Ce  fut  tout.  Nous  restâmes  côte 
à  côte,  en  silence,  épuisés,  enivrés,  la  main  dans 
la  main,  pendant  que  le  rideau  se  relevait  sur  la 
grève  désolée  de  Leucade.  Les  flûtes  pleuraient 
lugubrement  à  l'unisson  du  cœiir...  Alcée,  Mélissa, 
Sapho,  tour  à  tour  reparurent.  Le  drame  du  fatal 
amour  se  dénoua  dans  la  splendeur  lyrique  des 
lamentations. 

Et  ce  fut  l'adieu  de  la  poétesse  à  la  terre  natale, 
à  la  douce  lumière  ;  ce  fut  l'invocation  à  l'Éros 
souterrain  qui  guide  dans  les  champs  d'aspho- 
dèles les  ombres  infortunées  des  amants. 

Une  clameur  triomphale  salua  la  chute  du 
rideau,  qui  se  releva  plusieurs  fois  sur  Noémi 
Robert,  oppressée,  souriante,  heureuse.  Alcée 
jeta  enfin  le  nom  de  l'auteur  à  travers  la  tempête 
des  bravos,  et  Maurice,  qui  me  tenait  embrassée, 
frémit  malgré  lui,  dans  l'ombre. 


HELLE  201 

Derrière  nous,  soudain  la  porte  craqua.  Dc- 
senlacés,  nous  nous  séparâmes,  et  j'aperçus  Antoine 
Genesvrier. 

—  Clairmont,  dit-il,  vos  amis  vous  réclament. 
On  vous  cherche  partout.  Allez  jouir  de  votre 
succès. 

—  J'y  vais,  dit  Maurice,  qui  semblait  ivre... 
Adieu,  Hellé,  au  revoir  ! 

Il  sortit.  Antoine  resta  debout  à  la  place  qu'il 
venait  de  quitter.  Puis,  le  bruit  décroissant,  il 
dit: 

—  Venez-vous,  Hellé,  avant  que  les  couloirs 
soient  envahis  ?  Je  vous  accompagnerai,  si  vous 
le  permettez. 

—  Oui...  balbutiai-je. 

Il  réclama  à  l'ouvreuse  le  capuchon  de  den- 
telle, le  grand  manteau  de  satin  gris.  Je  pris 
le  bouquet  de  Maurice,  et  je  suivis  Genesvrier 
à  travers  les  couloirs. 

L'air  glacé,  me  frappant  au  visage,  calma  la 
fièvre  qui  me  brûlait.  Assise  près  d'Antoine, 
dans  la  voiture,  je  m'efforçai  de  parler  sur  un 
ton  aisé  et  naturel,  vantant  le  drame  et  l'ad- 
mirable interprète.  Il  approuvait  par  mots  brefs. 
Le  fiacre  tourna  dans  une  ruelle  obscure  ;  —  et 
soudain  j'eus  le  pressentiment,  la  certitude, 
qu'Antoine  savait  tout,  qu'il  allait  parler. 

—  Ma  chère  Hellé...,  commença-t-il. 


202  HELLÉ 

Sa  voix  altérée  m'était  douloureuse  à  entendre. 
Il  soupira  profondément,  et,  par  un  effort  qui 
le  déchirait  : 

—  Hellé,  fit-il,  mon  enfant,  j'ai  deux  mots 
à  vous  dire,  deux  mots  seulement.  Je  voulais 
attendre  à  demain...  Ce  me  serait  trop  pénible... 
Ne  tremblez  pas,  Hellé  ;  je  ne  veux  ni  vous  blesser, 
ni  vous  attrister.  Ce  qui  est  arrivé  devait  arriver  ; 
je  ne  me  plains  pas. 

—  Antoine,  je  vous  jure... 

—  Non,  non,  ne  parlez  pas...  Vous  n'avez 
pas  besoin  de  vous  défendre,  ni  de  rien  expli- 
quer... C'était  fatal,  vous  dis- je...  Je  m'y  atten- 
dais, depuis  quelque  temps...  Non,  Hellé,  ne 
dites  rien. 

L'ombre  me  cachait  sa  souffrance  stoïque  et 
lui  dérobait  mon  émoi,  mon  remords.  L'odeur 
des  lilas  flottait,  ironique  et  douce. 

—  Vous  n'aviez  rien  promis.  Vous  étiez  libre. 
Votre  cœur  a  parlé.  Suivez  son  vœu.  Que  vous 
offrais-je,  moi.  Folie,  folie  !  J'aurais  dû  penser 
à  mes  cheveux  qui  grisonnent,  à  l'austérité  de  ma 
vie,  dont  s'est  effrayé  l'amour.  Ainsi  chacun  a 
son  heure  d'illusion  et  de  faiblesse. 

—  Je  vous  fais  du  mal,  dis- je  dans  un  sanglot. 

—  Ne  pleurez  pas,  chère  petite,  dit-il  avec 
douceur.  Comme  je  vous  aimais  hier,  comme 
je  vous  aime  aujourd'hui,  éternellement  je  vous 


HELLÉ  203 

chérirai.  Mon  cœur  n'est  pas  de  ceux  qui  chan- 
gent... Mais  ne  craignez  pas  que  je  me  laisse 
emporter  à  quelque  folie  de  désespoir.  Je  vais 
souffrir.  Je  me  créerai  des  devoirs  aussi  grands 
que  ma  douleur...  Et  maintenant  qu'il  ne  soit 
plus  jamais  question  de  ces  choses. 

—  Antoine,  suppliai-je,  je  vous  verrai  encore? 
Vous  resterez  mon  ami  ? 

—  Votre  ami,  toujours.  Mais  laissez-moi  le 
temps  de  me  calmer  et  de  me  reprendre...  Plus 
tard  nous  nous  reverrons,  chère  Hellé. 

Je  pressai  sa  main  sans  répondre.  La  voiture 
s'arrêtait.  Je  descendis. 


XXII 

Le  soleil,  frappant  à  revers  les  rideaux  de 
Jouy  bleu  et  blanc,  emplissait  ma  chambre  d'un 
frais  demi-jour  azuré  où  tremblaient  des  flèches 
de  lumière.  Je  m'éveillai.  Lasse,  le  front  lourd 
de  migraine,  j'avais  seulement  conscience  d'avoir 
pleuré  longtemps  et  de  m' être  endormie  tard, 
d'un  sommeil  trouble. 

Je  sonnai.  Babette  entra,  apportant  des  lettres 
et  des  journaux. 

Le  souvenir  me  revint,  dans  l'invasion  brusque 
du  jour. 

«  Grand,  très  grand  succès...  Un  poète  se  révèle... 
Une  gloire  de  demain...  Un  chef-d'œuvre  qui 
promet  d'autres  chefs-d'œuvre...  » 

Sur  ce  thème,  chaque  critique,  suivant  son 
tempérament  et  son  humeur,  brodait  Téloge 
de  Maurice,  les  louanges  à  Noémi  Robert,  des 
prophéties,  des  conseils,  des  félicitations.  L'Écho 
du  Jour  consacrait,  en  première  page,  un  long 
article  au  jeune  triomphateur,  rappelait  la  date 


HELLÊ  205 

de  sa  naissance,  ses  amitiés,  ses  parentés,  son 
voyage  byronien...  On  ajoutait  même  que  Maurice 
Clairmont  avait  débuté  dans  le  monde  sous  les 
auspices  de  sa  belle  cousine,  la  baronne  de  Né- 
briant  ;  qu'il  avait  lancé,  le  premier,  la  mode 
des  œillets  jaunes...  On  n'oubliait  point  de  décrire 
son  beau  type  «  d'Espagnol  mêlé  de  Maure,  ses 
cheveux  indomptés,  ses  yeux  bleus,  doux  comme 
des  yeux  de  femme.  » 

Cette  littérature  m'étonna.  Je  la  trouvais  un 
peu  ridicule.  Je  revins  aux  articles  de  critique 
sérieuse.  Un  seul  journal  apportait  une  note 
discordante  : 


Certes,  nous  saluons  en  M.  Clairmont  un  maître  ouvrier  du 
rythme,  un  artiste  habile  à  adapter  son  œuvre  au  génie  particu- 
lier d'une  interprète  qui  saurait,  au  besoin,  transfigturer  le 
médiocre.  Sapho  est  im  spectacle  attrayant,  que  les  amis  de 
l'autevu:,  les  demi-lettrés,  les  mondains,  qualifieront  de  sublime. 
Les  décors  sont  merveilleux  ;  les  esclaves  de  Sapho,  sur  la 
terrasse,  semblent  habillés  par  Alma-Tadema.  La  musique  est 
si  tendre,  si  lascive  !...  Mais  les  décors,  les  costumes,  la  musique 
même,  contribuent  parfois  à  égarer  le  jugement  des  spectatemrs. 
Moi-même,  je  n'ai  pu  me  défendre  contre  leur  enchantement. 
J'ai  failli  croire  que  cette  Sapho  était  un  chef-d'œuvre  !...  Le 
rideau  tombé,  je  me  réveille,  je  me  ressaisis.  Je  reconnais  les 
divers  éléments  qui  composèrent  mon  plaisir  et  mon  illusion. 
Je  vois,  hélas  !  les  trucs,  les  ficelles,  les  artifices.  Sapho,  un  chef- 
d'œuvre?...  Dites  une  série  de  tableaux  vivants  accompagnés 
de  commentaires  poétiques  et  musicaux  !...  M.  Clairmont  n'a 
rien  ajouté  à  l'Art,  rien  révélé,  sauf  une  virtuosité  incomparable 
et,  je  le  répète,  im  sens  extraordinaire  de  la  puissance  des  gestes, 
des  formes,  des  mots. 


2o6  HELLÉ 

«  Jalousie  !  &  pensai- je,  ébranlée  malgré  moi  dans 
ma  confiance  et  ne  voulant  point  approfondir  mon 
jugement. 

Les  yeux  clos,  la  tête  renversée  sur  l'oreiller, 
je  revécus  la  soirée  triomphale.  Et  le  souvenir  du 
baiser  de  la  veille  acheva  de  dissoudre  le  malaise, 
le  remords,  qui  avaient  causé  mes  larmes  de  la  nuit. 
Je  me  persuadai  qu'Antoine,  n'éprouvant  qu'une 
passion  intellectuelle,  se  guérirait  aisément.  Le 
travail,  l'action,  le  combat  pour  ses  idées  le  con- 
soleraient bientôt... 


XXIII 

Je  me  souviens  comme  d'un  rêve  de  ces  premiers 
temps  de  nos  fiançailles. 

Une  révolution  s'était  faite  dans  ma  vie.  L'an- 
cien cadre  subsistait  encore,  mais  l'amour  y  pro- 
jetait une  lumière  nouvelle,  et  des  personnages 
nouveaux  s'y  agitaient. 

Avec  une  fierté  maternelle,  madame  Marboy 
m'avait  présentée  à  madame  de  Nébriant.  La 
baronne  m'ouvrit  ses  bras.  Je  devinai  en  elle  une 
bonne  personne,  si  parfaitement  convaincue  de 
sa  supériorité  qu'elle  imposait  parfois  sa  con- 
viction. Elle  avait  des  restes  de  beauté,  de  la  verve, 
de  la  grâce,  et  cette  singulière  aptitude  d'attache- 
ment et  de  détachement  qui  multiplie  les  amitiés 
et  adoucit  les  ruptures.  Son  existence  était  celle 
d'une  comédienne  qui,  par  un  miracle  d'auto- 
suggestion, ne  connaîtrait  d'autre  réalité  que  la 
réalité  momentanée  de  chaque  rôle. 

Le  mariage  de  Maurice  lui  offrait,  justement, 
l'occasion  d'un  rôle  nouveau.  La  baronne  me  con- 


2o8  HELLÊ 

sidéra  comme  son  bien  propre.  Quelques  jours 
après  les  fiançailles,  elle  vint  chez  moi,  elle  inspecta 
la  maison,  le  jardin,  le  mobilier,  avec  une  petite 
moue. 

—  Vous  n'allez  pas  garder  ces  vieilleries,  mon 
enfant  ? 

—  Excusez-moi  de  les  aimer,  madame.  Elles  me 
rappellent  de  chers  souvenirs. 

Madame  de  Nébriant  était  de  ces  gens  qui  ne 
veulent  pas  se  souvenir,  par  principe. 

—  Eh  bien,  dit-elle,  vous  enverrez  tout  cela  dans 
votre  château  ! 

—  La  Châtaigneraie  n'est  pas  un  château. 
C'est  une  modeste  maison  de  campagne. 

—  Je  m'occupe  de  vous  trouver  un  hôtel  à  Passy, 
dit  la  baronne,  sans  paraître  avoir  entendu  cette 
réflexion  ;  Maurice  désire  vous  installer  dans  un 
joli  home,  décoré  et  meublé  au  goût  du  jour...  Je 
pourrai  vous  donner  ma  femme  de  chambre,  si 
vous  n'avez  personne  en  vue.  C'est  une  an- 
glaise; elle  coiffe  dans  la  perfection...  Maintenant, 
ma  petite  Hellé,  il  faudrait  fixer  la  date  du 
mariage. 

—  C'est  que...  mon  deuil  est  bien  récent. 

—  Un  deuil  d'oncle  n'est  pas  im  deuil  de  père, 
soit  dit  sans  froisser  vos  sentiments  que  je  respecte 
fort.  Vous  vous  marierez  sans  fracas  dans  l'inti- 
mité. Rien  qu'un  dîner  chez  moi,  le  soir  du  contrat. 


HELLÊ  209 

et  un  lunch  après  la  cérémonie.  Nous  n'aurons  que 
des  amis,  une  centaine  de  personnes. 

—  Dans  l'intimité  ! 

—  Eh  !  mon  enfant,  tout  est  relatif.  Ne  vous 
imaginez  pas  que  votre  vie  de  jeune  femme  puisse 
ressembler  à  votre  vie  de  jeune  fille.  Vous  devez 
vous  montrer  dans  le  monde,  recevoir,  ne  point 
paraître  cloîtrer  votre  grand  homme.  Il  faut 
songer  aux  intérêts  de  votre  mari...  Je  vous 
emmène,  allons. 

Ce  dialogue,  qui  se  renouvelait  à  chaque  visite 
de  la  baronne,  ne  tarda  pas  à  me  devenir  fasti- 
dieux. L'extrême  simplicité  de  mes  habitudes  me 
donnait  peu  de  besoins,  et  l'obligation  d'une  vie 
affairée,  compliquée  de  mille  soucis  frivoles, 
m'effrayait  et  m'agaçait  quelquefois.  Mon  oncle 
m'avait  appris  la  nécessité  de  la  vie  intérieure  où 
se  fortifient,  en  se  concentrant,  toutes  nos  puis- 
sances de  pensée  et  d'amour.  Il  m'eût  été  doux  de 
continuer  cette  vie,  que  le  bonheur  nouveau  faisait 
plus  intime  encore  et  plus  exquise.  Mais  il  semblait 
toujours  que  le  temps  nous  manquât.  Maurice 
avait  mille  choses  à  me  raconter  qui  ne  nous  con- 
cernaient ni  l'un  ni  l'autre,  mille  démarches  à 
faire  qui  n'intéressaient  point  notre  amour.  Les 
représentations  de  Sapho,  les  préparatifs  de  notre 
future  installation,  les  multiples  devoirs  d'un 
homme  à  la  mode  absorbaient  sa  vie.  Il  attachait 


210 


HELLÊ 


une  grande  importance  à  des  choses  que  je  jugeais 
secondaires  et  dont  il  me  montrait  l'utilité. 

«  Quand  nous  serons  mariés,  me  disais- je,  je 
ferai  sentir  à  Maurice  qu'il  faut  réagir  contre  cette 
invasion  des  étrangers  dans  notre  existence. 
Madame  de  Nébriant  compte  diriger  notre  vie  ; 
elle  se  trompe  étrangement,  je  ne  tiens  guère  à  ces 
fêtes  d'orgueil  qu'elle  me  fait  entrevoir,  et  je  crains 
même  que  Maurice  ne  se  livre  trop  aisément  aux 
importuns.  L'homme  que  j'aime  en  lui,  c'est  le 
poète,  ce  n'est  pas  l'élégant  Parisien,  le  héros  du 
jour...  » 

J'aurais  bien  voulu  expliquer  cela  à  madame 
de  Nébriant,  mais  elle  était  incapable  de  com- 
prendre. Maurice,  quand  j'essayais  une  gronderie 
tendre,  haussait  les  épaules  et  souriait. 

—  Pourquoi  vous  plaindre,  disait-il,  de  ce  qui 
ferait  l'orgueil  d'une  autre  femme  ?  Le  ruban  rouge, 
le  persil  académique  ont  peu  de  prestige  à  vos  yeux. 
Mais  croyez- vous  que  je  sois  prêt  à  verser  des 
larmes  heureuses  sur  le  «  signe  de  l'honneur  &, 
comme  disent  les  instituteurs  de  province  et  les 
capitaines  d'habillement  !  Croyez- vous  que  je 
sois  tourmenté  de  la  folle  envie  de  m'habiller  en 
général  malgache  pour  distribuer  des  prix  de  vertu, 
en  séance  solennelle  ? 

Je  riais  malgré  moi  : 

—  Vous  raillez  peut-être  vos  plus  chers  désirs... 


HELLÉ 


211 


Oh  !  certes,  le  niban  rouge  et  le  persil  académique, 
c'est  démodé,  c'est  un  peu  ridicule...  Cependant. 

—  Cependant,  tout  le  monde  est  décoré,  et 
presque  tout  le  monde  entre,  ou  manque  d'entrer 
à  l'Académie...  Il  faut  bien  faire  comme  tout  le 
monde...  Le  ruban  rouge  c'est  le  bachot  de  l'homme 
de  lettres...  Ça  ne  prouve  rien,  mais  ça  coûte  si 
peu,  et  ça  fait  tant  plaisir  aux  familles  ! 

Il  ajoutait  d'un  ton  sérieux  : 

—  Que  vous  importe  tout  cela,  chère  Hellé  ! 
Aimez-moi  comme  je  vous  aime...  Que  je  sois 
admiré,  redouté,  recherché,  jalousé,  —  je  n'en  aurai 
que  plus  de  joie  à  me  sentir  votre  bien. 


XXIV 

Un  après  midi,  j'attendais  madame  de  Xébriant 
et  Maurice.  Ils  avaient  découvert,  à  Auteuil,  un 
petit  hôtel  qui  leur  plaisait  beaucoup  et  que  je 
devais  visiter  avec  eux. 

Nous  ne  pouvions  plus  faire  un  pas  maintenant, 
sans  l'indispensable  baronne,  dont  Maurice  ac- 
ceptait bénévolement  l'intrusion  dans  tous  nos 
projets.  Depuis  que  nous  étions  fiancés,  il  s'aper- 
cevait que  ma  situation  de  jeime  fille  à  peine  ma- 
jeure, vivant  seule,  sortant  librement,  recevant  des 
célibataires,  —  pauvres  Lampérier  et  Grosjean  !  — 
pouvait  paraître  singulière.  Il  n'osait  sortir  avec 
moi,  de  peur  de  me  compromettre,  et  mesdames 
Marboy  et  de  Nébriant,  approuvant  ses  scrupules, 
se  mettaient  sans  cesse  entre  nous.  J'avais  eu  beau 
leur  expliquer  que  je  me  moquais  du  préjugé 
français,  que  je  ne  dépendais  que  de  moi-même  et 
que  j'avais  l'âge  de  raison,  elles  s'efforçaient  de 
me  reconquérir  à  leurs  idées,  eUes  essayaient  de 
combattre   le    fâcheux    et    choquant    effet    d'une 


HELLÉ  213 

éducation  anormale.  Leurs  petites  critiques,  à 
travers  moi,  atteignaient  mon  oncle,  et  souvent 
j'étais  prête  à  riposter  en  citant  l'exemple  des 
jeunes  filles  du  monde,  élevées  selon  les  communs 
principes  et  qui  conciliaient  les  convenances  avec 
des  curiosités  sournoises  et  des  flirts  à  peine 
cachés.  Ma  vie  était  claire  et  franche  comme  mon 
âme,  et  je  supportais  mal  l'injure  de  la  surveillance 
qu'on  m'imposait. 

Depuis  que  j 'avais  été  présentée  à  la  marquise  de 
X...  et  à  la  comtesse  de  Z...,  il  m'avait  fallu  boule- 
verser toutes  mes  habitudes.  Mon  humeur,  mon 
amour  même  en  sonlifraient.  J'étais  comme  une 
plante  de  plein  air  transportée  dans  une  atmosphère 
factice,  dans  un  sol  artificiel.  Et  j'avais  envie  de 
dire  à  Clainnont  :  «  Ce  n'est  point  ici  ma  place.  Je 
vous  épouse,  mais  je  n'épouse  pas  ces  gens  qui 
semblent  inséparables  de  vous.  Nous  perdons  les 
plus  beaux  de  nos  jours  à  écouter  des  fadaises, 
à  nous  composer  une  attitude  guindée  devant  des 
indifférents.  Vivons  à  notre  guise,  laissons  jaser 
ceux  qui  n'ont  rien  à  faire  de  plus  important  et 
soyons  nous-mêmes,  et  non  ce  monsieur  et  cette 
demoiselle  quelconques  que  nous  sommes  de- 
venus. » 

Je  ne  réussissais  pas  toujours  à  cacher  mon  im- 
patience. Maurice  s'en  étonnait  ;  il  réclamait  des 
explications  ;    l'entretien,    gaiement    commencé. 


214  HELLÉ 

finissait  par  une  querelle.  Nous  nous  quittions 
presque  brouillés.  La  réconciliation  ne  tardait 
guère  ;  mais,  chaque  jour,  je  m'attristais  de  dé- 
cou\Tir  en  Maurice  une  certaine  faiblesse  de  carac- 
tère, des  opinions  flottantes,  une  répugnance  à 
déclarer  son  sentiment  et  à  prendre  parti.  S'il 
n'avait  pas  eu  le  charme  inexprimable,  l'esprit,  la 
grâce  câline,  le  prestige  de  sa  jeune  renommée  et 
de  son  talent,  n'aurais-je  pas  entrevu,  déjà,  l'abîme 
qui  séparait  nos  âmes,  l'abîme  où  notre  amour 
pourrait  sombrer  ? 

Maurice  m'avait  annoncé  qu'il  précéderait 
madame  de  Xébriant.  Il  arriva  de  bonne  heure  rue 
Palatine  et  me  fit  une  longue  description  de 
l'hôtel  que  nous  devions  visiter. 

—  Je  suis  certain  que  votre  futur  logis  vous 
plaira,  me  dit -il.  Imaginez  un  bijou  de  pierre  blanche 
et  de  brique  rose,  dans  un  bouquet  de  verdure. 
Deux  étages  seulement.  En  bas,  le  grand  et  le  petit 
salon,  la  saUe  à  manger  ouvrant  sur  la  serre  en 
rotonde.  Au  premier,  les  chambres,  le  billard,  mon 
cabinet  de  travail.  Plus  haut,  un  certain  nombre 
de  petites  pièces  dont  vous  déterminerez  la  desti- 
nation... La  semaine  prochaine,  nous  commencerons 
à  nous  occuper  du  mobiher. 

—  Vous  me  permettrez  de  garder  quelques-uns 
de  ces  meubles  que  votre  cousine  appelle  des 
vieilleries  ? 


HELLÉ  215 

—  Quelques-uns,  oui.  Ce  secrétaire,  par  exemple, 
et  le  salon  Empire  dont  on  renouvellera  les  étoffes. 
L'Empire  est  fort  à  la  mode,  aujourd'hui.  Vous 
enverrez  le  reste  à  la  campagne... 

—  Mais  la  bibliothèque... 

—  La  bibUothèque  aussi.  Elle  est  composée 
d'ouvrages  trop  spéciaux.  Ce  serait  un  encom- 
brement... Que  cherchez- vous  ? 

—  Je  regarde  ces  choses  aimées,  familières,  qui 
contiennent  un  peu  de  ma  vie.  Pourquoi  ne  voulez- 
vous  pas  garder  ce  pavillon  ?  Nous  y  serions  très 
bien. 

—  Êtes- vous  assez  bizarre,  Hellé  !  Vous  avez  des 
goûts  de  janséniste...  Pourquoi  ne  pas  me  proposer 
un  logement  comme  celui  de  Genesvrier,  dans  xme 
maison  de  petits  rentiers  et  d'employés,  dans  un 
quartier  mort  ? 

—  Le  logis  d'Antoine  Genesvrier  n'a  rien  de 
déplaisant,  et  je  m'en  contenterais  si  vous  y  deviez 
faire  des  chefs-d'œuvre. 

Il  songea,  un  instant. 

—  Vous  êtes  allée  souvent  chez  Antoine  Genes- 
vrier ? 

—  Mais  oui. 

—  Avant  la  mort  de  votre  oncle  ? 

—  Avant  et  après. 

—  Seule,  alors  ? 

—  Oui,  seule.  Quel  mal  y  voyez-vous  ? 


2i6  HELLÉ 

—  Aucun  mal,  répondit-il  sans  sincérité.  i\Iais 
dites,  Hellé,  pourquoi  Genes\T-ier  ne  vient-il  plus 
ici  depuis  nos  fiançailles  ? 

—  Il  craint  d'être  importun...  Et  puis  il  est  très 
occupé.  Il  va  organiser  des  conférences  populaires. 

—  Pour  répandre  ses  utopies  !  Si  ses  conférences 
ressemblent  à  ses  articles,  elles  auront  un  succès 
d'ennui. 

—  Vous  êtes  sévère  ! 

—  Oh  !  je  connais  votre  sympathie  pour  Genes- 
vrier. 

—  Je  ne  la  cache  point. 

—  Quand  nous  serons  mariés,  Hellé,  et  que 
vous  aurez  vu  le  monde  et  acquis  plus  d'expérience, 
vous  sentirez  la  vanité  de  ces  beaux  rêves  et  le 
ridicule  de  ces  grands  mots. 

—  Je  ne  crois  pas. 

—  Est-ce  que...  mais  vous  ne  me  répondrez 
point  franchement. 

—  Je  ne  mens  jamais. 

—  Eh  bien...  est-ce  que  Genesvrier  n'a  pas  été... 
n'est  pas  encore  amoureux  de  vous  ? 

Je  rougis. 

—  Ah  !  vous  êtes  déconcertée,  Hellé  ! 

—  Je  ne  vous  comprends  pas,  répondis-je  en 
relevant  la  tête.  Je  n'ai  rien  à  me  reprocher.  Il 
est  vrai  que  monsieur  Genesvrier  avait  songé  à 
moi...  Oui,  il  m'avait  exprimé  ses  sentiments  de 


I 


HELLÉ  217 

respectueuse  tendresse.  Mais  je  ne  m'étais  pas 
engagée  à  lui.  Vous  êtes  entré  dans  ma  vie...  An- 
toine a  compris  que  j'étais  attirée  vers  vous,  et  il 
s'est  retiré  spontanément.  Mon  amitié  pour  lui 
demeure  intacte.  Comme  vous  êtes  sombre,  Mau- 
rice !  Il  n'y  a  dans  cette  confidence  rien  qui  puisse 
vous  offenser. 

—  Elle  vient  trop  tard. 

—  Maurice,  dis- je  avec  douceur,  la  jalousie  que 
vous  laissez  percer  est  tout  à  fait  puérile,  indigne 
de  vous  et  de  moi.  Si  je  n'ai  pas  parlé  plus  tôt, 
c'est  que  cet  aveu  me  paraissait  inutile.  Je  croyais 
avoir  votre  confiance  comme  vous  avez  la  mienne. 
Vous  ai-je  demandé  compte  de  vos  actions  passées, 
de  vos  anciennes  amours  ?  Il  y  a  un  nom  de  femme 
sur  la  première  page  de  vos  poèmes.  Je  ne  vous  en 
ai  point  parlé  par  un  sentiment  de  délicatesse 
discrète. 

—  Ce  n'est  pas  la  même  chose. 

—  C'est  pire.  Cette...  Madeleine  était  votre 
maîtresse,  tandis  que  Genesvrier  n'était  pour  moi 
qu'un  ami. 

—  Une  maîtresse  compte  peu  ou  pas  dans  la 
vie  d'un  homme  ;  la  moindre  imprudence  compro- 
met une  jeune  fille.  Vous  receviez  Genesvrier,  vous 
alliez  chez  lui,  seule... 

—  Maurice,  vous  saviez  que  j'étais  libre  et  in- 
différente  aux   préjugés.   Vous   m'avez   aimée   et 


2i8  HELLÉ 

choisie  en  connaissance  de  cause.  Si  vous  êtes  à  ce 
point  respectueux  des  conventions,  il  fallait  chercher 
une     fiancée     dans    votre    monde,    une    ingénue 
moderne,  habile  au  flirt  qui  ne  compromet  point. 
Il  ne  répondit  pas.  Babette  entrait. 

—  Mademoiselle...  Marie  est  là,  avec  son  bébé. 
Pouvez- vous  la  recevoir  ? 

—  Certainement. 

Marie  Lamirault,  toute  vêtue  de  noir,  montra 
son  fin  visage  qu'un  sourire  timide  éclairait. 

Elle  portait  le  petit  Pierre,  brun  comme  elle, 
frais  et  fort. 

J'embrassai  l'enfant,  que  je  n'avais  pas  vu 
depuis  plusieurs  semaines.  Marie  m'annonça  qu'elle 
avait  achevé  les  broderies  que  je  lui  avais  com- 
mandées pour  mon  trousseau.  J'ouvris  le  secré- 
taire et  j'y  pris  quelques  pièces  d'or  que  je  lui  remis. 

—  Je  prierai  mademoiselle  de  penser  à  moi, 
reprit-elle  après  m' avoir  remerciée.  Mademoiselle 
devait  parler  à  une  dame...  C'est  que  l'ouvrage  ne 
va  pas  fort  en  ce  moment. 

—  Comptez  sur  moi,  ma  bonne  Marie...  J'ai  en- 
core du  travail  à  vous  donner. 

Elle  me  tendit  un  petit  paquet  enveloppé  de 
papier  gris. 

—  Je  suis  allée  chez  monsieur  Genesvrier, 
ce  matin.  Il  m'a  priée  de  porter  ce  livre  à  mademoi- 
selle. 


HELLÉ  219 

—  Est-ce  qu'il  y  a  une  réponse  ? 

—  Je  ne  sais  pas. 

Sous  l'œil  inquiet  '  de  Maurice,  je  déchirai  le 
papier  gris.  Il  contenait  un  livre,  le  Pauvre,  tout 
fraîchement  imprimé. 

—  Dites  à  monsieur  Genesvrier  que  je  le 
remercie  et  que  je  lui  écrirai. 

Maurice  tapotait  la  table,  du  bout  de  ses  doigts 
nerveux. 

—  Qu'est-ce  que  cette  femme  ?  dit-il  quand 
Marie  fut  partie. 

—  C'est  une  excellente  ouvrière  que  je  fais 
travailler...  Je  vous  ai  parlé  d'elle... 

—  Je  ne  me  souviens  pas. 

—  Marie  Lamirault. 

—  Cette  fille  qui  est  toujours  fourrée  chez  votre 
ami  Genesvrier  ? 

—  Cette  fille,  elle-même,  dis-je,  blessée  du  ton 
agressif  de  Clairmont.  Elle  est  très  courageuse  et 
très  estimable. 

—  Elle  a  un  enfant  naturel. 

—  Oui. 

—  Étrange  compagnie  pour  vous,  une  jeune 
fUle. 

—  Maurice,  dis-je  avec  fermeté,  vous  êtes  acerbe 
et  malveillant.  Je  vous  prie  de  m'épargner  des 
réflexions  qui  m'affligent. 

Il   se   mit   à   feuilleter   le   volume  que   j'avais 


220 


HELLÉ 


laissé  à  la  portée  de  sa  main  ;  puis,  d'un  air 
dégoûté  et  dédaigneux,  il  le  referma.  La  voix 
aiguë  de  madame  de  Nébriant  résonnait  dans 
l'antichambre... 

L'hôtel  d'Auteuil  était  charmant,  en  effet,  et  le 
babillage  de  la  baronne,  la  discussion  des  divers 
modes  d'aménagement  dissipèrent  les  nuages 
accumulés  sur  le  front  de  mon  fiancé.  C'était  une 
claire  journée  de  février,  et  nos  yeux  s'enchan- 
taient de  l'azur  pâle  du  ciel,  du  glauque  azur  du 
fleuve  aperçu  derrière  les  jardins  et  les  villas  qui 
bordent  l'avenue  de  Versailles.  Dans  cette  Irunière 
à  peine  vibrante,  les  lointains  apparaissaient  plus 
nets,  le  gris  violacé  des  coteaux  de  Meudon  semblait 
tout  proche,  et  l'arcade  blanche  du  viaduc,  les 
coques  mobiles  des  bateaux,  les  vêtements  bleus  et 
les  ceintures  rouges  des  ouvriers  qui  travaillaient 
sur  l'autre  berge,  près  des  petits  peupliers  grêles, 
formaient  mille  taches  colorées,  amusantes,  qui 
distrayaient  le  regard.  Maurice  y  trouva  l'occasion 
d'une  tirade  sur  ce  qu'il  appelait  «  le  pittoresque 
industriel  i>.  Mais  je  souriais  péniblement  ;  j'avais 
un  poids  sur  le  cœur. 

Nous  revînmes  tout  droit  chez  la  baronne,  et 
jusqu'au  dîner,  elle  m'assourdit  de  ses  propos. 
Une  dizaine  de  personnes  arrivèrent  avant  huit 
heures,  et  durant  tout  le  repas,  puis  toute  la  soirée 


HELLÉ 


221 


on  parla  modes,  sports,  scandales,  menus  potins  du 
Tout-Paris. 

J'écoutais,  je  regardais.  Que  faisais- je  parmi 
ces  gens  qui  n'avaient  avec  moi  aucune  idée, 
aucime  sympathie  commune  ?  Maurice,  élevé 
parmi  eux,  pareil  à  eux  sous  certains  rapports, 
pouvait  ne  pas  sentir,  comme  moi,  leur  médio- 
crité brillante.  Ah  !  le  jardin  de  la  Châtaigneraie, 
les  calmes  soirs  de  la  rue  Palatine,  la  bibliothèque 
paisible,  les  heures  de  causerie  et  de  lecture 
avec  Antoine...  C'était  le  passé,  tout  cela.  J'étais 
vouée  à  la  vie  des  salons,  prise  dans  l'engrenage 
imprévu  où  Maurice  m'avait  jetée,  dont  il  ne 
me  sauverait  pas.  Et  pour  la  [première  fois 
la  terreur  d'un  malentendu  entra  dans  mon 
âme. 

J'observai  mon  fiancé.  Malgré  ses  qualités  ai- 
mables, qu'il  était  différent  du  Clairmont  que 
j'avais  entrevu,  naguère,  et  qui  n'existait  sans 
doute  que  dans  mon  imagination  !  Il  m'avait 
séduite  par  une  attitude  héroïque  qui  était  une 
attitude  seulement.  C'était  un  bon  garçon,  un 
peu  snob  et  très  habile,  que  toutes  les  femmes 
adoraient...  Il  m  aimait,  je  l'aimais.  Que  deman- 
dais-je  de  plus  ?  A  vais- je  le  droit  de  me  montrer 
si  difficile  ? 

Je  rentrai  chez  moi  plus  triste  encore.  Avant 
de  m 'endormir,  j'écrivis  ce  billet  : 


222 


HELLÉ 


«  J'ai  reçu  votre  livre,  mon  cher  Antoine.  Je 
ne  veux  pas  le  lire  tout  de  suite,  car  tout  loisir 
me  manque,  et  je  tiens  à  lire  le  Pauvre  attenti- 
vement, pieusement.  Je  vous  écrirai  ensuite. 

«  Il  y  a  presque  deux  mois  que  je  ne  vous 
ai  vu.  Pourquoi  ?  Mon  amitié  pour  vous  reste  la 
même.  Croyez- vous  donc  que  l'amour  et  le  ma- 
riage feront  une  ingrate  de  votre  Hellé  ?  & 


XXV 

Antoine  répondit  aussitôt  : 

«  Je  ne  vous  oublie  point,  chère  petite  amie, 
et  bien  souvent  j'ai  souhaité  vous  voir.  Mille  im- 
périeuses raisons  me  retiennent  loin  de  vous, 
pour  le  moment.  N'attendez  pas  que  je  vous  les 
expose  :  vous  les  devinerez  en  réfléchissant  un 
peu. 

<!  Je  suis  très  occupé  et  par  ma  Revue  et  par 
les  conférences  dont  je  vous  ai  parlé.  Un  groupe 
de  jeunes  gens,  écrivains,  artistes,  s'est  pris  d'un 
bel  enthousiasme  pour  mon  projet  et  s'offre  à 
me  seconder  généreusement.  J'espère  que  nous 
aurons  plusieurs  salles  de  mairies  à  notre  dis- 
position. Notre  public  sera  tout  populaire,  et 
notre  programme,  très  beau,  très  simple,  aura, 
je  crois,  grand  succès.  Il  s'agit  de  faire  des  lec- 
tures, de  réciter  des  vers,  de  jouer  et  de  chanter 
des  fragments  d'opéras  et  de  symphonies  célèbres, 
en  les  accompagnant  d'un  commentaire  bref, 
clair  et  intéressant.   Cela  peut    contribuer   à   la 


224  HELLÊ 

future  éducation  esthétique  du  peuple,  trop  négli- 
gée aujourd'hui.  Votre  oncle,  assurément,  eût 
encouragé  notre  initiative. 

«Je  suppose  que  l'époque  de  votre  mariage 
approche.  Marie  m'a  dit  que  vous  alliez  beau- 
coup dans  le  monde  et  que  vos  devoirs  de  fiancée 
vous  laissent  peu  de  loisirs.  Pourtant  n'oubHez  pas 
dans  votre  vie  nouvelle,  les  autres  devoirs  que 
vous  remphssiez  si  bien.  Restez  généreuse  et  com- 
patissante, avec  ces  belles  facultés  d'enthou- 
siasme et  d'indignation  que  le  cant  mondain  ré- 
prouve et  qu'il  tentera  de  détruire  en  vous.  Je 
sais  que  votre  influence  sera  excellente  sur  Clair- 
mont  :  vous  le  rendrez  meilleur  et  plus  grand. 

«Je  vous  parle  sans  amertume,  Hellé.  Si  j'ai 
souffert  par  vous,  j'ai  tâché  que  ma  peine  me 
fût  bonne  et  ne  déposât  point  dans  mon  cœur 
l'ignoble  Ue  d'un  injuste  ressentiment.  Je  garde 
l'espoir  de  ne  pas  vous  avoir  été  inutile  en  vous 
révélant  des  aspects  de  la  \àe  que  vous  eussiez 
toujours  ignorés.  Si  vous  demeurez  digne  de  vous- 
même,  je  ne  me  plaindrai  pas. 

«  Nous  nous  reverrons,  plus  tard,  quand  le 
temps  aura  achevé  son  œuvre  —  non  de  des- 
truction, mais  d'apaisement.  Adieu,  Hellé,  soyez 
heureuse,  soyez  aimée,  comme  vous  méritez  de 
l'être,  et  pensez  quelquefois  à  votre  fidèle 

«  Antoine  Gènes vrier.  ?> 


HELLÉ  225 

La  lettre  d'Antoine  tremblait  dans  ma  main... 

«  Il  a  souffert  par  moi,  me  disais-je,  et  il  l'avoue 
sans  aigreur.  Sa  grande  âme  ne  connaît  point  la 
rancune,  ni  la  jalousie,  et  l'unique  souci  qui  le 
tourmente  est  celui  qui  hanta  mon  oncle  au  lit  de 
mort.  Tous  deux,  qui  m'ont  tant  aimée,  formèrent 
en  me  quittant  le  même  vœu  :  «  Reste  toi-même, 
garde  haut  ton  cœur,  Hellé  !  & 

«  Je  comprends  maintenant  la  sympathie  qui 
les  rapprocha,  eux,  si  différents.  Ils  plaçaient  au- 
dessus  de  tout  la  beauté,  non  la  beauté  plas- 
tique, non  pas  même  la  beauté  artistique,  mais 
la  beauté  morale,  le  juste,  le  bien.  Tous  deux 
également  tentèrent  d'incarner  leur  rêve  en  moi. 
Mon  oncle,  dans  l'exaltation  de  sa  tendresse,  me 
vouait  à  l'amour  d'un  héros  :  «celui  qui  a  su 
«  vivre  une  vie  supérieure  et  créer  en  soi-même 
«  un  demi-dieu...  &  Hélas  !  il  n'y  a  plus  de  héros, 
et  je  n'ai  pu  aimer  qu'un  homme.  C'est  peut-être 
parce  qu'une  éducation  exceptionnelle  a  préparé 
mon  cœur  pour  une  passion  dont  l'objet  n'existe 
pas  que  je  méconnais  les  bienfaits  de  la  vie.  Le 
fruit  délicieux  de  l'amour,  à  peine  goûté,  me  laisse 
aux  lèvres  im  goût  de  cendre. 

«  Pourquoi  ne  suis- je  point  pareille  aux  jeunes 

filles  de  mon  âge  et  de  mon  temps?  Ce  qui  fait 

leur  orgueil  a  peu  de  prix  pour  moi,  et  j'ai  des 

exigences,    des    ambitions    qu'elles    trouveraient 

8 


226  HELLÉ 

inouïes.  J'étouffe  dans  Tair  qui  suffit  à  leurs 
délicats  poumons.  En  pleine  fête  d'amour,  j'ai  le 
vertige  du  vide.  J'avais  cru  que  l'amour  con- 
tenait l'infini,  qu'il  mettait  en  action  toutes  les 
énergies  de  l'âme.  Mon  âme  est  inerte  et  glacée. 
Suis-je  donc  incapable  d'aimer?  J'ai  un  cœur, 
pourtant.  J'ai  compati,  j'ai  pleuré  devant  la 
douleur  des  autres.  Je  me  suis  émue  en  pressant 
le  petit  enfant  de  Marie  dans  mes  bras.  Je  ne 
suis  pas  une  froide  statue.  & 

Des  larmes  mouillaient  mes  cils.  Vainement 
j'évoquais  le  souvenir  de  Maurice,  perpétué  au- 
tour de  moi  par  les  corbeilles  ot^  chaque  matin, 
s'épanouissaient  de  nouvelles  fleurs.  Vainement, 
je  voulais  revivre  la  minute  du  premier  baiser, 
le  chœur  des  acclamations  saluant  nos  fiançailles 
dans  l'ombre  de  la  petite  loge.  Que  Maurice,  alors, 
me  semblait  grand  !  Mais  un  maléfice  paraissait  le 
diminuer  chaque  jour,  le  ravalant  au  niveau 
banal  des  autres  hommes.  Et  j'avais  l'atroce  sen- 
sation de  l'erreur,  de  l'isolement.  Je  me  sentais 
seule  au  monde. 

«  Je  vaincrai  cette  ridicule  nervosité  !  pensai- 
je  en  essuyant  mes  yeux.  Il  y  a  deux  jours  que  je 
n'ai  vu  madame  Marboy.  Je  vais  aller  chez  elle. 
La  marche  et  la  conversation  changeront  mon 
humeur.  » 

Ma  vieille  amie,  un  peu  souffrante,  venait  de 


HELLÉ  227 

se  mettre  au  lit.  Elle  me  reçut  dans  sa  chambre 
qu'emplissait  une  odeur  d'éther.  Je  m'assis  à 
son  chevet,  et  j'essayai  de  causer  de  choses  in- 
différentes. Ma  mélancolie  se  trahissait  malgré 
moi. 

—  Madame  de  Nébriant  ^ort  d'ici,  me  dit 
madame  Marboy.  Elle  était  venue  pour  m'in- 
viter  au  grand  dîner  qu'elle  donnera,  la  semaine 
prochaine,  en  votre  honneur.  Mais  je  n'y  pour- 
rai assister,  ma  petite  Hellé.  Le  docteur  m'in- 
terdit formellement  les  veilles. 

—  Quel  dommage  !  Je  serai  seule. 

—  Seule,  avec  Maurice  et  madame  de  Nébriant, 
sans  compter  les  convives  ? 

Je  ne  répondis  pas. 

—  Approchez  votre  joli  visage...  Mais  qu'y  a-t- 
il  ?  Vous  avez  pleuré,  Hellé  ? 

Elle  sourit. 

—  Une  querelle  d'amoureux,  une  pluie  de 
printemps.  Je  m'en  doute. 

—  Vous  avez  vu  Maurice  ? 

—  Ce  matin. 

—  Il  s'est  plaint  de  moi  ? 

—  Mais  non,  mais  non,  il  ne  s'est  pas  plaint 
de  vous.  Il  a  seulement  exprimé  son  chagrin  de 
vous  voir  nerveuse  et  susceptible,  vous  dont  le 
caractère  égal  nous  enchantait. 

—  Il  m'a  affligée. 


228  HELLÉ 

—  Comment  ? 

Je  ne  voulais  pas  parler  d'Antoine.  Je  racon- 
tai seulement  notre  discussion  à  propos  de  Marie 
Lamirault. 

—  Je  suppose  que  vous  m'approuvez  ? 
Elle  hésita  et  répondit  enfin  : 

—  Je  vous  comprends,  mais  je  comprends 
aussi  Maurice.  Il  n'a  pu  voir  dans  votre  intimité, 
sans  répugnance,  une  personne  dont  vous  ex- 
cusez trop  aisément  la  vie  irrégulière  et  la  mater- 
nité illégitime. 

—  ]\Iarie  Lamirault  est  une  honnête  femme,  et 
monsieur  Genes\Tier... 

—  Antoine  a  eu  grand  tort  d'introduire  cette 
fille  chez  vous.  Mademoiselle  de  Riveyrac  peut 
secourir  Marie  Lamirault  ;  elle  ne  doit  point  la 
recevoir,  ^^ous  méprisez  l'opinion  ;  vous  raillez 
les  convenances  mondaines  ;  et  vous  oubliez  que 
vous  n'êtes  plus  hbre  !  Vous  avez  mené,  jusqu'à 
présent,  une  existence  anormale  et  tout  excep- 
tionnelle. N'espérez  pas  continuer  cette  existence 
en  y  associant  votre  fiancé.  S'il  vous  faut  sacrifier 
des  habitudes,  des  préférences,  des  affections 
même  que  Maurice  ne  saurait  approuver,  n'hésitez 
pas,  ma  petite  amie  :  sacrifiez  le  passé  à  l'avenir. 

—  Maurice  me  connaissait.  Il  devait  prévoir... 

—  Eh  !  ma  fille,  vous  connaissait-il  tant  que 
cela,   et  le    connaissiez-vous  vous-même?    Votre 


HELLÉ  22g 

cas,  que  j'ai  observé,  est  identique  à  celui  de 
tous  les  fiancés.  On  s'éprend,  on  s'engage,  on 
s'épouse,  et  c'est  après  le  mariage  que  les  âmes 
s'éclairent,  s'expliquent  et  que  naît  le  véritable 
amour. 

—  Alors  vous  pensez  que  notre  affection  n'est 
pas  V amour? 

—  C'est  la  promesse  de  l'amour,  ma  chérie. 

—  Et  si  nous  nous  apercevons,  après,  que  nous 
avons  commis  une  irréparable  erreur  ? 

—  Il  n'y  a  pas,  entre  honnêtes  gens,  d'er- 
reurs irréparables.  Quelques  petits  sacrifices  réci- 
proques, la  bonne  nature  et  l'habitude  arrangent 
tout.  Mais  je  vous  en  prie,  Hellé,  au  nom  de  votre 
bonheur  futur,  défaites-vous  de  ces  idées  qui, 
amusantes,  excusables  chez  la  jeune  fille,  seraient 
intolérables  chez  la  jeune  femme.  On  vous  a 
élevée  comme  un  garçon  très  intelligent,  dans 
une  liberté  qui  convient  au  caractère  viril  et  ne 
s'allie  pas  avec  la  réserve  et  la  soumission  fémi- 
nine. Vous  êtes  capable  de  profondes  affections, 
mais  vous  n'êtes  pas  sentimentale.  Votre  oncle 
s'en  faisait  gloire,  Maurice  en  souffrira. 

—  Ce  qui  prouve  que  nous  ne  sommes  pas 
faits  l'un  pour  l'autre  ! 

—  Maiâ  si.  Seulement,  Hellé,  vous  êtes  trop 
chimérique.  Antoine  Genesvrier  a  eu  une  mau- 
vaise influence  sur  vous. 


230  HELLÉ 

—  Vous  aussi,  vous  le  blâmez  ? 

—  J'estime  ses  qualités,  mais  je  trouve  qu'il 
est  un  étrange  directeur  moral  pour  une  jeune 
fille.  Il  vous  souffle  son  mépris  des  usages,  son 
esprit  de  révolte,  son  indomptable  orgueil.  J'ai 
été  charmée  que  Maurice  vous  épousât  :  c'est  le 
salut  pour  vous. 

—  En  vérité,  chère  madame,  je  ne  vous  com- 
prends pas. 

—  Hellé,  j'ose  vous  parler  franchement,  parce 
que  je  vous  aime.  Eh  bien,  croyez-moi,  vous 
êtes  mal  préparée  à  la  vie  conjugale.  L'existence 
de  la  femme  est  toute  de  douceur,  de  sacrifice, 
de  soumission.  Plierez-vous  votre  fierté  à  ces 
abaissements?  Saurez-vous  effacer  votre  person- 
nalité dans  l'amour  ? 

—  Mais  à  quoi  bon  ?  m'écriai- je.  Et  quel  étrange 
idéal  d'amour  propose-t-on  à  la  femme?  Pour- 
quoi doit-elle  plutôt  que  l'homme  se  briser, 
se  sacrifier?  Pourquoi  effacerais-je  ma  person- 
nahté  dans  l'amour?  Celui  qui  méconnaîtrait  la 
justice  au  point  de  m' imposer  un  suicide  intel- 
lectuel serait  un  tjnran  ou  un  imbécile  :  en  aucun 
cas,  je  ne  saurais  l'aimer.  Je  ne  veux  ni  me  sacri- 
fier, ni  sacrifier  mon  mari.  Nous  devons  nous 
efforcer  de  réaliser  ensemble  une  vie  harmonieuse 
en  nous  respectant,  en  nous  aidant,  en  nous  com- 
plétant. Je  hais  l'effroyable  égoïsme  qui  se  cache 


HELLÊ  231 

sous  la  galanterie  hyperbolique  de  certains  hommes, 
et  je  plains  les  femmes  qui  le  subissent  par  vanité 
ou  par  lâcheté. 

—  Ah  !  vous  êtes  bien  la  femme  des  temps 
nouveaux  !  Vous  parlez  comme  parlait  Antoine. 

—  Je  mets  au-dessus  de  tout  l'héroïsme  volon- 
taire, mais  le  sacrifice  s'ennobht  par  son  but.  Je 
risquerais  ma  santé,  ma  beauté,  ma  vie  pour 
sauver  d'un  danger  l'homme  que  j'aime.  Mais 
sans  autre  nécessité  que  celle  de  ménager  le 
monde  et  de  flatter  les  préjugés  de  mon  mari, 
j'irais  mentir  à  mes  croyances,  approuver  l'injuste 
et  le  médiocre?...  Non,  cela  n'est  pas  mon  devoir. 

—  Vous  êtes  une  révoltée,  ma  pauvre  fille. 
La  vie  vous  pliera  et  vous  brisera. 

—  Maurice  vous  a  fait  des  confidences  ?  Il  est 
inquiet,  il  est  déçu...  Je  vous  en  supplie,  dites- 
moi  la  vérité  ! 

—  Maurice  pense  absolument  comme  moi. 

—  Eh  bien,  je  m'en  expliquerai  avec  lui.  Il  le 
faut. 


C'ÉTAIT  un  des  fameux  dîners  unicolores,  mis  à 
la  mode  par  madame  de  Xébriant.  Il  y  avait 
eu  le  dîner  bleu,  pour  les  poètes  ;  le  dîner  vert, 
pour  les  peintres  ;  le  dîner  mauve,  pour  les  musi- 
ciens. Le  dîner  auquel  j'étais  conviée  et  qui  de- 
vait remplacer  la  fête  des  fiançailles  était  rose  en 
mon  honneur. 

^lon  deuil  et  plus  encore  mon  désir  nettement 
exprimé  avaient  obligé  la  baronne  à  restreindre 
le  nombre  de  ses  convives  :  douze  couverts  seule- 
ment dans  la  salle  à  manger  que  nous  admirions 
du  salon,  par  la  grande  baie  vitrée  à  petits  car- 
reaux Louis  XVI,  en  attendant  le  Ministre,  M. 
Rébussat.  Décorée,  cette  saUe,  et  meublée  à  la 
mode  anglaise,  avec  une  profusion  de  boiseries 
blanches,  de  glaces,  de  grès  flammés  et  verreries 
au  ton  d'onyx.  La  nappe  ouvrée  de  point  de 
Venise  était  posée  sur  une  nappe  de  soie  rose, 
comme  la  cire  des  bougies,  la  mousseline  des 
petits  abat- jour,  les  gros  nœuds  de  moire  dressés 


HELLÉ  233 

parmi  les  orchidées  du  surtout.  La  lumière  élec- 
trique, aux  quatre  angles  du  plafond,  se  tamisait 
suavement  à  travers  le  crêpe  de  grands  pavots 
pâles.  Et  ces  roses  impondérables,  mats  et  cha- 
toyants, des  soies,  des  fleurs,  de  l'atmosphère 
même,  colorée  par  le  jeu  des  clartés,  cette  sym- 
phonie qui  allait  du  pourpre  tendre  au  rose  à  peine 
nuancé  des  chairs  de  blonde,  n'offusquait  le  re- 
gard par  aucune  note  discordante.  Madame  de 
Nébriant  avait  su  éviter  le  danger  du  mauvais 
goût  qui  menace  ces  fantaisies.  Vêtue  d'une  si- 
marre  de  velours  blanc,  elle  recevait  les  félicita- 
tions avec  un  plaisir  visible. 

—  Direz- vous  encore  que  vous  êtes  indifférente 
au  luxe,  Hellé  ?  demanda  Maurice,  un  peu  ironi- 
quement. Avouez  que  cette  fête  des  yeux  vous 
a  séduite.  Où  sont  les  meubles  de  sapin  et  les 
murs  blanchis  à  la  chaux  que  vous  célébriez  sur 
un  mode  lyrique,  l'autre  jour  ? 

—  J'admire  le  luxe  quand  il  devient  un  art, 
mais  je  puis  m'en  passer.  Les  roses  de  quatre  sous 
valent  les  orchidées  de  cinq  francs.  Je  vous  assure 
que  la  vieille  bibliothèque  de  la  Châtaigneraie, 
avec  ses  hautes  fenêtres,  ses  meubles  lourds  et 
luisants,  était  tout  aussi  belle  à  voir  que  l'ap- 
partement de  votre  cousine. 

Madame  de  Nébriant,  tramant  les  flots  de 
velours,  se  hâtait  vers  M.  Rébussat  :  je  vis  un 


234 


HELLÊ 


petit  homme  à  figure  de  méridional,  brune, 
maigre,  spirituelle.  Il  serra  la  main  de  Maurice  en 
lui  adressant  quelques  mots  flatteurs  sur  le  succès 
de  son  drame  et  la  grâce  de  sa  fiancée.  Le  vieux 
sénateur  Legrain  accapara  le  ministre.  Le  directeur 
d'un  grand  journal  politique  les  rejoignit.  Je  dus 
me  mêler  au  groupe  des  femmes;  la  jaune  madame 
Legrain,  en  satin  noir;  la  comtesse  de  Jonchères, 
rousse  aux  épaules  célèbres,  émergeant  d'une  robe 
Empire  en  satin  blanc  ;  madame  Salmson,  une 
Danoise,  frêle  comme  Ophélia,  belle  de  son  teint 
de  neige  et  de  ses  yeux  pâles  où  Maurice  disait 
entrevoir  l'infini  d'un  ciel  polaire  ;  mademoiselle 
Frémant,  une  femme  de  lettres,  très  laide,  trè^ 
intelligente,  pétrie  de  fiel  et  de  vinaigre,  recher- 
chée et  redoutée  de  tous.  Deux  clubmen  admirable- 
ment coiffés,  chemisés,  habillés,  chaussés,  discu- 
taient avec  elle  des  problèmes  de  sentiment. 

Je  n'étais  pas  sjTQpathique  à  ces  dames,  sauf 
à  mademoiselle  Frémant,  que  j'intéressais.  On  me 
trouvait  trop  orgueilleuse  dans  mon  silence,  trop 
hardie  dans  les  opinions  que  j'exprimais,  pas  assez 
jeune  fille,  insoucieuse  de  plaire.  Il  y  avait  dans 
cette  malveillance  très  dissimulée  vm.  peu  de 
rancune  jalouse,  car  toutes  les  amies  de  la  baronne 
avaient  nourri  l'espoir  de  charmer  Clairmont  et 
de  le  fixer.  Madame  Legrain  lui  destinait  sa  fille  ; 
madame  de  Jonchères  se  destinait  à  lui  ;  madame 


HELLÉ  235 

Salmson  était  prête  à  devenir  sa  muse  mystique. 
Seule,  mademoiselle  Frémant  échappait  à  la  sé- 
duction. Elle  détestait  Maurice  comme  elle  détes- 
tait tous  les  hommes  et  le  criblait  de  flèches  fines 
qu'il  recevait  sans  oser  se  fâcher. 

A  table,  je  me  trouvai  entre  Maurice  et  l'un 
des  clubmen,  en  face  de  la  baronne  que  le  ministre 
et  le  sénateur  encadraient.  Maurice,  attentif  aux 
moindres  paroles  de  Rébussat,  ne  me  parlait  guère, 
et  ma  réserve  obstinée  glaça  bientôt  l'insipide 
bavardage  de  mon  voisin  de  droite.  Ce  très  joli 
garçon  aux  cheveux  séparés  par  une  raie  sur  la 
nuque  et  collés  en  plaques  luisantes  exhibait  un 
plastron  à  petits  plis,  un  gilet  de  coupe  inédite. 
Tant  de  séductions  lui  conciliaient  ordinairement 
les  suffrages  des  femmes,  qui  le  sentaient  pareil  à 
elles  par  les  sentiments  et  les  goûts.  Surpris  de 
mon  indifférence  que  l'amour  et  la  modestie  pou- 
vaient expliquer,  il  se  consacra  à  l'opulente  com- 
tesse de  Jonchères,  dont  la  gorge,  servie  comme 
im  dessert,  alléchait  son  regard  à  quelques  centi- 
mètres. Délivrée  de  lui,  je  pus  regarder,  écouter 
à  loisir. 

M.  Rébussat  m'intéressait  ;  Antoine  m'avait 
par|é  de  lui,  naguère,  comme  d'un  souple  intrigant, 
habile  à  conquérir  les  hommes  en  entrant  dans 
leurs  intérêts,  les  femmes  en  flattant  leur  vanité 
de  mondaines.  Il  refusait  rarement  une  invitation 


236  HELLÊ 

chez  madame  de  Nébriant  et  ses  pareilles,  spécu- 
lant sur  les  corvées  qu'il  s'imposait  et  se  faisant 
une  réputation  d'homme  aimable,  délicat,  disert, 
digne  de  présider  une  république  athénienne.  Ses 
bonnes  fortunes  étaient  célèbres  ;  bien  qu'il  ne 
les  avouât  jamais,  il  ne  faisait  rien  non  plus  pour 
les  démentir.  Madame  de  Nébriant  l'adorait,  et  ce 
culte  prenait  les  apparences  d'un  prosélytisme 
politique.  Rébussat  avait  éprouvé  la  puissance  des 
salons,  ayant  fait  sa  carrière  chez  les  belles  madames 
aux  bas  d'azur.  D'ailleurs  intelhgent,  sceptique, 
capable  d'opérer,  avec  un  brio  de  gymnaste,  les 
lâchages  et  les  revirements  qui  l'avaient  rendu 
odieux  à  Genesvrier. 

Si  l'homme  ne  pouvait  m'être  sympathique, 
je  reconnaissais  en  lui  d'agréables  quahtés  de 
causeur,  une  faconde  méridionale  que  vingt  ans 
de  Paris  avaient  disciplinée.  Qu'il  parlât  poH- 
tique  ou  Httérature,  Rébussat  savait  être  clair 
et  amusant,  et  c'était  un  vrai  plaisir  de  l'enten- 
dre causer  avec  Maurice.  Extasiée,  madame  de 
Nébriant  avait  presque  imposé  silence  à^ses  con- 
vives, auditeurs  respectueux. 

Quand  nous  fûmes  rentrés  au  salon,  la  baronne 
vint  à  moi,  triomphante  : 

—  Eh  bien,  ma  chère,  qu'en  dites-vous  ?  Le 
ministre  est-il  assez  charmant  !...  Et  bienveillant  ! 
Vous  savez  qull  a  promis  à  Maurice  de  le  décorer. 


HELLÊ  237 

mais  chut  î  c*est  encore  un  secret,..  Monsieur 
Rébussat  est  tout-puissant  à  la  Comédie.  Il  fera 
avoir  à  Maurice  un  tour  de  faveur. 

—  A  moins  que  d'ici  là  le  ministère  ne  soit 
renversé. 

—  Oh  !  ce  serait  épouvantable  !  dit  la  baronne 
consternée.  Mais  monsieur  Rébussat  gardera  son 
influence.,  quoi  qu'il  arrive.  Si  Maurice  est  un  peu 
habile,  il  pourra  s'en  faire  un  ami. 

Je  jugeai  inutile  d'expliquer  à  madame  de 
Nébriant  pourquoi  je  ne  tenais  guère  à  l'amitié  de 
M.  Rébussat.  Les  femmes  ja  aient  et  médisaient 
entre  elles.  Par  la  porte  du  fumoir,  des  rires,  des 
éclats  de  voix  venaient  jusqu'à  nous. 

Mademoiselle  Frémant  se  rapprocha  de  moi.  Je 
m'étais  assise  sur  un  petit  divan  de  satin  jaune 
qu'abritaient  de  hauts  palmiers.  La  «vieille  fille 
de  lettres  »,  comme  l'appelait  Maurice,  prit  place 
à  mon  côté. 

—  Vous  êtes  mélancolique,  mademoiselle.  Je  crois 
que  monsieur  Clairmont  vous  délaisse  un  peu,  ce 
soir.  Il  faut  l'excuser  :  monsieur  Rébussat  est  pour 
vous  un  noble  rival. 

Je  prétextai  ime  légère  migraine,  sentant  bien 
que  je  n'étais  pas  au  diapason  de  mes  voisins. 
Mademoiselle  Frémant  me  conseilla  l'antipyrine, 
comme  un  sûr  remède  à  mon  mal,  puis  elle  s'acharna 
sur  Maurice,  discrètement. 


238  HELLÉ 

—  Vous  avez  accepté  une  belle,  mais  difficile 
tâche,  et  je  vous  en  loue,  mademoiselle.  Domes- 
tiquer un  papillon  !  Il  faut  avoir  des  doigts  pru- 
dents et  délicats  pour  accomplir  ce  miracle.  Enfin, 
vous  avez  bien  des  atouts  dans  votre  jeu  :  la 
beauté,  l'esprit,  la  fortune.  Il  ne  fallait  rien  moins 
que  cela  pour  fixer  ce  charmant  étourdi  de  Clair- 
mont...  Tout  Paris  va  défiler  chez  vous.  Il  a  l'in- 
vitation facile,  notre  poète,  et  l'admiration  aussi. 
Voyez,  il  boit  les  paroles  du  ministre.  J'aime  cette 
candeur  chez  les  hommes  de  talent.  Ils  magnifient 
tout  ce  qui  les  entoure.  «  Effet  de  mirage  »,  comme 
disait  feu  Tartarin.  Monsieur  Clairmont  voit  un 
Mécène  en  Rébussat,  comme  il  a  vu  des  brigands 
héroïques  dans  une  vingtaine  de  Macédoniens 
vermineux  et  pelés  qui  ont  fait  mine  de  l'arrêter 
sur  une  route  et  ont  baisé  ses  bottes  pour  quelques 
pièces  d'or. 

Je  savais  bien  que  l'aventure  de  Maurice,  en 
Macédoine,  se  réduisait  à  un  incident  de  voyage 
plutôt  comique  et  digne  de  réjouir  About.  Mais  je 
n'aimais  pas  les  railleries  de  mademoiselle  Fré- 
mant,  sa  manière  de  plaisanter  rendant  la  riposte 
plus  déUcate. 

J'allais  changer  de  place  quand  je  vis  Maurice 
et  Rébussat  s'approcher.  Le  visage  coloré,  l'œil 
brillant,  le  ministre  semblait  charmé  par  l'admira- 
tion attendrie  des  femmes.  Maurice  même  était 


HELLÉ  239 

repoussé  au  second  plan,  malgré  sa  supériorité 
d'artiste,  ou  plutôt  il  s'y  reculait  volontairement, 
par  une  manœuvre  calculée...  L'espoir  d'être  joué 
sur  le  premier  théâtre  de  Paris  le  rendait  presque 
obséquieux  devant  Rébussat. 

Cette  attitude,  méchamment  observée  par  made- 
moiselle Frémant,  m'irrita.  Mais  le  ministre 
s'avançait  vers  moi,  et  le  divan  que  j'occupais 
devenait  le  point  de  mire  de  tous  les  regards. 

M.  Rébussat,  ayant  appris  que  j'étais  la  nièce 
de  Sylvain  de  Riveyrac,  m'interrogea  gracieuse- 
ment sur  mon  oncle,  un  homme  de  goût,  disait-il, 
digne  d'élever  la  compagne  d'un  grand  poète.  Je 
répondais  avec  une  réserve  polie,  admirant  l'art 
que  mettait  cet  homme  à  me  conquérir  en  me  par- 
lant chaleureusement  de  celui  que  j'avais  tant  aimé 
et  qu'il  ne  connaissait  point.  Je  m'expliquais  ses 
triomphes,  sa  rapide  fortime. 

Maurice  était  ravi.  Il  voulut  me  faire  briller  et 
raconta  comment  j'avais  collaboré  à  son  drame 
en  lui  inspirant  l'idéale  figure  de  Mélissa.  La 
conversation  dévia  peu  à  peu  sur  la  vie  lit- 
téraire, les  hvres  nouveaux.  Rébussat  donnait  son 
avis,  et  chacun  répondait,  contant  une  anecdote, 
cherchant  un  mot  flatteur  ou  mordant,  sans 
heurter  l'opinion  du  ministre,  écouté  comme  un 
oracle. 

On  cita  des  noms  qui  évoquaient  pour  tous  les 


240  HELLÉ 

auditeurs  des  physionomies  familières  et  des 
gloires  parisiennes  que  j'ignorais.  Puis  on  parla 
des  excentriques  de  la  littérature,  —  les  néo- 
mystiques, les  sataniques,  les  anarchistes,  les  fous, 
et  soudain  j'entendis  prononcer  le  nom  d'Antoine 
Gènes  vrier. 

C'était  Marie  Frémant  qui  parlait.  Connaissait- 
elle  la  rancune  que  le  ministre  gardait  à  l'écrivain 
et  se  préparait-elle  un  malin  plaisir  en  faisant  en- 
rager le  grand  homme  de  madame  de  Nébriant  et 
madame  de  Nébriant  elle-même  ?  Sa  petite  tête 
qui  affectait  la  forme  triangulaire  d'une  tête  de 
reptile,  sous  des  bandeaux  plats  d'institutrice, 
exprimait  une  admirable  candeur. 

—  Qui  a  lu  le  Pauvre,  d'Antoine  Genesvrier  ?  Le 
Pauvre,  une  œuvre  d'amour  et  de  colère,  le  plus 
beau  Hvre  de  l'année. 

Madame  de  Nébriant  déclara  qu'elle  avait 
vaguement  entendu  parler  de  ce  livre,  mais  qu'elle 
n'aimait  pas  les  romans  à  thèse. 

—  Vous,  une  fervente  d'Ibsen  ? 

—  Ce  n'est  pas  la  même  chose  !  fit  la  baronne  avec 
embarras. 

—  Ibsen  est  un  philosophe,  un  génie  nébuleux  et 
puissant,  dit  Rébussat,  dont  le  teint  mat  s'était 
soudain  coloré.  Genesvrier,  qui  se  croit  im  pen- 
seur et  im  écrivain,  est  tout  simplement  un  de  ces 
individus  qui  se  jettent  comme  des  bouledogues 


HELLÉ  241 

aux  trousses  des  gens  qui  ont  du  talent,  de  la  for- 
tune ou  de  la  chance. 

—  Vraiment  ?  s'écria  mademoiselle  Frémant, 
toujours  candide.  Vous  m'affligez.  Ce  Genesvrier 
m'avait  plu...  Mais,  chère  baronne,  ne  m'avez-vous 
pas,  autrefois,  conté  son  histoire  ?  Il  appartenait  à 
une  honnête  famille,  et  il  avait  quelques  liens  de 
parenté  avec  cette  aimable  vieille,  madame  Marboy, 
qui  devait  venir  ce  soir  ? 

—  Des  liens  très  vagues...  Oh  !  c'est  un  simple 
fou.  Madame  Marboy  ne  le  voit  guère...  Elle  est 
souffrante,  cette  pauvre  femme,  et  ne  peut  quitter 
la  chambre.  J'espère  que  nous  la  re verrons  bien- 
tôt. 

Madame  de  Nébriant  essayait  de  détourner  la 
conversation,  craignant  une  apologie  malencon- 
treuse. Je  regardai  Maurice.  Ses  yeux,  obstiné- 
ment, fuyaient  mes  yeux.  Il  se  taisait. 

Mais  mademoiselle  Frémant  était  tenace. 

—  Un  fou,  Genesvrier  ? 

—  Et  im  fou  dangereux  !  reprit  le  ministre.  Un 
de  ces  hommes  qui  se  salissent  eux-mêmes  avec  la 
boue  qu'ils  ramassent...  Oh  !  Genesvrier  n'est  point 
sans  talent.  Il  a  l'instinct  du  style,  le  goût  de 
répithète  violente,  une  certaine  grandiloquence  qui 
peut  faire  illusion.  Il  compte  quelques  partisans 
parmi  la  jeunesse  —  cette  étrange  jeunesse  d'au- 
jourd'hui, si  peu  française,  qui  ne  sait  plus  rire  et 


242  HELLÉ 

s'abîme  dans  les  théories  absconses,  enivrée  de 
déclamations...  Oui,  Antoine  Genesvrier  a  l'étoffe 
d'un  bon  pamphlétaire,  bien  qu'il  imite  un  peu  trop 
Jacques  Laurent...  Après  tout,  ses  fureurs  sont 
affaire  de  métier,  et  je  ne  lui  reprocherais  point  de 
gagner  consciencieusement  l'argent  que  Laurent 
et  les  amis  de  Laurent  prodiguent,  si  je  ne  suspec- 
tais sa  bonne  foi. 

Je  me  sentis  pâlir.  Encore  une  fois  je  regardai 
Maurice.  Il  se  taisait. 

—  Comment  !  s'écria  mademoiselle  Frémant,  ce 
défenseur  des  opprimés,  cet  apôtre,  ne  serait  point 
un  honnête  homme  ? 

—  Heu  !...  fit  Rébussat  avec  un  fin  sourire,  il  n'a 
ni  tué  ni  volé... 

—  Mais  il  y  a  des  gens  tarés  qui  n'ont  pas  de 
casier  judiciaire. 

—  C'est  ce  que  je  voulais  dire. 
Je  murmurai  malgré  moi  : 

—  Et  que  reproche-t-on  à  monsieur  Genesvrier  ? 
Maurice  tourna  la  tête  et  me  regarda  fixement 

avec  des  yeux  qui  m'imposaient  le  silence. 

—  Ce  qu'on  lui  reproche,  mademoiselle  ?..  Oh  ! 
mon  Dieu  !  pas  grand'chose...  Cela  dépend  des 
manières  de  voir...  Beaucoup  de  gens  ne  feraient 
pas  un  crime  à  Genesvrier  d'être  un  roublard, 
d'insulter  ceux  qui  ne  pensent  pas  comme  lui  ou 
comme    son    patron,    d'affecter    l'austérité    d'un 


HELLÊ  243 

Robespierre  et  rhumanité  d'un  Saint- Just,  et  de 
préparer,  par  la  plus  patiente  comédie,  sa  candi- 
dature aux  prochaines  élections. 

—  Mais  ce  n'est  pas  un  politicien,  c'est  un 
écrivain,  un  philosophe... 

—  Dites  plutôt  un  de  ces  ratés,  jaloux,  aigris, 
qui  flagornent  les  ignorants  et  leur  soufflent  l'envie, 
la  haine,  toutes  les  mauvaises  passions  dont  ils  sont 
animés  !  Gènes vrier  a  mangé  une  belle  fortune,  très 
vite,  et  l'on  ne  sait  trop  comment.  C'est  un  déclassé, 
et  j'ose  le  dire  avec  certitude,  c'est  un  effroyable 
ambitieux. 

Il  y  eut  un  silence.  Maurice  était  pâle,  et  ses 
yeux,  maintenant,  me  suppliaient.  Mais  Tâcreté 
du  fiel  me  monta  du  cœur  aux  lèvres.  Une  force 
invincible  me  souleva. 

—  Je  ne  suis  pas  de  votre  avis,  monsieur  !  dis-je 
d'une  voix  claire,  un  peu  tremblante  et  qui  sonna 
haut  dans  le  grand  salon.  Je  connais  monsieur 
Gènes  vrier,  et  je  le  tiens  pour  im  très  honnête 
homme. 

Rébussat,  étonné  d'abord,  sourit  avec  un  char- 
mant dédain  : 

—  Vous  êtes  bien  jeune,  mademoiselle,  et  il 
est  facile  d'abuser  une  personne  de  votre  âge, 
inexpérimentée,  vibrante  aux  grands  mots  géné- 
reux. 

—  Mon  oncle  avait  l'expérience  des  hommes. 


244  HELLÊ 

Il  était  vénéré  par  tous  ceux  qui  rapprochaient 
et  il  nommait  Genesvrier  son  ami.  C'est  pourquoi, 
monsieur,  je  me  fais  im  devoir  de  le  défendre. 
Antoine  Genesvrier  est  pauvre,  parce  que  sa  for- 
tune a  sauvé  beaucoup  de  malheureux.  Il  n'a  d'autre 
ambition  que  de  faire  œuvre  utile.  Il  n'a  souci  que 
de  la  vérité. 

Autour  de  moi  je  sentais  s'étendre  et  s'appe- 
santir le  lourd  silence  hostile,  l'inquiétude  irritée 
de  Maurice,  la  colère  de  madame  de  Nébriant. 
Rébussat,  plissant  ses  lèvres  minces,  souriait  d'un 
sourire  aigu. 

—  Je  vous  féUcite,  mademoiselle,  d'être  fidèle  à 
vos  amitiés,  si  étranges  qu'elles  soient.  Je  respecte 
le  sentiment...  naïf  qui  vous  anime.  Mais  ce  cher 
Clairmont  ne  paraît  pas  convaincu... 

—  Mademoiselle  de  Riveyrac  exagère,  balbutia 
Maurice...  Monsieur  Antoine  Genesvrier  amusait 
monsieur  de  Rive3n:ac  par  sa  manie  de  philanthropie, 
mais  ils  se  fréquentaient  peu. 

—  Il  était  son  ami...  comme  il  fut  le  vôtre, 
m'écriai- je,  révoltée  par  cette  veulerie  qui  me  faisait 
presque  haïr  Clairmont-.  Ayez  le  courage  de  l'avouer, 
mon  cher.  Vous  connaissez  Genesvrier,  vous  lui 
serrez  la  main  et  vous  savez,  comme  moi,  que  c'est 
un  honnête  homme.  Pour  moi,  je  me  trouverais 
bien  lâche  de  ne  pomt  dire  ce  que  je  pense. 

—  Assurément    les    opinions    sont    libres,    dit 


HELLÉ  245 

froidement  Rébussat.  Vous  avez  tort  de  taire  la 
vôtre,  mon  cher  Clairmont...  Mais  laissons  Genes- 
vrier,  ses  vices  et  ses  vertus,  et  prions  madame 
Salmson  de  nous  chanter  ses  délicieuses  mélodies 
danoises.  La  musique  «  apaise,  enchante  et  délie  », 
comme  dit  notre  Sully -Prudhomme...  Chère 
madame... 

Madame  Salmson  retirait  ses  longs  gants.  Elle 
se  dirigea  vers  le  piano  ;  les  groupes  se  rompirent 
et  se  reformèrent  Je  me  trouvai  seule  près  de 
mademoiselle  Frémant. 

—  Ma  chère  nfant,  me  dit-elle  à  mi-voix,  savez- 
vous  ce  que  c'est  qu'une  gaffe  ? 

—  Une  maladresse  involontaire...  juste  ïe  con- 
traire de  ce  que  j'ai  fait. 

—  Vous  êtes  brave.  C'est  très  bien,  mais  savez- 
vous  que  votre  bravoure  peut  coûter  cher  à  mon- 
sieur Clairmont  ?  Rébussat  a  la  rancune  tenace. 
Il  vous  réunira  dans  son  ressentiment,  et  la  croix 
de  notre  cher  poète  est  bien  compromise. 

—  Un  bout  de  ruban  serait  trop  payé  par 
une  lâcheté.  Je  n'ai  pu  me  taire.  Mon  cœur  écla- 
tait... Je  vous  supplie,  mademoiselle,  de  réserver 
votre  jugement  sur  Antoine  Genesvrier... 

L'émotion  m'étouffa. 

—  Comme  vous  êtes  pâle  !  dit  mademoiselle 
Frémant.  Ah  !  folle  et  généreuse  enfant,  que  votre 
belle  colère  me  fait  plaisir  !  Vous  m'aviez  plu,  déjà. 


246  HELLÉ 

Depuis  une  heure,  je  vous  aime...  Mais,  avec  ce 
caractère,  que  faites-vous  ici  ?  Vous  n'  êtes  pas  du 
monde.  Nul  .ne  vous  y  comprendra,  tous  vous 
jalouseront,  et  votre  mari  lui-même,  —  qui  a  des 
ambitions  mal  cachées  !  —  invoquera  ses  intérêts 
contre  vos  sentiments.  Ah  !  mademoiselle  Hellé, 
qui  ne  savez  ni  vous  taire  prudemment  ni  mentir 
à  votre  pensée,  vous  êtes  bonne  à  épouser  Don 
Quichotte.  Hâtez-vous  d'arranger  les  choses.  Il  faut 
que  Rébussat  puisse  pardonner  à  madame  Clair- 
mont  les  hardiesses  de  mademoiselle  de  Rivey- 
rac...  Notre  pauvre  poète  !  a-t-il  l'air  ennuyé  ? 

La  voix  cristalline  de  madame  Salmson  se  brisait 
en  notes  brillantes.  Discrètement,  je  me  levai, 
j'avertis  la  baronne  que  j'étais  fort  lasse  et  que 
j'allais  me  retirer. 

—  Bien  !  bien  !  dit-elle  d'un  ton  glacial.  Au 
revoir,  ma  chère  enfant. 

Je  me  glissai,  inaperçue,  dans  le  petit  salon,  où 
une  femme  de  chambre  jeta  sur  mes  épaules  ma 
sortie  de  bal.  Un  valet  était  allé  me  chercher  une 
voiture.  Soudain  Clairmont  parut. 

—  Vous  partez,  Hellé,  sans  me  dire  adieu  ? 

—  Oui. 

—  Pourtant,  fit-il,  j'ai  quelques  explications  à 
vous  demander. 

—  Je  vous  les  donnerai  demain. 

—  Êtes-vous  folle  ?  reprit-il,  les  dents  serrées. 


HELLÉ  247 

Toeil  méchant  ;  vous  m'avez  fait  un  tort  irréparable, 
et  vous  vous  êtes  compromise,  ridiculement... 
pour...  pour  un... 

—  Maurice,  je  vous  attendrai  demain  et  je  vous 
dirai  ce  que  je  pense  de  votre  attitude.  Ma  voiture 
est  là.  Je  vous  quitte.  Ne  vous  donnez  pas  la  peine 
de  m 'accompagner  :  monsieur  le  Ministre  vous 
attend. 


XXMI 

Je  n'étais  pas  encore  sortie  de  ma  chambre  quand 
Maurice  me  fit  demander.  L'eau  fraîche,  en  bai- 
gnant mon  visage,  effaça  les  traces  de  l'insomnie 
qui  m'avait  torturée  jusqu'à  la  pointe  du  jour. 
J'avais  beaucoup  pensé,  cette  nuit-là.  J'avais  fait 
le  plus  scrupuleux  examen  de  conscience,  et,  me 
jugeant  moi-même,  j'avais  jugé  mon  amour. 

J'avais  compris,  enfin,  pleinement,  quelle  illu- 
sion m'avait  rapprochée  de  Maurice,  quelles  réalités 
m'en  éloignaient.  Dépouillé  de  son  prestige  moral, 
il  ne  gardait  plus  d'autre  puissance  que  le  charme 
tout  matériel  de  ses  yeux  bleus,  de  son  sourire, 
de  sa  voix.  Mais,  vierge,  j'échappais  à  la  domina- 
tion de  l'homme,  aux  surprises  du  désir  qui  n'avait 
été  pour  moi  qu'un  éveil  incertain,  inconscient, 
durable  par  la  seule  complicité  de  mon  cœur,  et 
qui,  mon  cœur  se  reprenant,  devait  s'abolir  de  lui- 
même. 

J'imaginais  les  reproches  de  Maurice,  sa  justi- 
fication, les  excuses  qui  n'expliqueraient  point  sa 


HELLÉ  249 

piteuse  attitude  de  la  veille.  Je  savais  que  nous  ne 
pourrions  ni  nous  comprendre,  ni  nous  réconcilier. 
Et  je  m'étonnais  de  si  peu  souffrir...  Comme  un  fruit 
mûr  tombe  de  la  branche,  l'illusion  délicieuse  se 
détachait  de  mon  cœur,  qui  l'avait  retenue  et 
nourrie  quelque  temps.  Ma  volonté  n'y  pouvait 
rien.  Et  il  me  semblait  que,  depuis  la  veille,  des 
jours  innombrables  s'étaient  écoulés  ;  que  Maurice, 
notre  amour,  nos  fiançailles,  étaient  déjà  loin  de 
moi,  dans  les  limbes  du  passé,  où  ce  qui  fut  la 
réalité  chère  et  vivante  apparaît  avec  le  flottement 
confus  et  la  décoloration  du  songe. 

Mon  cœur  eut  un  fort  battement  quand  je  me 
trouvai  en  face  de  Maurice.  Il  souffrait  dans  son 
orgueil,  gêné  peut-être  par  un  remords,  et  d'autant 
plus  irritable.  Pourtant  il  me  tendit  la  main. 

—  Vous  devinez  pourquoi  je  suis  venu,  à  cette 
heure  matinale?  Je  suis  très  troublé,  très  peiné, 
et  j'attends  de  vous  des  explications. 

—  A  propos  de  quoi  ?  Ma  conduite  a  été  toute 
logique  et  naturelle.  Je  n'en  dirai  pas  autant  de  la 
vôtre. 

—  Voilà  bien  une  rouerie  de  femme,  dit-il  en 
fronçant  le  sourcil.  Vous  déplacez  la  question. 

—  Vraiment  ?  Je  voudrais  bien  savoir  comment 
vous  la  posez. 

n  était  assis,  le  coude  sur  la  table  voisine,  le 
pied  frappant  le  tapis  d'un  mouvement  nerveux. 


250  HELLÉ 

—  Vous  vous  moquez  de  moi,  Hellé.  Hier  vous 
avez  commis  une  imprudence  qui  peut  avoir  des 
suites  fâcheuses.  Vous  m'avez  fait  un  ennemi...  Et 
puis  vous  m'avez  cruellement  offensé. 

—  Je  vous  ai  offensé,  moi  ? 

—  Ne  faites  pas  l'innocente.  Vous  savez  ce  que 
je  veux  dire. 

—  Expliquez-vous. 

—  Parbleu  !  ma  chère  amie,  vous  avez  voulu 
faire  parade  de  beaux  sentiments  que  le  monde 
n'apprécie  pas  comme  vous  pourriez  le  croire. 
Vous  avez  manqué  de  tact.  Rébussat  est  blessé  au 
vif.  Il  ne  pardonnera  pas. 

—  Avez-vous  donc  tant  besoin  de  lui  ?...  Ah  ! 
oui,  votre  décoration  vous  semble  compromise, 
cette  précieuse  décoration  dont  le  prestige  vous 
rendait,  hier  soir,  sourd  et  muet. 

—  Vous  vous  moquez  de  moi.  Le  moment  est 
mal  choisi. 

—  Eh  bien  !  dis-je,  irritée  de  sa  mauvaise  foi, 
je  vous  répondrai  franchement,  brutalement 
même  ;  cet  entretien  est  plus  grave  que  vous  ne  le 
pensez,  et  il  ne  doit  y  avoir  aucune  équivoque  entre 
nous.  Vous  m'accusez  d'avoir  manqué  de  tact  ; 
moi  je  vous  accuse  d'avoir  manqué  de  loyauté. 
J'ai  été  imprudente,  soit.  Vous  avez  été  faible  et 
veille. 

—  J'ai  fait  ce  que  tout  homme  bien  élevé  doit 


HELLÉ  251 

faire   en  pareil   cas.   J'ai   correctement   gardé   le 
silence. 

—  Il  y  a  des  cas  où  le  silence  est  une  lâcheté. 

—  Hellé  ! 

—  En  vous  taisant,  vous  vous  êtes  fait  le  com- 
plice d'une  calomnie.  Vous  avez  agi  en  homme  bien 
élevé  ?  J'aurais  préféré  vous  voir  agir  en  homme, 
fût-ce  au  détriment  de  la  correction,  de  la  prudence 
et  de  vos  intérêts. 

—  J'ai  fait  ce  qu'il  m'a  plu  de  faire.  Et  si  je 
n'ai  point  défendu  Gènes vrier,  c'est  que  j'avais  de 
bonnes  raisons  pour  me  taire. 

—  Je  voudrais  bien  les  connaître,  ces  raisons. 

—  Ne  souhaitez  pas  que  je  vous  les  dise  toutes. 

—  Je  ne  crains  pas  la  vérité. 

—  Vous  avez  tort. 

—  Parlerez-vous  ?  dis-je  enfin,  après  un  silence. 
D'une  voix  sourde,  il  répondit  : 

—  Tant  pis  !  vous  l'aurez  voulu. 

—  Eh  bien  ? 

—  Eh  bien  !  votre  cher  ami  Antoine  Genesvrier 
n'est  pas  le  héros  impeccable  que  vous  admirez 
béatement.  Il  court  sur  lui  toute  espèce  de 
bruits...  Parbleu  !  il  est  malin,  très  malin,  très  fort, 
mais  pas  assez  pour  qu'on  ne  puisse  deviner  ses 
manœuvres. 

—  Que  voulez- vous  dire  ? 

Il  sourit  avec  une  ironie  méchante. 


252  HELLÊ 

—  J'ai  pitié  de  vos  illusions,  Hellé.  Vous  vous 
croyez  très  sage,  et  vous  êtes  prodigieusement 
naïve.  Mais  sachant  ce  que  je  savais,  devant  votre 
culte  pour  votre  ébauche  de  grand  homme,  je  me 
suis  tu,  par  charité,  par  délicatesse. 

—  Peu  m'importe  votre  déhcatesse  et  votre 
charité  !  Vous  en  avez  trop  dit  ou  trop  peu,  Mau- 
rice. Il  faut  aller  jusqu'au  bout. 

—  Apprenez  donc  que  je  trouve  un  peu  excessive 
votre  amitié  pour  un  homme  qui  s'est  tranquille- 
ment joué  de  vous...  Oh  !  j'ai  ouï  dire  bien  des 
choses,  depuis  quelques  jours  !...  Vous  avez  cru 
qu'il  admirait  votre  haute  intelHgence,  et  peut- 
être,  flattée  dans  votre  orgueil  d'avoir  conquis  ce 
héros  invincible  pour  toute  autre  femme,  vous 
avez  pensé  avec  joie  qu'il  vous  aimait  d'amour... 
Pauvre  Hellé  !  la  vie  achève  à  vos  dépens  votre 
instruction. 

—  Que  savez-vous  ?  Parlez  ! 

—  Vous  regretterez  votre  insistance.  J'aurais 
voulu  attendre  et  vous  détromper  plus  tard. 

—  Parlez,  je  l'exige  ! 

—  Il  a  fallu  que  vous  fussiez  bien...  ingénue, 
(ce  qui  est  excusable  et  même  honorable,  à  votre 
âge),  pour  ne  pas  comprendre  qu'on  guignait  votre 
fortune.  Il  fallait  consolider  les  entreprises  philan- 
thropiques et  l'Avenir  social/  Mais  ceci  ne  serait 
rien  encore.  Antoine  Genesvner  vous  a  gravement 


HELLÉ  253 

manqué  de  respect  en  introduisant  chez  vous  cette 
Marie  Lamirault,  sa  maîtresse,  et  l'enfant  qu'il 
n'a  pas  reconnu. 

Un  nuage  couvrit  mes  yeux.  Je  sentis  mes  nerfs 
se  raidir,  mon  sang  se  figer  ;  mais,  par  une  irrésis- 
tible impulsion,  ma  raison,  mon  cœur,  mon  instinct 
protestèrent  : 

—  C'est  impossible. 

—  Vous  êtes  seule  à  ignorer  cette  liaison.  Marie 
Lamirault  partageait  ses  bonnes  grâces  entre 
Genesvrier  et  Louis  Florent.  On  me  l'a  dit,  et  je 
le  crois.  Quant  à  l'enfant... 

—  Antoine  est  incapable  de  m' avoir  lâchement 
trompée.  Je  ne  veux  pas  douter  de  lui. 

—  Vérifiez  mes  dires  par  une  enquête. 

Il  parlait  d'une  voix  si  assurée,  si  triomphante, 
que  j'eus  un  instant  de  faiblesse.  Clairmont  me 
vit  blême,  haletante,  près  de  sangloter.  Il  ne 
maîtrisa  plus  sa  colère  : 

—  Cela  vous  trouble  donc  tant  !  dit-il  en  me 
saisissant  les  poignets...  Ah!  je  ne  me  trompais 
pas  !  Vous  l'avez  aimé,  vous  l'aimez  ! 

—  Moi? 

—  Oui,  vous  l'aimez.  Quelle  femme  êtes- vous 
donc?  Vous  l'aimez,  ce  beau  sire,  cet  excellent 
philanthrope,  cet  écrivain  de  génie,  ce  martyr  !... 
Il  fallait  donc  l'épouser,  Hellé  î 

Je  le  repoussai,  indignée  ; 


254  HELLÉ 

—  Je  ne  vous  crois  pas,  je  ne  veux  pas  vous 
croire.  Ce  que  vous  faites  est  infâme.  Allez- 
vous-en  ! 

Il  répétait  : 

—  Vous  l'aimez  !.,.  Imbécile  que  j'étais  !  Dès  le 
premier  jour  j'aurais  dû  m'en  apercevoir.  Vous 
buidez  ses  paroles... 

Je  balbutiai  : 

—  Vous  n'avez  pas  de  preuves...  vous  répétez 
d'ignobles  calomnies...  C'est  indigne,  indigne  de 
vous. 

Ivre  de  jalousie  et  de  fureur,  il  cria  : 

—  Vous  n'êtes  vraiment  pas  difficile,  et  j'aurais 
honte,  —  si  je  ne  devais  en  rire,  —  j'aurais 
honte  du  rival  que  vous  m'avez  préféré...  II 
pourrait  être  plus  séduisant,  et  plus  jeune  !... 
Enfin  vous  savez  ce  qu'il  est,  ce  qu'il  vaut,  et 
qu'il  ne  répugne  point  au  partage  :  s'il  vous 
convient  de  régner  sur  son  cœur  en  compagnie 
d'une... 

—  Taisez-vous,  monsieur,  pas  un  mot  de  plus  ! 
Je  ne  suis  plus  votre  fiancée,  je  suis  une  femme  que 
vous  insultez.  Allez-vous-en  ! 

—  Prenez  garde  !  Si  je  sors,  je  ne  rentrerai  plus. 

—  Sortez  ! 

Il  partit  en  fermant  violemment  la  porte  de 
l'antichambre.  J'entendis  ses  pas  s'éloigner  sur 
le  gravier  du  jardin.  Mais,  au  lieu  de  crier  vers 


HELLÊ  255 

celiii  qui  s'en  allait  avec  les  débris  de  mon  premier 
rêve,  je  n'eus  qu'une  pensée,  exhalée  dans  un 
sanglot  : 

—  Antoine  ne  m'a  pas  trompée  ainsi...  Ce  n'est 
pas  vrai,  ce  n'est  pas  possible. 


XXVIII 

La  Châtaigneraie  me  reçut,  blessée  et  frémissante, 
entre  ses  murs  hospitaliers.  Les  maisons  où 
vécurent  nos  aïeux,  où  songea  notre  enfance,  ont 
je  ne  sais  quoi  de  maternel.  Celui  qui  vient,  en 
habits  de  deuil,  y  chercher  refuge,  sent  la  mys- 
térieuse parenté  des  choses  et  se  trouve  moins 
orpheHn.     ' 

]\Iaurice  m'avait  écrit,  quelques  jours  avant  mon 
départ.  Incapable  de  sentiments  profonds,  il 
n'admettait  point  que  ces  sentiments  pussent 
exister  chez  les  autres.  Tout  lui  semblait  réparable, 
et  il  se  désolait  de  ma  rancime,  en  attendant  qu'il 
s'en  consolât.  Je  prévoyais  la  facile  et  proche  guéri- 
son  de  cette  âme  légère  :  Maurice  ne  pouvait  aimer 
et  souffrir  que  dans  ses  livres,  et  l'amour  et  la 
douleur  n'étaient  guère  pour  lui  qu'une  ivresse 
verbale.  La  lecture  de  ses  lettres  confirma  mon 
opinion.  Sans  rien  prouver,  sans  rien  démentir, 
sans  paraître  comprendre  que  sa  conduite  m'eût 
indignée  à  juste  titre,  il  me  priait  de  tout  oublier  : 


HELLÉ  257 

il  me  traitait  en  enfant  boudeuse  qu'une  flatterie 
apaisera.  Ma  colère  s'était  dissipée,  mais  l'amour 
était  bien  mort. 

Je  tâchai  de  m'en  expliquer  avec  Maurice.  Je 
lui  écrivis  que  je  lui  pardonnais  sa  violence,  que 
je  n'en  gardais  point  de  ressentiment,  mais  que 
j'avais  reconnu  trop  clairement  l'antagonisme  de 
nos  caractères.  Madame  Marboy  voulut  s'interposer 
alors.  Confidente  de  Maurice,  elle  affirma  que  nous 
étions  faits  l'un  pour  l'autre,  que  je  devais  être 
indulgente.  «  Quand  vous  serez  mariés,  écrivait-elle, 
l'amour  arrangera  tout.» 

Je  devinais  sa  pensée  et  je  complétais  ses  argu- 
ments :  elle  croyait  à  la  toute-puissance  de  l'amour 
qui  donne  à  deux  jeunes  gens  nouvellement  unis 
l'illusion  de  l'harmonie  parfaite.  Mais  je  n'ignorais 
pas  qu'après  le  bref  enchantement  de  la  lune  de 
miel  les  époux  redeviennent  un  homme  et  une 
femme  différents  par  le  caractère,  les  idées,  les 
goûts.  Loin  d'avoir  atteint  à  l'harmonie,  ils  com- 
mencent seulement  à  la  créer,  jour  par  jour, 
incertains  de  la  réaliser  jamais.  Si  quelques-uns 
y  réussissaient,  la  tâche  est  impossible  à  beaucoup 
d'entre  eux,  et  c'est  alors  ou  l'indifférence  réci- 
proque, ou  l'intolérable  enfer  des  querelles  con- 
jugales. Or,  je  savais  par  quels  points  mon  âme 
resterait  impénétrable  à  Maurice  ;  je  savais  ce  que 
je  ne  pourrais  accepter  de  lui,  quels  éléments 
9 


258  HELLÉ 

d'animosité  demeureraient  éternels  et  latents,  à 
moins  que  l'un  de  nous,  le  plus  rusé  ou  le  plus  fort, 
triomphât  de  l'autre  en  l'asservissant.  Je  répugnais  à 
cette  domination  calculée  qui.  eût  fait  de  Maurice  un 
fantoche  à  ma  merci,  et,  d'autre  part,  je  ne  pouvais 
me  soumettre  à  un  homme  qui  ne  me  fût  pas 
supérieur. 

J'écrivis  à  madame  Marboy  ;  je  lui  ouvris  mon 
cœur.  A  ma  grande  surprise,  elle  me  donna  tous 
les  torts,  incriminant  mon  orgueil,  mon  indiffé- 
rence, la  sécheresse  de  ma  nature.  Je  connus  avec 
tristesse  que  nous  ne  parlions  pas  la  même  langue, 
que  les  mots  amour  et  mariage  n'avaient  pas  pour 
nous  le  même  sens.  Elle  subissait  l'antique  in- 
fluence de  l'éducation  qui  fait  la  femme  respectueuse 
de  l'homme  parce  qu'il  est  l'homme,  acceptant  de 
la  même  main  les  caresses  et  le  joug.  Ce  que 
j'appelais  dignité  humaine,  sentiment  légitime  de 
la  personnalité,  elle  l'appelait  orgueil.  Ce  que 
j'appelais  véritable  harmonie,  elle  l'appelait  rêverie 
creuse  et  ridicule  chimère.  Je  jugeais  Maurice  sans 
malveillance,  mais  je  l'estimais  à  sa  valeur  exacte. 
Il  n'était  point  de  ma  race.  Je  ne  pouvais  l'aimer. 

Quand  madame  Marboy  comprit  que  la  ruptiure 
était  définitive,  elle  n»'insista  plus,  mais  elle  ne  put 
dissimuler  son  mécontentement.  J'étais  une  égoïste, 
une  exaltée.  Je  n'étais  plus  la  fille  de  son  cœur. 

Ce  fut  alors  que  je  partis  pour  la  Châtaigneraie. 


HELLÉ  259 

Quand  le  train  qui  m'emportait  s'ébranla,  je  me 
sentis  affreusement  seule,  tous  les  liens  de  famille 
et  d'amitié  étant  rompus.  Je  songeais  à  Genesvrier... 
Hélas  !  les  insinuations  de  Maurice,  malgré  moi, 
troublaient  mon  âme  et  paralysaient  ma  volonté. 
Je  ne  voulais  ni  voir  Antoine,  ni  lui  écrire  avant 
d'avoir  conquis  la  sérénité  ou  la  résignation. 

Durant  de  longs  jours  je  créai  en  moi  une  paix 
factice  par  une  vie  presque  conventuelle.  Mon 
oncle  avait  laissé  quelques  livres  dans  une  caisse 
heureusement  respectée  des  rats.  C'était  des 
éditions  sans  valeur  de  classiques  français  et 
latins,  les  mêmes  qui  avaient  servi  pour  mes  études. 
La  nuit,  pendant  que  gémissait  le  vent  d'hiver, 
j 'essayais  de  retrouver  mes  émotions  d'adolescente. 
Mais  je  ne  tardai  pas  à  connaître  l'artifice  de  mon 
effort.  Mar  volonté  se  détendit.  Je  sombrai  dans  le 
rêve. 

L'hiver,  clément  dans  ces  régions,  touchait  à  sa 
fin.  Assise  dans  une  des  chambres  du  premier 
étage,  près  de  la  fenêtre  aux  pâles  mousselines,  je 
regardai  descendre  à  l'horizon  les  gazes  de  la  pluie 
ou  du  brouillard.  Il  n'y  avait  plus  de  fleurs  dans  le 
jardin  et,  seules,  subsistaient  les  verdures  sombres 
des  buis,  des  herres,  des  ifs,  tristes  et  graves  comme 
les  tombeaux  qu'ils  ornent.  Parfois,  quand  cessaient 
les  averses,  je  demeurais  des  heures  sans  mouve- 
ment, sans  paroles,  attentive  aux  aspects  de  la 


26o  HELLÉ 

plaine  modifiés  perpétuellement  par  les  aspects 
changeants  du  ciel.  Ce  n'était  plus  l'éclatante 
gamme  des  couleurs  estivales  :  c'était  la  gamme 
plus  délicate  des  nuances,  toutes  les  fines  com- 
binaisons du  gris,  du  violet,  du  bleu,  fondus  dans 
une  lumière  tamisée,  vaporeuse,  qui  enveloppait 
délicieusement  les  lointains.  Au  premier  plan  de 
ce  vaste  tableau,  des  champs  labourés  mettaient  les 
taches  plus  vives  d'un  brun  gras,  d'un  vert  frais 
et  mouillé.  Mais  la  vraie  beauté  du  paysage  était 
toutes  dans  les  ciels,  —  dans  les  ciels  bleus,  comme 
trempés  de  lait,  où  nageaient  les  nuances  avec  des 
blanchem's  et  des  mollesses  de  cygnes,  —  dans  les 
ciels  gris,  variés  du  gris  de  plomb  au  gris  de  perle 
et  du  gi-is  de  lin  au  gris  d'argent,  —  dans  les  ciels 
balayés  de  lourdes  vapeurs  ardoisées  qui  filent 
sous  le  vent  avec  les  oiseaux  migrateurs,  ciels 
inquiétants,  ciels  tourmentés  comme  la  vie. 

Le  premier  perce-neige  ouvrit  enfin,  sur  la  lisière 
des  bois,  sa  corolle  d'un  blanc  verdâtre.  J'allai 
guetter,  entre  les  branches  mortes  et  les  feuilles 
pourries,  l'éveil  de  la  fleur  puérile  que  Toncle 
Sylvain  m'avait  fait  aimer.  Le  soleil  était  bien 
pâle  encore,  mais  c'était  déjà  le  vrai  soleil,  et  non 
plus  l'astre  hivernal  qui  voile  de  brume  sa  face 
morne.  Dans  les  clairières  bleues  montait  toute 
droite  la  fumée  des  feux  de  bûcherons.  La  brise 
était  tombée.  On  respirait  le  printemps. 


HELLÉ  261 

Je  m'étais  assise  sur  un  talus  couvert  d'herbe 
sèche,  tout  près  d'un  champ  ensemencé  où  tour- 
noyaient des  corbeaux  rauques.  Ma  poitrine  se 
gonflait  doucement:,  fortement,  par  des  aspirations 
réguHères  et  puissantes,  et  cela  me  faisait  mal 
comme  une  volupté.  J'aurais  voulu  ouvrir  les  bras, 
étreindre  la  nature,  toute  la  terre,  tout  le  ciel  dans 
un  embrassement  infini.  Et  suffoquant  de  désir 
inconnu,  de  regret,  de  mélancolie,  je  m'aperçus 
que  je  pleurais. 

Mais  ce  n'était  pas  sur  Maurice,  perdu  pour  moi 
et  volontairement  perdu,  que  coulaient  ces  pleurs 
nostalgiques.  Je  savais  trop  bien  que  je  n'avais 
pas  aimé,  que  j'avais  chéri  un  mirage  plus  brillant, 
plus  insaisissable  que  les  mirages  prismatiques  de 
la  lumière  dans  la  vapeur.  Je  sentais  que  l'amour 
était  une  réalité  autrement  puissante  et  terrible. 
Hélas  !  il  avait  passé  près  de  moi,  le  grand  amour. 
Ma  jeunesse  avait  craint  sa  force  austère  ;  elle  avait 
poursuivi  au  loin  son  fantôme  et  son  reflet.  Mainte- 
nant il  revenait  en  maître.  Il  frappait  à  mon  cœur. 

J'errai  tout  le  jour,  çà  et  là  :  puis  le  soir,  retirée 
dans  ma  chambre,  j'ouvris  ce  livre  du  Pauvre  que 
j'avais  apporté  intact. 

Les  heures  s'égrenèrent  dans  la  nuit.  Ma  lampe 
baissa  ;  j'allumai  ime  bougie.  Un  rais  de  lumière 
pâle  apparut  entre  les  volets.  Je  fermai  le  livre. 
Il  faisait  jour. 


262  HELLÊ 

Clairmont  m'avait  menti,  ou  bien,  com.plai- 
samment,  il  avait  répété  un  mensonge.  C'en  était 
fini  des  incertitudes,  des  doutes,  de  cette  tristesse 
jalouse  qui  me  torturait  depuis  des  semaines  et 
que  je  n'osais  m'avouer.  J'avais,  à  travers  son 
œuvre,  interrogé  la  grande  âme  d'Antoine.  Elle 
m'avait  répondu.  Ah  !  comme  je  l'évoquais,  com.me 
je  la  sentais  proche,  dans  les  pages  sublimes  de  ce 
livre  tout  brûlant  de  sa  foi,  tout  vibrant  de  sa 
souffrance,  tout  attendri  de  sa  pitié  !  Elle  appelait 
mon  âme,  elle  l'exhortait  vers  les  hautes  régions 
éblouissantes  où  l'amour  humain,  au-dessus  des 
égoïsmes,  des  vanités,  des  voluptés,  monte,  s'élar- 
git, s'illumine  et  plane  dans  l'éternel. 


XXIX 

Quand  j'arrivai  à  la  porte  de  la  mairie,  j'aperçus 
l'affiche  qui  portait  en  grosses  lettres  ces  mots  : 
Auditions  et  Conférences  populaires.  Depuis  que 
j'étais  revenue  à  Paris,  —  depuis  trois  jours,  — 
j'avais  médité  cette  escapade  accomplie  à  l'insude 
tous,  dans  le  lointain  faubourg  où  je  ne  connais- 
sais personne.  Partagée  entre  des  sentiments  con-' 
tradictoires,  je  n'avais  pas  osé  me  présenter  chez 
Antoine,  ni  lui  écrire,  et  je  mourais  du  désir  de  le 
revoir. 

Vêtue  d'une  robe  sombre,  enveloppée  d'une 
pelisse  qui  dissimulait  ma  taille,  d'une  voilette 
qui  dissimulait  mes  traits,  je  devais  ressembler  à 
quelque  pauvre  institutrice,  venue  pour  chercher 
un  divertissement  utile  et  gratuit.  Des  gens 
entraient  sous  le  péristyle  de  la  mairie.  Je  les  suivis, 
à  tout  hasard. 

Je  me  trouvai  bientôt  dans  une  grande  salle 
nue,  qui  avait  l'aspect  d'une  salle  d'école  avec  ses 
chaises  de  paille  et  ses  rangées  de  bancs.  Au  fond. 


264  HELLÉ 

le  buste  en  plâtre  de  la  République  dominait 
une  petite  estrade.  Cette  estrade  supportait  un 
piano  droit,  deux  pupitres  à  musique,  une  table 
couverte  d'un  tapis  vert.  Une  demi-douzaine  de 
jeunes  gens  et  deux  femmes  occupaient  les  chaises, 
et  je  compris  que  c'étaient  des  artistes  improvisés 
qui  s'employaient  à  instruire  et  à  réjouir  un  audi- 
toire d'ignorants  et  de  pauvres.  L'une  des  femmes, 
très  jeune,  avait  un  frais  visage  couronné  de 
cheveux  bruns.  L'autre,  plutôt  vieille,  presque 
laide,  souriait  avec  un  air  de  bonté.  Leurs  compa- 
gnons portaient  la  marque  spéciale  qu'impriment 
les  métiers  littéraires  et  le  professorat.  Ils  avaient 
des  traits  fatigués,  des  yeux  vagues  de  myope,  des 
redingotes  usées,  des  cravates  noires,  des  gestes 
oratoires  et  descriptifs. 

Peu  à  peu,  la  salle  se  remplissait.  Je  reconnaissais 
le  public  dont  Genesvrier  m'avait  fait  connaître 
quelques  types,  pubUc  mêlé,  varié,  pittoresque, 
qu'on  ne  trouve  qu'à  Paris.  C'étaient  des  employés 
avec  leur  famille  ;  de  vieux  messieurs  propres  et 
râpés,  à  barbe  blanche,  des  hommes  de  lettres,  des 
artistes,  et  nombre  de  jeunes  ouvriers  appartenant 
à  cette  élite  du  prolétariat  vm.  peu  éduquée  par  les 
métiers  de  science  et  d'art,  assidue  aux  cours 
du  soir,  aux  bibhothèques  municipales.  Ceux- 
là,  sans  doute,  dans  un  autre  milieu  social, 
eussent     acquis    le    développement     intellectuel 


HELLÊ  265 

résen^é  aux  jeunes  hommes  de  la  bourgeoisie,  qui, 
même  pauvres,  ont  le  loisir  des  longues  études,  le 
bénéfice  d'une  éducation  plus  délicate.  Ils  représen- 
taient, évidemment,  la  jeune  fleur  du  peuple,  des 
types  encore  exceptionnels.  Beaucoup  de  leurs 
camarades  devaient  se  prélasser  à  cette  heure, 
devant  des  tables  de  cafés  ou  des  billards,  dans  une 
atmosphère  de  tabac,  de  jurons  et  de  gros  rires. 

Le  public  féminin,  plus  encore,  m'intéressa.  Je 
remarquai  des  ouvrières,  venues  avec  leurs  frères 
ou  leurs  amis.  Leurs  métiers,  n'exigeant  qu'un 
apprentissage  tout  matériel,  avaient  dû  exercer 
seulement  leurs  doigts  et  cet  instinct  spécial  aux 
femmes  qui  est  comme  l'embrj^on  du  sentiment 
esthétique.  Combien  différentes  de  leurs  voisines, 
filles  et  femmes  de  vingt-cinq  à  trente  ans,  au  visage 
grave,  au  teint  fané,  aux  yeux  brillants  d'intelli- 
gence !  C'étaient  des  institutrices,  des  employées 
d'administration,  instruites,  bien  élevées,  bour- 
geoises par  les  origines  et  les  habitudes,  déclassées 
par  la  pauvreté  et  le  travail.  Celles-là,  à  qui  la 
médiocrité  de  leur  fortune  interdisait  les  théâtres 
et  les  salons,  trouvaient  ici  une  compensation  aux 
tâches  routinières,  aux  mesquineries  de  leur  con- 
dition. Elles  apportaient  aux  conférences  des 
sensibilités  plus  fines,  des  esprits  facilement  ouverts 
aux  émotions  d'art. 

La  salle  était  presque  pleine.  Je  m'assis  à  l'angle 


266  HELLÊ 

du  dernier  banc,  près  du  mur,  songeant  à  part  moi 
aux  réceptions  de  madame  de  Nébriant,  aux  dîners 
unicolores.  Avec  quel  dédain  compatissant  la 
baronne  et  ses  convives  eussent  considéré  les  gens 
qui  m'entouraient  ! 

J'écoutais  les  dialogues,  j'obser\'ais  les  phy- 
sionomies, je  surprenais  les  impressions. 

—  C'était  beau  la  dernière  fois. 

—  Il  y  avait  un  peu  trop  de  musique  pour  mon 
goût.  J'aime  mieux  la  poésie. 

—  Oh  !  la  musique,  disait  une  femme,  ça  fait 
pleurer. 

—  C'est  monsieur  Genesvrier  qui  parlera  ce 
soir? 

—  Oui. 

—  Ah  !  veine  !  fit  une  modiste  de  vingt  ans...  au 
moins  on  l'entend,  celui-là  !  C'est  pas  comme  le 
jeune  qui  bredouille. 

—  M'sieu  Saintis. 

—  Oui.  Il  est  bien  gentil,  mais  y  a  pas  à  dire, 
il  bredouille. 

—  La  demoiselle  en  rose  sa  chanter. 

—  EUe  a  une  voix,  une  voix  !... 

—  J'aime  bien  quand  c'est  triste,  dit  la  femme 
qui  avait  déjà  parlé. 

—  C'est  aussi  joH  qu'au  théâtre  et  puis  ça  ne 
coûte  rien...  Tiens,  madame  Peyron,  vous  êtes  là  ? 

—  C'est  à  cause  de  mon  fils.  Moi,  vous  comprenez. 


HELLÉ  267 

c'est  trop  savant  pour  moi  ou  bien  je  suis  trop  vieille 
pour  comprendre.  Eugène,  lui,  il  a  de  T instruction  ; 
il  est  toujours  dans  les  livres.  De  mon  temps,  c'était 
pas  comme  ça. 

—  Et  votre  aîné  ? 

—  Toujours  gouape...  Ah  !  celui-là,  ce  qu'il  s'en 
moque  de  la  musique  ! 

—  Vous  avez  pas  de  chance  avec  lui.  Heureuse- 
ment que  vous  avez  Eugène. 

—  Faut  les  prendre  comme  y  sont.  Eugène,  c'est 
un  bon  sujet,  un  garçon  comme  il  n'y  en  a  pas  deux. 
Ferdinand  est  bien  plus  dur...  mais  pas  méchant, 
vous  savez. 

Un  jeune  homme  et  une  vieille  dame  causaient 
derrière  moi  : 

—  Celui-là,  à  droite,  c'est  monsieur  Saintis.  Je  le 
connais.  Il  a  été  professeur  de  philosophie  en  pro- 
vince. Il  fait  du  journalisme  maintenant...  L'autre, 
celui  qui  a  de  grands  cheveux,  c'est  Mariot,  de  la 
Mevtte  rouge.  ^ 

—  Un  poète  ? 

—  Oui,  madame.  Et  la  jeune  fille  en  rose,  c'est 
mademoiselle  Dumesnil. 

—  Une  actrice  ?      , 

—  Non,  la  fille  d'un  sculpteur.  Tenez,  le  père 
Dumesnil  est  ici,  au  second  rang. 

—  Et  l'autre  dame  ? 

—  Elle  tient  le  piano,  mais  elle  n'est  pas  pianiste 


268  HELLÉ 

de  métier.  C'est  une  féministe,  Marie  Chauvel,  la 
conférencière. 

—  Et  monsieur  Genesvrier  ? 

—  Il  est  en  retard...  Il  doit  venir  avec  Louis 
Grannis. 

—  Le  célèbre  Grannis  ? 

—  Le  poète  Grannis  lui-même.  Il  s'intéresse 
beaucoup  à  ces  auditions. 

—  Vous  connaissez  monsieur  Genesvrier  ? 

—  Oui,  madame.  Je  suis  étudiant  en  médecine. 
J'ai  connu  monsieur  Genesvrier  chez  un  ami  malade 
que  je  soignais. 

—  Et  que  pensez-vous  de  lui  ? 

—  Je  l'admire,  madame,  je  l'admire  infiniment. 

—  J'ai  lu  un  journal  où  l'on  disait  du  mal  de  lui. 

—  Tous  les  hommes  supérieurs  ont  des  ennemis. 
Antoine  Genesvrier  est  très  aimé  par  la  jeunesse. 
C'est  un  apôtre,  c'est  une  âme  antique  !  Et  quel 
grand  écrivain.  Vous  avez  lu  le  Pauvre,  madame  ? 

—  Non.  ^ 

—  Il  faut  lire  cela...  Regardez,  voici  Genesvrier 
qui  entre  avec  Grannis.  Grannis,  c'est  le  plus  âgé, 
celui  qui  est  décoré. 

—  Il  est  académicien  ? 

—  Oui,  madame, 

—  Ah  !  fit  la  dame  avec  vénération. 

Le  gaz  surchauffait  l'atmosphère.  Je  relevai 
ma   voilette   pour   regarder.    Antoine   était   déjà 


HELLÊ  269 

sur  Testrade.  Dans  la  lumière  crue  qu'un  abat-jour 
vert  rabattait  sur  lui,  son  visage,  jeune  encore, 
m'apparut  marqué  des  stigmates  d'une  fatigue  qui 
l'avait  vieilli  en  quelques  mois. 

Assis  à  la  petite  table,  il  parla.  Il  remercia  Gran- 
nis  d'être  venu,  et,  sans  emphase,  sans  obséquio- 
sité, il  rappela  la  glorieuse  carrière  du  poète.  Puis 
il  raconta  en  quelques  mots  l'histoire  de  ces  con- 
férences, les  difficultés  vaincues,  les  enthousiasmes 
suscités,  les  collaborateurs  afïiuant  en  foule. 

Ce  préambule  terminé,  Antoine  feuilleta  les 
papiers  étalés  devant  lui  et  lut  une  brève  notice 
sur  une  symphonie  de  Beethoven,  dont  madame 
Chauvel  devait  jouer  l'andante.  J'admirai  l'art 
qu'il  avait  mis  à  choisir  les  termes  de  son  discours, 
pour  exprimer  le  plus  clairement  possible  le  carac- 
tère du  fragment  musical.  C'était  un  morceau 
assez  court,  composé  de  phrases  mélodiques  si 
larges,  si  pures,  que  la  beauté  en  était  accessible 
à  presque  tous  les  auditeurs.  Pour  chaque  numéro 
du  programme,  la  même  petite  cérémonie  se  répéta, 
une  scène  de  Jules  César,  de  Shakespeare,  la 
lecture  d'une  très  belle  page  de  Michelet,  la  Mort 
du  Loup,  de  Vigny,  le  monologue  de  don  César  de 
Bazan  au  quatrième  acte  de  Ruy  Blas,  un  quatuor 
de  Haydn,  émurent  Tauditoire  masculin.  Les 
femmes  applaudirent,  de  préférence,  des  fragments 
de  V  Orphée   de   Gluck,  un   nocturne   de   Chopin, 


270  HELLÊ 

quelques  pièces  de  poésie  tendres  et  élégiaque^,  et 
la  fameuse  scène  du  Dépit  amoureux.  Mais  quand 
Louis  Grannis  se  leva  et  lut  lui-même  le  plus 
populaire  de  ses  poèmes,  le  public  de  la  salle  et 
celui  de  l'estrade  s'associèrent  spontanément  pour 
lui  faire  une  chaude  et  touchante  ovation.  Alors 
l'académicien  s'avança  jusqu'au  bord  de  l'estrade 
et  fît  signe  qu'il  voulait  parler. 

Il  remercia  d'abord  avec  une  émotion  visible, 
puis  il  dit  sa  joie,  sa  surprise,  à  constater  un  essai 
de  rapprochement,  entre  les  artistes  et  le  peuple, 
et  il  rendit  hommage  à  l'instigateur  de  ce  rap- 
prochement, à  l'homme  de  bien,  à  l'homme  de 
talent  que  les  mandarins  de  la  Httérature  et  les 
aventuriers  de  la  politique  pouvaient  méconnaître, 
mais  que  tous  les  gens  de  cœur  applaudissaient, 
encourageaient,  car  il  faisait  œuvre  de  justice  en 
initiant  le  peuple  à  la  beauté. 

«  Les  théâtres  sont  inaccessibles  aux  pauvres  ; 
les  livres  sont  incompréhensibles  aux  ignorants. 
L'art  existe  seulement  pour  une  élite  qui  lui 
demande  tantôt  des  jouissances  et  tantôt  des  con- 
solations. Ce  sont  ces  consolations  et  ces  jouissances 
que  monsieur  Antoine  Genesvrier  vous  offre  ; 
et  il  vous  enseigne  à  les  comprendre,  à  les  goûter. 
Il  extrait  pour  vous,  du  vaste  trésor  artistique, 
patrimoine  du  genre  humain,  les  parcelles  les 
plus  parfaites,  les  plus  pures,  les  plus  facilement 


HELLÉ  271 

assimilables.  Ceux  d'entre  vous  qui,  par  d'heureuses 
dispositions  intellectuelles  ou  un  degré  de  culture 
supérieur,  goûtent  déjà  ces  nobles  plaisirs,  s'asso- 
cieront à  l'effort  de  monsieur  Genesvrier  et  de  ses 
collaborateurs.  Ils  seront  les  agents  d'une  féconde 
propagande  ;  ils  initieront  leurs  camarades  moins 
favorisés.  Artisans,  ouvriers,  vous  trouverez  ici, 
mieux  qu'au  cabaret,  mieux  qu'au  brutal  spectacle 
des  cafés-concerts,  le  délassement  du  labeur 
quotidien,  l'oubli  de  la  vie  dure  et  médiocre, 
l'émotion  sacrée,  la  gaieté  qui  n'avilit  pas.  Vous 
apprendrez  à  connaître  ces  hommes  qui  travaillent 
et  luttent  comme  vous  et  que  vous  traitez  en 
étrangers,  en  «  bourgeois  &,  sans  vous  apercevoir 
que  leurs  vœux  tendent  à  réaliser  les  vôtres.  Eux- 
mêmes,  à  leur  tour,  artistes,  écrivains,  ouvriers  de 
la  pensée,  renouvelleront,  rajeuniront  leur  talent 
au  contact  de  l'âme  populaire. 

«  Je  ne  puis  vous  dire,  mesdames  et  messieurs, 
avec  quel  sentiment  de  joie  et  de  confiance  je 
quitterai  cette  salle,  où  j'ai  entrevu  l'alliance 
de  Tart  et  de  la  vie,  l'oubli  des  haines  sociales 
par  la  fraternisation  des  intelUgences,  qui  promet 
la  fraternité  des  cœurs  et  l'ébauche  des  grandes 
fêtes  futures  où  communiera  l'humanité.  » 

Je  n'attendis  pas  que  le  flot  des  visiteurs, 
par  la  porte  rouverte  toute  grande,  se  précipitât. 
Baissant  ma  voilette,  ramenant  sur  ma  poitrine 


272  HELLÉ 

les  plis  de  mon  manteau,  je  glissai  à  travers 
le  vestibule  comme  une  ombre.  Le  noir  et  le  vide 
des  rues,  à  cette  heure  tardive,  me  firent  peur. 
Je  hélai  une  voiture  et  me  fis  conduire  chez  moi. 

Dès  que  j'eus  changé  de  vêtements,  sans  ré- 
veiller Babette,  je  descendis  au  rez-de-chaussée 
et  j'ouvris  la  porte  de  la  bibhothèque,  où  je  n'étais 
pas  entrée  depuis  tant  de  jours.  Une  bouffée 
d'air  froid  me  fit  frissonner  sous  mon  peignoir 
et  agita  la  double  flamme  du  candélabre  que 
j'élevais  au-dessus  de  ma  tête  en  avançant. 

Je  posai  le  flambeau  sur  la  table  et,  debout, 
appuyée  au  fauteuil,  je  regardai  les  yeux  vacillants 
de  la  lumière  projeter  jusqu'au  plafond  la  silhou- 
ette bizarre  des  meubles,  la  forme  exagérée  du 
buste  de  Platon.  Sur  la  haute  cheminée,  presque 
au  niveau  de  mes  cheveux,  la  Pallas  d'Olympie 
continuait  sa  méditation.  L'aspect  de  la  pièce 
me  parut  nouveau,  étrange,  quasi  surnaturel. 
Une  moiteur  légère  perla  sur  mes  tempes,  à  la 
racine  de  mes  cheveux,  mais  je  surmontai  cette 
défaillance.  Les  mains  jointes  comme  pour  la 
prière,  j'appelai  de  toutes  les  silencieuses  voix 
de  l'âme  l'Ombre  que  j'étais  venue  invoquer. 

«  Si  quelque  chose  de  vous  survit,  ô  mon  cher 
oncle,  si  la  pensée  de  votre  enfant  peut  s'unir  à 
votre  pensée  devenue,  hors  des  hens  du  corps, 
votre   réalité  immortelle,   n'est-ce  pas  entre  ces 


HELLÉ  273 

murs,  panni  ces  choses  vénérables  où  se  complut 
votre  prédilection  ?  Et  si  cette  pensée  même, 
comme  meurt  la  flamme  avec  la  lampe,  fut  dis- 
soute dans  la  matière  avec  le  corps  qu'elle  anima, 
ici  je  puis  vous  ressusciter  par  le  miracle  de  la 
tendresse  dans  la  seconde  vie  du  souvenir. 

«  Voici  l'heure  décisive  de  mon  existence, 
l'heure  prévue  et  redoutée,  lorsque  parmi  les 
fleurs  de  la  Châtaigneraie  vous  m'enseignâtes 
le  sens  de  ma  vie  et  la  loi  du  futur  amour.  Cette 
loi,  je  la  pressentais  à  peine  quand,  devant  la 
splendeur  du  soir  sur  les  champs,  devant  l'éveil 
de  l'aube  sur  la  ville,  je  dédiai  ma  virginité  au 
héros  annoncé  par  vous. 

«  Vous  rêviez  à  lui  dès  mon  enfance,  en  m'ex- 
pHquant  Plutarque  sous  le  vieux  figuier.  C'est 
pour  lui  que  vous  m'avez  faite  sage,  forte  et  pure  ; 
c'est  pour  lui  que  vous  avez  taillé,  dans  un  marbre 
incorruptible,  la  statue  idéale  qu'il  devait  animer 
en  la  touchant. 

«  O  mon  père,  ô  mon  maître,  il  est  venu  le 
héros.  J'avais  cru  le  reconnaître  sous  une  forme 
mensongère,  et  la  route  que  j'allais  prendre  m'eût 
à  jamais  éloignée  de  lui.  Éclairée  enfin,  je  reviens 
à  celui  que  vous  aiiriez  élu  dans  le  secret  de  votre 
âme,  à  celui  qui,  pauvre  et  méconnu  des  hommes, 
a  su  vivre  ime  vie  supérieure  et  créer  en  soi-même 
un  demi-dieu. 


274  HELLÉ 

«  Sa  présence  m'avait  frappée  de  crainte.  Je  ne 
savais  pas  que  je  l'aimais.  Mais,  parmi  les  autres 
hommes,  je  sentais  ma  solitude  ;  je  trouvais 
le  désert  partout  où  il  n'était  pas.  Exilée  dans 
un  monde  étranger,  subissant  sans  la  comprendre 
une  mystérieuse  nostalgie,  j'ai  vu  peu  à  peu  surgir 
à  travers  mes  troubles  et  m.es  tristesses  sa  beauté, 
sa  grandeur,  sa  force.  Et  votre  prédiction  fut 
accomplie  :  j'arrivai  à  l'amour  par  l'admiration. 

«  Une  rumeur  a  passé  dans  le  nocturne  silence  ; 
la  double  flamme  palpite  sous  un  souffle  de  l'au 
delà.  Maître,  Père,  est-ce  vous  ?  Est-ce  votre 
âme  qui  descend  de  l'Étoile  mystique  ou  qui 
monte  du  noir  séjour  des  morts?  Bénissez  votre 
fille  qui  s'éveille  d'un  songe  de  vingt  ans  et  s'en 
va,  au  bras  de  l'élu,  vers  la  vie.  » 


XXX 

—  Mademoiselle  Hellé  !  s'écria  Marie  Lami- 
rault  ouvrant  la  porte  de  Genesvrier...  En  voilà 
une  surprise  !  C'est  monsieur  Antoine  qui  sera 
content  ! 

—  Il  est  là,  Marie  ? 

—  Non,  mademoiselle,  mais  il  va  rentrer... 
Vous  savez,  je  viens  l'après-midi  faire  le  ménage, 
entrez  !  Le  petit  Pierre  est  ici.  Il  joue  dans  le 
corridor.  Viens,  Pierrot,  viens,  mon  petit  homme. 

Le  gros  bambin  se  pendait  à  ma  robe  :  je  le 
pris  dans  mes  bras  et  je  l'emportai  jusque  dans 
le  cabinet  d'Antoine,  où  la  mère,  riant  de  plaisir, 
me  suivit. 

—  Mademoiselle  a  un  peu  pâli...  Ah  !  j'ai  bien 
pensé  à  mademoiselle,  à  Babette,  à  la  maison 
de  là-bas  et  à  ce  pauvre  monsieur  Sylvain,  qui 
était  si  bon  1 

—  Et  votre  travail,  Marie  ? 

—  Ça  va,  comme  ci,  comme  ça,  pas  trop  fort. 
J'en  profite  pour  tenir  un  peu  la  maison  de  mon- 


276  HELLÊ 

sieur  Antoine,  à  cause  qu'il  est  mon  voisin.  Je 
viens  quand  il  n'est  pas  là,  parce  qu'il  n'aime 
pas  que  je  le  dérange. 

Le  petit  Pierre,  qui  ne  me  reconnaissait  plus, 
me  regardait  d'un  air  inquiet.  Je  soulevai  les 
boucles  brunes  qui  retombaient  sur  son  front, 
et  longuement  je  le  contemplai,  — •  non  pour 
écarter  un  doute  qui  n'effleurait  plus  mon  cœur, 
mais  pour  savourer  la  certitude.  Je  contemplai 
ce  joli  visage  mat  et  rosé  qui  reproduisait 
les  traits  maternels,  et  les  yeux  espiègles,  d'un 
beau  vert  bleuâtre,  tout  pareils,  m'avait  dit 
Marie,  aux  yeux  de  Louis  Florent.  Une  joie 
délicieuse  m'envahit,  et  j'embrassai  le  petit 
Pierre. 

—  N'est-ce  pas,  mademoiselle,  il  a  bien  grandi  ? 
Il  est  beau. 

—  Très  beau,  Marie,  il  vous  ressemble...  Cher 
Pierrot  !  il  ne  me  reconnaît  plus.  C'est  que  je 
l'ai  un  peu  négUgé  cet  hiver.  Nous  redeviendrons 
amis,  nous  reprendrons  nos  bonnes  habitudes... 
puisque  je  ne  me  marie  pas. 

—  Alors,  murmura  Marie,  c'est  vrai  que... 

—  Oui,  c'est  vrai.  Je  reste  fille,  ma  bonne 
Marie,  à  moins  que  je  ne  trouve  un  mari  qui  me 
convienne  tout  à  fait...  A  propos,  parlez-moi  de 
monsieur  Antoine.  Comment  va-t-il  ? 

—  Assez  bien,  mademoiselle.  Il  se  donne  beau- 


HELLÊ  277 

coup  de  mal  avec  ses  livres.  Et  puis  il  a  eu  de 
l'ennui,  naturellement. 

—  Dites-moi  la  vérité,  Marie,  il  le  faut,  mon- 
sieur Genesvrier  vous  a-t-il  parlé  de  moi  ? 

—  Oui...  il  m'a  demandé  si  j'avais  de  vos  nou- 
velles, par  Babette.  Il  espérait  tous  les  jours  une 
lettre.  Oh  !  il  était  bien  inquiet. 

—  Et  madame  Marboy  ? 

—  Elle  est  venue  voir  monsieur  Genesvrier. 
Je  le  sais  parce  que  j'étais  là.  Je  crois  qu'ils  sont 
un  peu  fâchés  ensemble. 

—  Bon,  nous  arrangerons  cela.  Mais  faites 
comme  si  je  n'étais  pas  ici  ;  achevez  votre  ouvrage. 

—  C'est  tout  fini,  mademoiselle,  j'allais  m'en 
aller. 

—  Eh  bien,  partez,  j'attendrai  monsieur  Antoine. 
Elle  habilla  son  fils,  me  souhaita  le  bonjour 

et  s'en  alla. 

J'étais  seule  chez  Antoine,  dans  ce  petit  logement 
où  j'avais  passé  près  de  lui  des  heures  studieuses 
et  douces,  où  j'avais  apporté  l'amour  et  laissé  la 
douleur.  Comme  au  jour  lointain  de  ma  première 
visite,  la  claire  lumière  de  mars,  par  les  vitres 
hautes,  entrait  largement.  La  bande  de  moineaux 
pépiait  dans  les  jardins  du  presbytère.  La  grosse 
lampe  de  cuivre  était  toute  prête  sur  la  table 
de  travail  ;  les  livres  étageaient  leurs  reliures 
multicolores.  Sur  le  marbre  noir  de  la  cheminée, 


278  HELLÊ 

l'Esclave  de  Michel- Ange  gonflait  ses  muscles 
douloureux  en  face  du  cadre  brun  où  le  génie 
de  la  Mélancolie  fermait  ses  ailes  lasses  et  son- 
geait, couronné  d'ache  et  de  verveine. 

Une  paix  monastique  régnait  en  ce  lieu,  ce 
silence  que  j'aimais,  favorable  à  l'étude,  au  rêve, 
au  chaste  secret  des  fortes  amours.  Avec  quelle 
joie  intime  et  délicieuse  je  retrouvais  les  meubles 
de  chêne  bruni,  la  tenture  verdâtre,  la  fraîcheur 
des  nattes  sur  le  carreau  usé  !  Longtemps,  long- 
temps j'attendis.  Le  soleil  s'abaissa.  Six  heures 
sonnèrent  à  Saint-Étienne. 

Enfin  une  clef  tourna  dans  la  serrure,  des 
pas  retentirent,  la  porte  s'ouvrit,  et,  sur  le  seuil 
en  face  de  moi,  je  vis  Antoine. 

Il  restait  pétrifié.  Élancée  à  demi  vers  lui, 
je  ne  trouvais  point  de  paroles.  Nous  étions  face 
à  face,  muets  dans  un  silence  où  nous  aurions 
pu  entendre  le  double  battement  rythmique  de 
nos  cœurs. 

—  Que  se  passe-t-il,  Hellé  ?  demanda-t-il  enfin 
d'une  voix  altérée...  Avez-vous  besoin  de  moi  ? 
Parlez  librement. 

—  Je  suis  à  Paris  depuis  quatre  jours...  Je 
n'ai  pas  osé  venir,  et  je  ne  voulais  pas  écrire... 
Aujourd'hui  enfin.,. 

L'anxiété  creusait  le  pli  de  son  front.  Il  posa  son 
chapeau  sur  la  table  et  revint  s'asseoir  près  de  moi. 


HELLÊ  279 

—  Parlez.  Je  suis  tout  à  vous,  malgré  votre 
cruel,  votre  inexplicable  silence,  que  je  ne  savais 
comment  interpréter.  Quoi  que  vous  ayez  à  me 
dire,  souvenez- vous  que  je  suis  votre  ami. 

Le  sentiment  de  ce  qu'il  avait  souffert  par 
moi  oppressa  mon  âme,  devant  ce  visage  stoïquC; 
mais  strié  de  rides  fines  et  pâli  par  les  nuits  d'an- 
goisses muettes,  par  les  jours  de  travail  acharné, 
par  le  drame  ignoré  de  la  douleur. 

—  Hellé,  reprit-il  doucement,  j'ai  ouï  dire  des 
choses  étranges...  Vous  avez  rompu  vos  fiançailles 
avec  Clairmont  ? 

Je  fis  un  signe  afîirmatif . 

—  Madame  Marboy  me  l'a  raconté,  et  je  n'ai 
rien  compris  aux  commentaires  dont  elle  ac- 
compagnait son  récit...  Elle  m'a  presque  accusé 
d'être  intervenu  dans  vos  amours,  de  vous  avoir 
poussée  à  la  révolte.  Elle  parlait  par  allusions 
mystérieuses  et  semblait  ne  dire  les  choses  qu'à 
moitié.  Je  ne  sais  rien  de  plus,  Hellé.  Marie  La- 
mirault  m'a  appris  votre  départ.  J'ai  été  mille 
fois  tenté  de  vous  écrire  ;  mais  vous  m'aviez 
promis  une  lettre  qui  n'arrivait  pas,  et,  je  vous 
l'avoue,  j'ai  eu  peur...  Ah  !  j'ai  vécu  trois  mois 
de  cauchemar,  ma  pauvre  amie  ! 

Des  larmes  montèrent  à  mes  yeux.  Il  me  con- 
sidérait en  silence. 

—  Vous   pleurez  I    dit-il...    Qu'avez-vous    fait, 


28o  HELLÉ 

imprudente  ?  Par  quel  caprice  avez -vous  détmit 
un  bonheur  que  vous  regrettez  sans  doute  ? 
Vous  pleurez,  donc  vous  aimez  encore,  et  je 
devine... 

Je  secouai  la  tête. 

—  Ah  !  dit-il  avec  un  sourire  navré,  vous  que 
je  croyais  sage  et  forte,  l'amour  vous  ramène 
des  chagrins  d'enfant.  Vous  boudez  contre  votre 
cœur...  Mais  qu'avez- vous  donc,  Hellé  ?  Votre 
peine  est  donc  si  vive  !  Vous  ne  pouvez  parler  ? 
Eh  bien  !  pleurez,  si  cela  vous  fait  du  bien.  Je  ne 
vous  questionnerai  pas  davantage.  Je  sais  seule- 
ment que  vous  êtes  malheureuse,  et  que  je  vou- 
drais vous  consoler.  N'étais-je  pas,  naguère,  votre 
meilleur  ami  ?  Comme  vous  êtes  maigrie  et  pâle, 
mon  enfant  ! 

Bouleversée  par  l'émotion,  la  tête  perdue,  ne 
sachant  plus  que  dire,  je  cachais  mon  front  dans 
mes  mains.  Il  les  écarta,  comme  pour  m 'encourager 
aux  confidences,  et  je  vis  resplendir  sur  son  visage 
la  beauté  poignante  de  l'amour  et  de  la  pitié. 
Nous  nous  taisions  tous  deux,  mais,  d'un  mouve- 
ment gauche  et  tendre  que  je  ne  calculai  pas,  je 
voulus  détourner  la  tête,  et  je  rencontrai  l'épaule 
d'Antoine  où  j'appuyai  mon  front  rougissant. 

Il  balbutiait  : 

—  Hellé... 

Je  le  sentis  frémir  tout  entier...  Sa  main,  im- 


HELLÉ  .  281 

périeuse  et   apaisante,   pesa  doucement  sur  mes 
cheveux. 

—  Dites-moi  tout,  amie  !  (Sa  voix  basse  trem- 
blait un  peu.)  Je  n'ai  point  changé.  Plus  qu'autre- 
fois, s'il  est  possible,  je  vous  veux  heureuse, 
ardemment.  Votre  oncle  ne  vous  a-t-il  pas  confiée 
à  ma  tendresse  ?...  Vous  savez  que  je  n'ai  point 
de  rancune...  et  que  je  vous  aime  toujours... 
Et  c'est  justement  parce  que  je  vous  aime  que 
je  compatis  à  votre  détresse.  Je  ne  puis  vous 
voir  pleurer,  cela  me  fait  mal,  et  pourtant  !  Ces 
larmes  qui  coulent  pour  un  autre,  ces  larmes 
qui  me  brûlent  le  cœur,  ah  î  Hellé,  c'est  avec 
une  joie  amère,  étrange,  que  je  vous  les  vois 
verser  près  de  moi.  Si  vous  êtes  accourue  ici, 
dans  le  paroxysme  de  la  tristesse,  c'est  que 
je  ne  suis  pas  devenu  pour  vous  un  étranger. 
Hélas  !  ma  pauvre  petite,  je  suis  bien  impuissant 
et  malhabile  à  vous  consoler.  Je  parle  mal.  Les 
mots  me  trahissent...  Hellé,  Hellé,  est-ce  bien 
vous?  Je  ne  puis  croire  à  votre  présence...  De- 
main, quand  vous  aurez  oublié  votre  chagrin 
et  ces  larmes  et  celui  qui  n'osa  point  les  essuyer, 
demain  se  refermera  pour  jamais  le  cercle  de  mes 
rêves  solitaires.  Je  vous  chercherai  dans  ma 
maison  où  je  n'espérais  plus  vous  revoir...  où 
sans  doute  vous  ne  reviendrez  plus...  Et  je  souf- 
frirai. Hélas  !  je  ne  suis  qu'un  homme  et  je  connais 


282  HELLÊ 

ces  crises  qui  détendent  le  plus  mâle  courage,  la 
plus  ferme  volonté...  Mais  je  vous  aurai  revue, 
amie.  J'aurai  touché  ces  petites  mains,  ces  cheveux 
blonds...  Ah  !  pleurez  longtemps,  restez  longtemps 
ainsi...  si  vous  saviez...  La  vie,  la  vie  inclémente 
me  donne,  en  cette  brève  minute,  plus  que  je 
n'osais  lui  demander  ! 

Mes  larmes,  non  plus  acres,  mais  délicieuses, 
coulaient  toujours,  prolongeant  l'erreur  de  Genes- 
vrier.  Gagné  peu  à  peu  par  mon  trouble,  il  révélait 
sa  passion  en  d'involontaires  aveux  dont  l'accent 
inconnu  me  surprenait  dans  cette  bouche.  Il  ne 
songeait  plus  à  me  demander  le  récit  que  je  ne 
songeais  plus  à  lui  faire.  La  nouveauté  des  émo- 
tions qui  nous  agitaient,  le  langage  passionné 
d'Antoine,  sa  voix,  son  regard,  son  contact  me 
jetaient  dans  une  sorte  de  vertige.  «  Est-ce  bien 
l'impassible  Genesvrier  ?  »  me  disais-je,  oubliant 
qu'il  pouvait  me  répondre  :  «  Est-ce  bien  la  froide 
HeUé  ?  & 

Je  relevai  la  tête,  nos  regards  se  rencontrèrent... 

—  Antoine  !  vous  m'aimez  encore,  vous  m'ai- 
merez toujours  ! 

Cri  de  joie  qu'il  prit  pour  Texplosion  vani- 
teuse du  triomphe  féminin.  Ce  cri  fouetta  sa 
fierté.  Il  devint  pâle  ;  ses  lèvres  se  serrèrent  : 

—  Je  ne  pensais  point  que  cela  dût  tant  vous 
réjouir  ! 


HELLÊ  283 

Sa  main  s'ouvrit,  libérant  ma  main  que  je 
ne  retirai  pas.  Alors  je  me  laissai  glisser  à  genoux, 
sur  la  natte  fine,  et  souriant  à  travers  mes  pleurs, 
je  murmurai  : 

—  Que  votre  amour  me  réjouisse,  Antoine, 
ah  !  vous  n'en  pouvez  douter.  Regardez-moi 
bien,  voyez  mon  trouble,  ma  honte,  ma  joie... 
Comment  formuler  ce  que  je  voudrais  dire? 
Ne  saveZ'Vous  plus  deviner  les  cœurs?  Ne  me 
demandez  pas  des  détails  que  vous  apprendrez 
plus  tard,  demain,  quand  nous  aurons  le  loisir 
de  parler  des  autres...  Ce  qui  est  arrivé?...  Oh! 
c'est  bien  simple  :  j'ai  cru  aimer  un  homme  char- 
mant, faible,  indécis  et  léger.  A  l'épreuve  de  la 
vie,  je  l'ai  trouvé  médiocre  par  le  caractère,  lâche 
devant  les  forts,  injuste,  inconscient,  prêt  à  des 
compromissions  que  je  réprouvais...  J'ai  reconnu 
que  j'avais  aimé  en  lui  ma  propre  chimère,  le 
vain  mirage  de  mon  incertain  idéal...  Et  voici 
que  j'ai  brisé  la  chaîne  fragile  qui  me  liait  à  l'é- 
tranger, voici  que  je  vous  reviens,  Antoine,  pour 
rattacher,  si  vous  le  voulez  encore,  notre  passé  à 
notre  avenir.  Dans  la  retraite  où  j'ai  vécu 
depuis  deux  mois,  chaque  jour,  par  la  pensée, 
je  me  suis  rapprochée  de  vous.  Des  ignorants 
ont  pu  vous  méconnaître,  et  des  misérables 
vous  calomnier.  Par  la  seule  force  de  la  vérité 
vous  m'êtes  apparu  tel  que  vous  êtes,  plus  grand 


284  HELLÉ 

que  tous  les  hommes,  à  la  hauteur  de  mon  rêve 
d'amour. 

Il  restait  stupéfait,  sans  paroles,  n'osant  com- 
prendre, n'osant  croire  au  bonheur  inattendu 
qui  le  foudroyait. 

—  Antoine,  regardez-moi  !  Je  suis  près  de 
vous,  les  larmes  aux  yeux,  les  mains  jointes, 
vous  offrant  en  toute  humilité  de  cœur  mon 
âme,  ma  personne,  ma  vie,  vous  suppliant  de 
m'associer  à  votre  œuvre,  de  m'élever  à  vous, 
de  me  pardonner. 

Il  cria  : 

—  HeUé  !  Hellé,  que  je  croyais  perdue...  Mon 
unique,  mon  étemel  amour. 

L'ombre  se  levait  aux  angles  de  la  chambre. 
Elle  effaçait  les  nuances,  elle  reculait  les  formes 
dans  une  vapeur  cendrée  et  mystérieuse,  comme 
pour  isoler  l'amour  hors  de  la  réalité.  Tout  près 
de  nous,  au-dessus  du  divan,  je  croyais  distinguer 
encore  le  petit  cadre,  l'ange  sombre  d'Albert 
Durer,  la  ^lélancolie  forte  et  grave  en  qui  j'avais 
salué  le  génie  de  ce  lieu.  L'ombre  gagna  :  le  cadre 
disparut,  l'ange  symbolique  s'évanouit  dans  les 
ténèbres  où  régna  seul  l'inti-us  divin,  l'Amour. 
Et  j'étais  dans  les  bras  d'Antoine.  Il  tenait,  sur 
sa  poitrine  soulevée  d'un  grand  souffle  palpitant, 
la  belle  proie  virginale  enfin  soumise  et  vaincue. 
Il  possédait  les  yeux   naguère  impénétrables,   la 


HELLÉ  285 

fleur  ouverte  des  lèvres,  la  splendeur  étincelante 
des  cheveux.  Lui-même  rayonnait,  beau  de  son 
bonheur,  de  sa  force,  de  sa  jeunesse  ressuscitée, 
beau  de  son  âme  héroïque,  —  et  dans  l'ombre 
où  nos  yeux  seuls  brillaient  encore  je  reconnus 
celui  que  j'attendais. 


XXXI 

Je  le  ferme  sur  cette  heure  inoubliable,  le 
livre  de  mes  jeunes  souvenirs,  écrit  dans  le  silence 
et  les  parfums  de  la  Châtaigneraie,  pendant 
le  long  mois  de  solitude  où  mon  bien-aimé  com- 
pagnon a  dû  voyager  loin  de  moi. 

Chaque  année,  je  reviens  ici,  après  l'austère 
et  laborieux  hiver,  me  retremper  dans  la  fraî- 
cheur de  l'air  natal,  dans  la  fraîcheur  de  mes 
rêves  d'enfance.  Rien  n'a  changé,  ni  la  maison 
vénérable,  ni  le  jardin,  ni  le  vieux  puits  où  brille 
un  disque  frémissant  sous  un  cercle  de  mousse 
humide,  ni  les  marches  auprès  du  mur  où  je 
m'asseyais  le  soir,  dans  l'or  du  couchant,  pensive 
et  souhaitant  un  surhumain  amour. 

Le  figuier  séculaire  étend  ses  branches,  et  les 
grosses  figues  violettes  tombent  dans  l'herbe 
avec  un  bruit  doux.  Un  bel  enfant  les  recueille 
une  à  une  et  parfois  me  les  montre  en  riant. 
Robuste  et  gai,  révélant  sa  forte  race,  il  a  mes 
traits,  mes  yeux,  avec  de  beaux  cheveux  sombres 
et  le  vaste  front  paternel. 


HELLÉ  287 

Je  te  regarde,  cher  petit  Antoine-Sylvain  ; 
mon  cœur  maternel  se  gonfle  de  félicité,  et  je 
songe  au  mot  prophétique  écrit  par  Michelet  au 
livre  de  V  Amour  : 

«  C'est  sans  nul  doute  du  plus  haut  amour 
volontaire  que  furent  conçus  les  héros.  & 

Paris,  mai-juillet  1898. 


FIN 


V^lson 

Calmafîn-Lévy 

Éditeurs 

Éditeurs 

jSç,  rue  Saint-Jacques 

Taris 

j,  rue  Auher 

Taris 

La  Bibliothè^e 
Unhrersité  d'Ottawa 

Echéance 

Celii  fd  rapporte  an  vola  ne  après  la 
dernière  date  timbrée  d-desseos  devra 
pajrer  ane  amende  de  dnq  sons,  pins  un 
son  ponr  chaîne  joir  de  retard. 


The  library 
Umyersty  af  Ottawa 

Date  due 

For  failire  lo  rdnm  a  book  on  or  be- 
fore  tbe  last  date  stamped  below  tbere 
will  be  a  fine  of  five  cents,  and  an  extra 
charge  of  one  cent  for  each  additional  day. 


^-^ 


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CE  PO   2639 
.I5H4  1908 


U  D'  /  OF  OTTAWA 


I   III  II 


COLL  ROW  MODULE  SHELF  BOX  POS  C 
333  02   12   10   23  08  0